Correspondance de Voltaire/1761/Lettre 4490

La bibliothèque libre.
Correspondance : année 1761
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 235-236).
4490. — À M.  LE COMTE D’ARGENTAL.
À Ferney, 19 mars.

C’est pourtant aujourd’hui le jeudi de l’absoute, mes chers anges, et Lekain n’est point arrivé. J’ai ouï dire des choses qui percent le cœur. Est-il donc bien vrai que Lekain ait été en prison pour n’avoir eu un congé que de M.  le duc d’Aumont, et pour n’en avoir pas pris deux ? Mlle  Corneille avait appris trois rôles ; notre théâtre était tout arrangé, et surtout nous nous attendions à voir Lekain muni de vos lettres et de vos ordres. Toutes ces belles espérances ont été détruites par la noble sévérité du premier gentilhomme de la chambre.

J’espérais encore que Lekain m’apporterait une édition de ce Tancrède qui doit tant à vos bontés, et de cette petite vengeance que j’ai tirée de l’outrecuidance anglaise. Le Prault petit-fils est un petit drôle : il va criant que cette justification[1] de Corneille, que ce plaidoyer contre Shakespeare, que cette préférence donnée à la politesse française sur la barbarie anglaise, est un ouvrage de votre créature des Alpes.


Ce Prault est peu discret
D’avoir dit mon secret[2].


Ce Prault a joué d’un tour à Cramer. Il y un nouveau tome[3] tout garni de facéties : c’est Candide, Socrate, l’Écossaise, et choses hardies. « Envoyez-moi ce tome par la poste, écrit Prault à Cramer, afin que je juge de son mérite, et que je voie si je peux me charger de quinze cents de vos exemplaires. » Cramer envoie son tome comme un sot ; Prault l’imprime en deux jours, et probablement y met mon nom pour me faire brûler par Omer. Ah ! mes chers anges, que ce coquinet ôte mon nom ! Il ne faut pas être brûlé tous les six mois.

Mes chers anges, il est vrai que j’ai un beau sujet[4] que je pense pouvoir donner un peu de force à la tragédie française, que j’imagine qu’il y a encore une route, que je ressemble à l’ingénieur du roi de Narzingue[5] qui s’avisait de toutes sortes de sottises ; mais attendons le moment de l’inspiration pour travailler. Je suis à présent dans les horreurs de l’Histoire générale qu’on réimprime ; mais que de changements ! le tableau n’était qu’en miniature ; il est grand. Mes anges verront le genre humain dans toute sa turpitude, dans toute sa démence. Omer frémira ; je m’en moque : Omer n’aura jamais ni un aussi joli château que moi, ni de si agréables jardins. Vous saurez que j’ai fait des jardins qui sont comme la tragédie que j’ai en tête ; ils ne ressemblent à rien du tout. Des vignes en festons, à perte de vue ; quatre jardins champêtres, aux quatre points cardinaux ; la maison au milieu ; presque rien de régulier. Dieu merci ! ma tragédie sera plus régulière, mais aussi neuve. Laissez-moi faire ; plus je vieillis, plus je suis hardi. Mes chers anges, soyez aussi hardis ; faites jouer Oreste ; faites une brigue, je vous en prie ; qu’on entende les cris de Clytemnestre, que Clairon et Dumesnil joutent, que Lekain fasse frissonner : les comédiens me doivent cette complaisance. Vous m’allez dire : Fanime, Fanime ; eh bien ! il est vrai que Fanime, Énide, et le père, sont d’assez beaux rôles ; mais l’amant est benêt, soyez-en sûrs. Il faut que je donne une meilleure éducation à ce fat ; il faut du temps. J’ai l’Histoire générale et une demi-lieue de pays à défricher, et des marais à dessécher, et un curé à mettre aux galères : tout cela prend quelques heures d’un pauvre malade.

Voici une Èpître sur l’Agriculture dont vous ne vous soucierez point ; vous n’aimez pas la chose rustique, et j’en suis fou. J’aime mes bœufs, je les caresse, ils me font des mines. Je me suis fait faire une paire de sabots ; mais si vous faites jouer Oreste, je les troquerai contre deux cothurnes, sous l’ombrage de vos ailes.

Et vos yeux ? parlez-moi donc de vos yeux.

  1. L’Appel à toutes les nations de l’Europe ; voyez tome XXIV, page 191.
  2. Quinault, Alceste, acte I, scène iv.
  3. Il est intitulé Seconde Suite des Mélanges de littérature, d’histoire, et de philosophie.
  4. Ce sujet était celui de Don Pèdre.
  5. Voltaire désigne ainsi Maupertuis.