Correspondance de Voltaire/1761/Lettre 4590

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Correspondance : année 1761
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 340-341).

4590. — À M. FYOT DE LA MARCHE[1].
Au château de Ferney, par Genève, 26 juin 1761.

Il faut, monsieur, que je vous serve suivant votre goût ; il faut que je prenne la liberté de vous mettre à la tête d’une bonne action qui se fera dans votre Bourgogne. J’étais à Londres quand on apprit qu’il y avait une fille de Milton qui était dans la dernière pauvreté, et incontinent elle fut riche. J’ai mis dans ma tête de faire voir aux Anglais que nous savons comme eux honorer les beaux-arts et le sang des grands hommes. J’ai imaginé de faire une magnifique édition des tragédies de Pierre Corneille, avec des notes qui seront peut-être utiles aux étrangers, et même aux Français. Je finirai ma carrière en élevant un monument à mon maître, et en procurant un établissement à sa petite-fille. Le profit de l’édition sera pour elle et pour son père. Je n’ai pas beaucoup de bien libre ; mon malheureux château et mon église me ruinent, et Dieu seul me saura gré de cette église, car l’évêque allobroge ne m’en sait aucun. J’espère que la nation sera un peu plus contente de l’édition de Corneille. C’est presque le seul moyen de laisser à sa descendante une fortune digne d’elle. Toute l’Académie concourt à cette entreprise, et je me flatte que le roi sera à la tête des souscripteurs. Je souscris pour six exemplaires ; plusieurs académiciens en font autant, d’autres suivront. L’édition sera uniquement pour ceux qui auront souscrit ; on ne payera rien d’avance. Ce sera un monument qui restera dans la famille de chaque souscripteur. Ils permettront qu’on imprime leurs noms, parce que ces noms, qui seront les premiers du royaume, encourageront les autres. Je demande le vôtre et celui de monsieur votre fils ; M. de Ruffey donnera le sien. Je taxe M. de Brosses à deux exemplaires, à quarante livres pièce. C’est marché donné pour une terre qu’il m’a vendue un peu chèrement. Nos confrères les académiciens de Paris, qui ont à expier leur asservissement au cardinal de Richelieu et leur censure du Cid, doivent prendre plus d’exemplaires que les autres. Je ne demande pas que Messieurs de Dijon, qui ne sont point coupables, retiennent un aussi grand nombre d’exemplaires. Il suffira d’un ou deux pour chacun. Je voudrais que l’évêque fût du nombre ; l’auteur de Polyeucte le mérite.

Je vous recommande Corneille et son sang ; je finis, car Cinna et Cornélie m’appellent : il faut faire oublier toutes nos médiocrités de ce siècle en rendant justice aux chefs-d’œuvre du siècle de Louis XIV.

Permettez-moi la liberté de vous embrasser et de vous assurer de mon très-tendre respect.


Voltaire.
  1. Éditeur, Th. Foisset.