Correspondance de Voltaire/1761/Lettre 4607

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Correspondance : année 1761
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 364-366).

4607. — À M.  LE DUC DE CHOISEUL[1].
13 juillet.

Monseigneur, vous savez qu’au sortir du grand conseil tenu pour le testament du roi d’Espagne, Louis XIV rencontra quatre de ses filles qui jouaient, et leur dit : « Eh bien ! quel parti prendriez-vous à ma place ? » Ces jeunes princesses dirent leur avis au hasard. Le roi leur répliqua : « De quelque avis que je sois, j’aurai des censeurs. »

Vous daignez en user avec moi, vieux radoteur, comme Louis XIV avec ses enfants. Vous voulez que je bavarde, bavarde, et que je compile, compile. Vos bontés, et ma façon d’être, qui est sans conséquence, me donnent toujours le droit que Gros-Jean prenait avec son curé.

D’abord je crois fermement que tous les hommes ont été, sont, et seront menés par les événements. Je respecte fort le cardinal de Richelieu ; mais il ne s’engagea avec Gustave-Adolphe que quand Gustave eut débarqué en Poméranie sans le consulter ; il profita de la circonstance. Le cardinal Mazarin profita de la mort du duc de Veymar ; il obtint l’Alsace pour la France, et le duché de Rethel pour lui.

Louis XIV ne s’attendait point, en faisant la paix de Ryswick, que son petit-fils[2] aurait, trois ans après, la succession de Charles-Quint. Il s’attendait encore moins que l’arrière-petit-fils[3] abandonnerait les Français pendant quatre ans aux déprédations de l’Angleterre, maîtresse de Gibraltar. Vous savez quel hasard fit la paix avec l’Angleterre, signée par ce beau lord Bolingbroke sur les belles fesses de Mme  Pulteney. Vous ferez comme tous les grands hommes de cette espèce, qui ont mis à profit les circonstances où ils se sont trouvés.

Vous avez eu la Prusse pour alliée, vous l’avez pour ennemie ; l’Autriche a changé de système, et vous aussi. La Russie ne mettait, il y a vingt ans, aucun poids dans la balance de l’Europe, et elle en met un considérable. La Suède a joué un grand rôle, et en joue un très-petit. Tout a changé et changera ; mais, comme vous l’avez dit, la France restera toujours un beau royaume, et redoutable à ses voisins, à moins que les classes des parlements n’y mettent la main. Vous savez que les alliés sont comme les amis qu’on appelait de mon temps au quadrille : on changeait d’amis à chaque coup.

Il me semble d’ailleurs que l’amitié de messieurs de Brandebourg a toujours été fatale à la France. Ils nous abandonnèrent au siège de Metz, fait par Charles-Quint. Ils prirent beaucoup d’argent de Louis XIV, et lui firent la guerre. Vous savez que Luc vous trahit deux fois[4] dans la guerre de 1741, et sûrement vous ne le mettrez pas en état de vous trahir une troisième. Sa puissance n’était alors qu’une puissance d’accident, fondée sur l’avarice de son père et sur l’exercice à la prussienne. L’argent amassé a disparu ; il est battu avec son exercice. Je ne crois pas qu’il reste quarante familles à présent dans son beau royaume de Prusse. La Poméranie est dévastée ; le Brandebourg, misérable ; personne n’y mange de pain blanc ; on n’y voit que de la fausse monnaie, et encore très-peu. Ses États de Clèves sont séquestrés ; les Autrichiens sont vainqueurs en Silésie. Il serait plus difficile à présent de le soutenir que de l’écraser. Les Anglais se ruinent à lui donner des secours indiscrets vers la Hesse, et, grâce au ciel, vous rendez ces secours inutiles. Voilà l’état des choses.

Maintenant, si on voulait parier, il faudrait, dans la règle des probabilités, parier trois contre un que Luc sera perdu avec ses vers, et ses plaisanteries, et ses injures, et sa politique, tout cela étant également mauvais.

Cette affaire finie, supposé qu’un coup de désespoir ne rétablisse pas ses affaires, et ne ruine pas les vôtres, tout finit en Allemagne. Vous avez un beau congrès, dans lequel vous êtes toujours garant du traité de Vestphalie, et j’en reviens toujours à dire que tous les princes d’Allemagne diront : Luc est tombé parce qu’il s’est brouillé avec la France ; c’est à nous d’avoir toujours la France pour protectrice. Certainement, après la chute de Luc, la reine de Hongrie ne viendra pas vous redemander ni Strasbourg, ni Lille, ni votre Lorraine. Elle attendra au moins dix ans, et alors vous lui lâcherez le Turc et le Suédois pour de l’argent, si vous en avez.

Le grand point est d’avoir beaucoup d’argent. Henri IV se prépara à se rendre l’arbitre de l’Europe en faisant faire des balances d’or par le duc de Sully. Les Anglais ne réussissent qu’avec des guinées et un crédit qui les décuple. Luc n’a fait trembler quelque temps l’Allemagne que parce que son père avait plus de sacs que de bouteilles dans ses caves de Berlin. Nous ne sommes plus au temps de Fabricius. C’est le plus riche qui l’emporte, comme, parmi nous, c’est le plus riche qui achète une charge de maître des requêtes, et qui ensuite gouverne l’État. Cela n’est pas noble, mais cela est vrai.

Les Russes m’embarrassent ; mais jamais l’Autriche n’aura de quoi les soudoyer deux ans contre vous.

L’Espagne m’embarrasse, car elle n’a pas grand’chose à gagner à vous débarrasser des Anglais ; mais au moins est-il sûr qu’elle aura plus de haine pour l’Angleterre que pour vous.

L’Angleterre m’embarrasse, car elle voudra toujours vous chasser de l’Amérique septentrionale ; et vous aurez beau avoir des armateurs, vos armateurs seront tous pris au bout de quatre ou cinq ans, comme on l’a vu dans toutes les guerres.

Ah ! monseigneur, monseigneur, il faut vivre au jour la journée quand on a affaire à des voisins. On peut suivre un plan chez soi, encore n’en suit-on guère. Mais quand on joue contre les autres, on écarte suivant le jeu qu’on a. Un système, grand Dieu ! celui de Descartes est tombé ; l’empire romain n’est plus ; Pompignan même perd son crédit : tout se détruit, tout passe. J’ai bien peur que dans les grandes affaires il n’en soit comme dans la physique : on fait des expériences, et on n’a point de système.

J’admire les gens qui disent : La maison d’Autriche va être bien puissante, la France ne pourra résister. — Eh ! messieurs, un archiduc vous a pris Amiens, Charles-Quint a été à Compiègne, Henri V d’Angleterre a été couronné à Paris. Allez, allez, on revient de loin ; et vous n’avez pas à craindre la subversion de la France, quelque sottise qu’elle fasse.

Quoi ! point de système ! Je n’en connais qu’un, c’est d’être bien chez soi ; alors tout le monde vous respecte.

Le ministre des affaires étrangères dépend de la guerre et de la finance ; ayez de l’argent et des victoires, alors le ministre fait tout ce qu’il veut.

  1. Etienne-François, né en 1719, mort en 1785.
  2. Philippe V.
  3. Ferdinand VI.
  4. En juin 1742, et en décembre 1745.