Correspondance de Voltaire/1761/Lettre 4719
Vous dites, monseigneur le maréchal, que mes lettres ne sont point gaies. M. le duc de Villars m’en a averti ; mais il se porte bien, il digère, il s’en retourne gros et gras. Ce n’est guère qu’à ces conditions qu’on est de bonne humeur. D’ailleurs il n’a rien à faire, et moi, je compile, compile. Je veux laisser un petit monument des sottises humaines, à commencer par notre guerre, et à finir par Malagrida. Si je ne vous écris point, j’écris au moins quelques pages sur votre compte. Vous clorez, s’il vous plaît, le siècle de Louis XIV, car vous êtes né sous lui ; vous êtes du bon temps. Songez donc qu’un homme qui vit dans les Alpes, qui fait de l’histoire et des tragédies, doit être un homme un peu sérieux. Je ne vous ennuie point de mes rêveries, car vous, qui êtes très-gai, vous affubleriez votre serviteur de quelque bonne plaisanterie qui dérangerait ma gravité.
On dit qu’il ne faut pas pendre le prédicant de Caussade[1], parce que c’en serait trop de griller des jésuites à Lisbonne, et de pendre des pasteurs évangéliques en France. Je m’en remets sur cela à votre conscience.
Rosalie[2] m’intéresse davantage, si elle est bonne actrice : mais des acteurs ! des acteurs ! donnez-nous-en donc. Nous ne sommes pas dans le siècle brillant des hommes. Mlle Clairon et Mlle Duchapt[3] soutiennent la gloire de la France ; mais ce n’est pas assez : nous dégringolons furieusement. Jouissez de votre gloire, de votre considération, et des plaisirs présents, et des plaisirs passés. Plus j’y pense, plus je me confirme dans l’idée que, de tous les Français qui existent, c’est vous qui avez reçu le meilleur lot. Cela me flatte, cela m’enorgueillit au pied de mes montagnes : car je vous serai toujours attaché avec le plus tendre respect, sain ou malade, triste ou gai, honoré de vos lettres ou négligé.
Mme Denis se joint à moi.