Aller au contenu

Correspondance de Voltaire/1761/Lettre 4723

La bibliothèque libre.
Correspondance : année 1761
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 494-495).

4723. — À M. HENNIN.
Au château de Ferney en Bourgogne, par Genève, 26 octobre.

Pardon, monsieur, de vous remercier si tard du souvenir dont vous m’honorez, et de ne vous pas répondre de ma main. Mes yeux souffrent beaucoup, et mon corps bien davantage. Je ne ressemble point du tout à vos seigneurs polonais qui vont dîner à trente lieues de chez eux. Il y a bien longtemps que je ne suis sorti d’un petit château que j’ai fait bâtir à une lieue des Délices. J’y achève tout doucement ma carrière ; et parmi les espérances qui nous bercent toujours, je me flatte de celle de vous revoir à votre retour de Pologne : car j’imagine que vous ne resterez pas là toujours. Ni M. le marquis de Paulmy, ni vous, n’avez l’air d’un Sarmate. L’abbé de Châteauneuf, qui était trois fois gros comme vous deux ensemble, disait qu’il avait été envoyé de Pologne pour boire. Je ne pense pas que vous soyez des négociateurs de ce genre-là.

Quand M. de Paulmy voudra tourner ses pas vers le midi, je lui conseillerai de faire comme monsieur son beau-père[1], qui a eu la bonté de venir passer quelques jours dans mon ermitage. Je présenterai requête à son gendre pour obtenir la même faveur. Nous lui donnerons la comédie sur un théâtre que j’ai fait bâtir, et nous lui ferons entendre la messe dans une église que j’achève, et pour laquelle le saint-père m’a envoyé des reliques. Vous voyez que rien ne vous manquera, ni pour le sacré ni pour le profane.

Je vous avoue que j’aimerais mieux que vous fussiez à Berne qu’à Varsovie ; mais M. le marquis de Paulmy a eu la rage de se faire slavon : il faut lui pardonner cette petite mièvreté.

Vous avez sans doute lu, monsieur, le Mémoire historique de la négociation avec l’Angleterre[2], imprimé au Louvre. Quelque honorable que soit cette négociation pour notre cour, j’aimerais mieux un mémoire imprimé de cent vaisseaux de ligne, garnis de canons, et arrivés à Boston ou à Madras. Vos Polonais ne sont pas du moins dans le cas d’avoir perdu leur marine. Il est vrai qu’ils sont un peu les très-humbles et très-obéissants serviteurs des Russes ; mais ils ont leur liberum veto et du vin de Tockai. Je suis facile pour la liberté, que j’aime de tout mon cœur, que cette liberté même empêche la Pologne d’être puissante. Toutes les nations se forment tard ; je donne encore cinq cents ans aux Polonais pour faire des étoffes de Lyon et de la porcelaine de Sèvres.

Adieu, monsieur ; conservez-moi vos bontés ; faites souvenir de moi votre gros ambassadeur, et soyez persuadé du tendre et respectueux attachement avec lequel je serai toute ma vie, monsieur, votre très-humble et très-obéissant serviteur.

  1. Le président de La Marche.
  2. Voyez une nore sur la lettre 4724.