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Correspondance de Voltaire/1761/Lettre 4734

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Correspondance : année 1761
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 510-511).

4734. — DE FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
Streblen, novembre.

Le solitaire des Délices ne se rira-t-il pas de moi et de tous les envois que je lui fais ? Voici une pièce[1] que j’ai faite pour Catt ; elle n’est pas dans le goût de mes élégies, que vous avez la bonté de caresser. Ce bon enfant, me voyant toujours avec mes stoïciens, me soutint, il y a quelques jours, que ces beaux messieurs n’aidaient point dans l’infortune ; que Gresset, le Lutrin de Boileau, Chaulieu, vos ouvrages, convenaient mieux à ma triste situation que mes bavards philosophes dont on pourrait se passer, surtout lorsqu’on avait soi-même cette force d’âme qu’ils ne donnent et ne peuvent pas donner. Je lui fis mes humbles représentations. Il tint bon ; et, quelques jours après notre belle conversation, je lui décochai cette épître. Comme il me fallait une satisfaction du mal qu’il avait dit de mes stoïciens, je l’ai badiné sur quelques belles dames auxquelles il avait fait violemment tourner la tête. Les poëtes se permettent des exagérations, et ne s’en font aucun scrupule ; aussi l’ai-je dépeint courant de conquêtes en conquêtes, ce qui, au fond, n’est pas trop dans son caractère et dans la trempe de son âme. Ne direz-vous pas, mon cher ermite, que je suis un vieux fou de m’occuper, dans les circonstances où je me trouve, de choses aussi frivoles ? Mais j’endors ainsi mes soucis et mes peines. Je gagne quelques instants ; et ces instants, hélas ! passés si vite, le diable reprend tous ses droits. Je me prépare à partir pour Breslau[2], et pour y faire mes arrangements sur les héroïques boucheries de l’année prochaine. Priez pour un don Quichotte qui doit guerroyer sans cesse, et qui n’a aucun repos à espérer tant que l’acharnement de ses ennemis le persécutera. Je souhaite à l’auteur d’Alzire et de Mérope cette tranquillité dont me prive ma malheureuse étoile. Vale.


Fédéric.

  1. Cette pièce, intitulée Épître à Catt sur le tableau de la vie, fait partie des Œuvres posthumes de Frédéric II.
  2. Frédéric y arriva le 9 décembre.