Correspondance de Voltaire/1768/Lettre 7257

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Correspondance : année 1768GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 39-41).
7257. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
6 mai.

Mon divin ange, le mémoire de votre infant[1] m’a paru modéré et ferme. Voilà donc la seconde guerre de Parme et du Saint-Siège ! Quand les Barberins firent la première, il firent jurer aux soldats de rapporter tous leurs fusils quand la paix serait faite, comptant bien qu’il n’y aurait aucun homme de tué ni de fusil perdu. Les choses ne se seraient pas passées ainsi du temps de Grégoire VII ou d’Innocent IV ; ils auraient dit comme Jodelet à l’infant :

Petit cadet d’infant, vous aurez cent nasardes :
Car, me devant respect, et l’ayant mal gardé,
Le moindre châtiment c’est d’être nasardé.

Il faut espérer que Rezzonico, qui a un nez à la vénitienne, et qui n’a pas le nez fin, recevra seul les croquignoles.

J’ai eu pendant trois jours M. le marquis de Mora, que vous connaissez. Je vous prie de faire une brigue pour qu’on l’associe quelque jour au ministère d’Espagne. Je vous réponds qu’il aidera puissamment le comte d’Aranda, son beau-père, à faire un nouveau siècle. Les Espagnols avancent quand nous reculons. Ils ont fait plus de progrès en deux ans que nous n’en avons fait en vingt. Ils apprennent le français pour lire les ouvrages nouveaux qu’on proscrit en France. On a rogné jusqu’au vif les griffes de l’Inquisition ; elle n’est plus qu’un fantôme. L’Espagne n’a ni jésuites ni jansénistes. La nation est ingénieuse et hardie ; c’est un ressort que la plus infâme superstition avait plié pendant six siècles, et qui reprend une élasticité prodigieuse. Je suis fâché de voir qu’en France la moitié de la nation soit frivole et l’autre barbare. Ces barbares sont les jansénistes. Votre ministère ne les connaît pas assez. Ce sont des presbytériens plus dangereux que ceux d’Angleterre. De quoi ne sont pas capables des cerveaux fanatiques qui ont soutenu les convulsions pendant quarante années ? Il est cruel d’être exposé aux loups, quand on est défait des renards.

Informez-vous, je vous en prie, du personnage qui a pris le nom de Chiniac La Bastide Duclos[2], avocat au parlement, et qui est auteur des Commentaires sur le Discours des libertés gallicanes de l’abbé de Fleury. C’est un énergumène qui établit le presbytérianisme tout cru ; il est de plus calomniateur très-insolent, à la manière janséniste. Eux et leurs adversaires calomnient également bien, le tout pour la gloire de Dieu et la propagation du saint Évangile.

Comme vous ne voyez aucun de ces cuistres, vous pourriez vous mettre au fait par M. l’abbé de Chauvelin.

Je sais que la bonne compagnie méprise si fort tous ces animaux-là qu’elle ne s’informe pas seulement s’ils existent. Les femmes se promènent aux Tuileries, sans s’inquiéter si les chenilles rongent les feuilles. Cette bonne compagnie de Paris est fort agréable, mais elle ne sert précisément à rien. Elle soupe, elle dit de bons mots, et pendant ce temps-là les énergumènes excitent la canaille, canaille composée à Paris d’environ quatre cent mille âmes, ou soi-disant telles.

L’autre tripot, j’entends celui de la Comédie, est, quoi que vous en disiez, mon cher ange, dans un état déplorable. Voilà vingt femmes qui se présentent, et pas un homme : et encore aucune de ces femmes n’est bonne que pour le métier où elles réussissent toutes, et qu’on ne fait pas devant le public.

M. le duc de Choiseul a envoyé seize officiers dans mon hameau ; domandavo acqua, non tempesta[3]. Quand j’arrivai dans ce désert, on n’aurait pu y loger quatre sergents. Tous les officiers y sont assez à leur aise, mais l’église est devenue trop petite : il faut l’agrandir et édifier mes paroissiens. J’y fais prier Dieu pour la santé de la reine. J’ai déjà été exaucé sur celle de Mme d’Argental. Puisse-t-elle longtemps jouir avec vous de la vie la plus heureuse ! Pour moi, tant que je respirerai, je conserverai pour vous deux mon culte de dulie.

  1. Ferdinand, duc de Parme.
  2. Discours sur les libertés de l’Église gallicane, par M. l’abbé Fleury, avec un commentaire, par M. l’abbé de *** de ***, au delà îles monts, a l’enseigne de la Vérité, 1765, in-12. Le commentateur est Chiniac de La Bastide Duclos, né près de Brives, le 5 mai 1741.
  3. C’est l’exclamation d’un paysan italien qui demandait au ciel de la pluie, et non de l’orage.