Correspondance de Voltaire/1768/Lettre 7260

La bibliothèque libre.
Correspondance : année 1768GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 42-44).
7260. — À M. DE CHABANON.
À Ferney. 18 mai.

Il n’y a pas de milieu, mon cher ami, vous le savez, vous le voyez, vous en convenez ; il faut que l’amour domine ou qu’il soit exclu. Tous les dieux sont jaloux, et surtout celui-là. C’est bien lui qui demande un culte sans partage. Vous pouvez faire d’Eudoxie une tragédie vigoureuse et sublime, en vous contentant honnêtement de peindre la veuve d’un empereur assassiné, une fille qui voit mourir son père, une mère qui tremble pour son fils. Encore une fois, cela est beau, cela est grand, et ceux qui aiment la vénérable antiquité vous en sauront beaucoup de gré. Mais vous êtes amoureux, mon cher ami, et vous voulez que votre héroïne le soit ; vous avez dit : Faciamus Eudoxiam ad imaginem… nostram[1]. De tendres cœurs vous ont encouragé ; vous avez voulu mêler l’amour au plus grand et au plus terrible intérêt. Sancho-Pança vous dirait qu’on ne peut pas ménager la chèvre et les choux.

Si vous voulez absolument de l’amour, changez donc une grande partie de la pièce ; mais alors je vous avertis que vous retombez dans le commun des martyrs, que vous vous privez de tous les beaux détails, de tous les grands tableaux que votre ouvrage comportait.

Je penserai toujours que vous pouvez faire un rôle admirable de l’ambassadeur ; il peut et il doit faire trembler Eudoxie pour son fils : c’est là la véritable politique d’un homme d’État, de faire craindre un meurtre qu’il n’aurait pas même intention de commettre. Je ne vois pas trop quel intérêt aurait ce Genséric de conserver le fils de Valentinien ; mais il a certainement un très-grand intérêt de déterminer Eudoxie à se joindre à lui, par la crainte qu’il doit lui inspirer pour la vie de son fils. Rien n’est si naturel, et surtout dans un barbare tel que Genséric : l’histoire en fournit cent exemples. Je ne me souviens plus quelle était la femme qui défendait sa ville contre des assiégeants qui étaient déjà sur la brèche, et qui lui montraient son fils prisonnier, prêt à périr si elle ne se rendait pas ; elle troussa bravement sa cotte : « Voilà, dit-elle, qui en fera d’autres. »

Je vous demande en grâce de me faire tenir vos Commentaires sur Pindare[2] quand ils seront imprimés.

À l’égard de la musique d’opéra, mon cher ami, il faut du génie et des acteurs ; ce sont deux choses peu communes. Ne doutez pas que je ne fasse pour le péché originel tout ce que vous croirez convenable. Notre aimable musicien[3] peut m’envoyer tous les canevas qu’il voudra, je les remplirai comme je pourrai, bien persuadé que le pauvre diable de poëte doit être l’esclave du musicien comme du public.

Je vous remercie tendrement de votre acharnement pour Pandore ; mais ayez-en cent fois plus pour Eudoxie ; ne l’oubliez que deux mois pour la reprendre avec fureur ; soyez terrible et sublime autant que vous êtes aimable.

Je vous envoie une fadaise[4] l’adresse que vous m’indiquez. Je vous envoie cette lettre en droiture, afin que vous soyez averti[5].

  1. Expressions de la Genèse, i, 26.
  2. Le Discours sur Pindare et sur la poésie lyrique, avec la traduction de quelques odes, par Chabanon, parut en 1769, in-8°.
  3. Philidor ; voyez tome XLV, pages 527 et 548.
  4. Probablement la Guerre civile de Genève ; voyez tome IX.
  5. Toutes les éditions, depuis celle de Kehl, donnent ici comme une lettre à Thieriot un fragment d’une lettre que Voltaire fit imprimer dans l’article Ana des Questions sur l’Encyclopédie (voyez tome XVII, page 215) ; elle est du 7 mai 1762, et adressée à Damilaville. (B.)