Correspondance de Voltaire/1768/Lettre 7276

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Correspondance : année 1768GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 55-56).
7276. — À M. DE MONTAUDOIN[1].
Ferney, 2 juin.

Jusqu’à présent je ne pouvais pas me vanter d’avoir heureusement conduit ma petite barque dans ce monde ; mais, puisque vous daignez donner mon nom à un de vos vaisseaux, je défierai désormais toutes les tempêtes. Vous me faites un honneur dont je ne suis pas certainement digne, et qu’aucun homme de lettres n’avait jamais reçu. Moins je le mérite, et plus j’en suis reconnaissant. On a baptisé jusqu’ici les navires des noms de Neptune, des Tritons, des Sirènes, des Griffons, des ministres d’État, ou des saints, et ces derniers surtout sont toujours arrivés à bon port ; mais aucun n’avait été baptisé du nom d’un faiseur de vers et de prose.

Si j’étais plus jeune, je m’embarquerais sur votre vaisseau, et j’irais chercher quelque pays où l’on ne connût ni le fanatisme ni la calomnie. Je pourrais encore, si vous vouliez, débarquer en Corse ou à Civita-Vecchia les jésuites Patouillet et Nonotte, avec l’ami Fréron ci-devant jésuite. Il ne serait pas mal d’y joindre quelques convulsionnaires ou convulsionnistes. On mettait autrefois, dans certaines occasions, des singes et des chats dans un sac, et on les jetait ensemble à la mer.

Je m’imagine que les Anglais me laisseraient librement passer sur toutes les mers, car ils savent que j’ai toujours eu du goût pour eux et pour leurs ouvrages. Ils prirent, dans la guerre de 1741, un vaisseau espagnol tout chargé de bulles de la Cruzade, d’indulgences, et d’Agnus Dei. Je me flatte que votre vaisseau ne porte point de telles marchandises ; elles procurent une très-grande fortune dans l’autre monde, mais il faut d’autres cargaisons dans celui-ci.

Si le patron va aux Grandes-Indes, je le prierai de se charger d’une lettre pour un brame[2] avec qui je suis en correspondance, et qui est curé à Bénarès sur le Gange. Il m’a prouvé que les brames ont plus de quatre mille ans d’antiquité. C’est un homme très-savant et très-raisonnable : il est d’ailleurs beaucoup plus baptisé que nous, car il se plonge dans le Gange toutes les bonnes fêtes. J’ai dans ma solitude quelques correspondances assez éloignées, mais je n’en ai point encore eu qui m’ait fait plus d’honneur et plus de plaisir que la vôtre.

Je n’ai pu vous écrire de ma main, étant très-malade ; mais cette main tremblante vous assure que je serai jusqu’au dernier moment de ma vie, monsieur, votre, etc.

  1. De La Touche Montaudoin, négociant à Nantes, était correspondant de l’Académie des sciences de Paris. Il avait donné à l’un de ses bâtiments le nom de Voltaire ; ce qui fournit à Voltaire le sujet de son épître À mon vaisseau ; voyez tome X, page 395.
  2. Celui dont Voltaire a parlé tome XI, page 492.