Correspondance de Voltaire/1768/Lettre 7286

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Correspondance : année 1768GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 63-64).
7286. — DE M. D’ALEMBERT.
15 juin.

Mon cher maître, mon cher confrère, mon cher ami, avez-vous lu une brochure qui a pour titre Examen de l’histoire de Henri IV, par M. de Bury[1] ? Cet homme semble avoir pris pour devise :

Tros Rutulusve fuat[2] ;


Je ne parle point de Bury, qui n’en vaut pas la peine, mais de son critique. Il ne vous a pas même épargné ; il prétend que vous avez écrit l’histoire en poëte, et que nous n’avons pas un seul historien. À ces deux sottises près, il me semble que cet ouvrage contient des vérités utiles, mais un peu dangereuses pour celui qui les a dites. Ce qui me console, c’est qu’on ne vous attribuera pas ce livre-là, puisque l’auteur ne vous épargne pas plus que les autres. Avez-vous lu la Profession de foi des théistes[3], adressée au roi de Prusse ? Cet ouvrage m’a fait plaisir. Si on s’avise de dire qu’il est de vous, il faudra répondre à cette sottise comme on a fait à tant d’autres, et comme le capucin Valérien répondait aux jésuites : Mentiris impudentissime[4]. À propos de cet ouvrage et des autres de la même espèce, il me semble qu’on n’a pas fait assez d’attention au chapitre ix d’Esther, qui contient une négociation curieuse de cette princesse avec son imbécile mari, pour exterminer les sujets dudit prince imbécile. Je crois que ce chapitre pourrait tenir assez bien sa place dans quelqu’une des brochures que Marc-Michel Rey imprime tous les mois.

On dit, mais je ne saurais le croire, que M. de Choiseul est fort irrité des brocards qu’on lance sur l’apostat La Bletterie. Vous devriez bien lui en dire un mot, et lui faire sentir combien il serait indigne de lui de protéger de pareils hommes. J’avoue que Dieu fait briller son soleil sur les décrotteurs comme sur les rois, mais il n’empêche pas qu’on ne jette de la boue aux décrotteurs insolents.

Nota bene que c’est un honnête docteur en Sorbonne qui m’a indiqué le neuvième chapitre d’Esther comme un des endroits les plus édifiants de l’histoire charmante du peuple juif.

Adieu, mon cher ami ; je vous écris au chevet du lit de votre ami Damilaville, qui souffre comme un diable d’une sciatique. Je ne sais pourquoi ce meilleur des mondes possibles est infecté de tant de sciatiques, de tant de v…, et surtout de tant de sottises. Vale et me ama. Je vous embrasse de tout mon cœur.

  1. Voyez 1 notes, tome XV, page 532 ; et XXIX, 265.
  2. Æn., X, 108.
  3. Tome XXVII, page 55.
  4. Pascal, 15e de ses Lettres provinciales.