Correspondance de Voltaire/1768/Lettre 7300

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Correspondance : année 1768GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 78-84).
7300. — À M. HORACE WALPOLE[1].
À Ferney, le 15 juillet.

Monsieur, il y a quarante ans que je n’ose plus parler anglais, et vous parlez notre langue très-bien. J’ai vu des lettres de vous, écrites comme vous pensez. D’ailleurs mon âge et mes maladies ne me permettent pas d’écrire de ma main. Vous aurez donc mes remerciements dans ma langue.

Je viens de lire la préface de votre Histoire de Richard III, elle me paraît trop courte. Quand on a si visiblement raison, et qu’on joint à ses connaissances une philosophie si ferme et un style si mâle, je voudrais qu’on me parlât plus longtemps. Votre père était un grand ministre et un bon orateur, mais je doute qu’il eût pu écrire comme vous. Vous ne pouvez pas dire : Quia pater major me est[2].

J’ai toujours pensé comme vous, monsieur, qu’il faut se délier de toutes les histoires anciennes. Fontenelle, le seul homme du siècle de Louis XIV qui fut à la fois poète, philosophe, et savant, disait qu’elles étaient des fables convenues ; et il faut avouer que Rollin a trop compilé de chimères et de contradictions.

Après avoir lu la préface de votre histoire, j’ai lu celle de votre roman[3]. Vous vous y moquez un peu de moi : les Français entendent raillerie ; mais je vais vous répondre sérieusement.

Vous avez presque fait accroire à votre nation que je méprise Shakespeare. Je suis le premier qui aie fait connaître Shakespeare aux Français ; j’en traduisis des passages, il y a quarante ans[4], ainsi que de Milton, de Waller, de Rochester, de Dryden, et de Pope. Je peux vous assurer qu’avant moi personne en France ne connaissait la poésie anglaise ; à peine avait-on entendu parler de Locke. J’ai été persécuté pendant trente ans par une nuée de fanatiques, pour avoir dit que Locke est l’Hercule de la métaphysique, qui a posé les bornes de l’esprit humain[5].

Ma destinée a encore voulu que je fusse le premier qui aie expliqué à mes concitoyens les découvertes du grand Newton, que quelques personnes parmi nous appellent encore des systèmes. J’ai été votre apôtre et votre martyr : en vérité, il n’est pas juste que les Anglais se plaignent de moi.

J’avais dit, il y a très-longtemps, que si Shakespeare était venu dans le siècle d’Addison, il aurait joint à son génie l’élégance et la pureté qui rendent Addison recommandable. J’avais dit que son génie était à lui, et que ses fautes étaient à son siècle. Il est précisément, à mon avis, comme le Lope de Vega des Espagnols, et comme le Calderon. C’est une belle nature, mais bien sauvage ; nulle régularité, nulle bienséance, nul art, de la bassesse avec de la grandeur, de la bouffonnerie avec du terrible ; c’est le chaos de la tragédie, dans lequel il y a cent traits de lumière.

Les Italiens, qui restaurèrent la tragédie un siècle avant les Anglais et les Espagnols, ne sont point tombés dans ce défaut : ils ont mieux imité les Grecs. Il n’y a point de bouffons dans l’Œdipe et dans l’Electre de Sophocle. Je soupçonne fort que cette grossièreté eut son origine dans nos fous de cour. Nous étions un peu barbares tous tant que nous sommes en deçà des Alpes. Chaque prince avait son fou en titre d’office. Des rois ignorants, élevés par des ignorants, ne pouvaient connaître les plaisirs nobles de l’esprit : ils dégradèrent la nature humaine au point de payer des gens pour leur dire des sottises. De là vint notre Mère sotte : et, avant Molière, il y avait toujours un fou de cour dans presque toutes les comédies : cette mode est abominable.

J’ai dit, il est vrai, monsieur, ainsi que vous le rapportez, qu’il y a des comédies sérieuses, telles que le Misanthrope, lesquelles sont des chefs-d’œuvre ; qu’il y en a de très-plaisantes, comme George Dandin ; que la plaisanterie, le sérieux, l’attendrissement, peuvent très-bien s’accorder dans la même comédie. J’ai dit que tous les genres sont bons, hors le genre ennuyeux[6]. Oui, monsieur ; mais la grossièreté n’est point un genre. Il y a beaucoup de logements dans la maison de mon père ; mais je n’ai pas prétendu qu’il fût honnête de loger dans la même chambre Charles-Quint et don Japhet d’Arménie, Auguste et un matelot ivre, Marc-Aurèle et un bouffon des rues. Il me semble qu’Horace pensait ainsi dans le plus beau des siècles : consultez son Art poétique. Toute l’Europe éclairée pense de même aujourd’hui ; et les Espagnols commencent à se défaire à la fois du mauvais goût comme de l’Inquisition : car le bon esprit proscrit également l’un et l’autre.

Vous sentez si bien, monsieur, à quel point le trivial et le bas défigurent la tragédie que vous reprochez à Racine de faire dire à Antiochus, dans Bérénice[7]:

De son appartement cette porte est prochaine,
Et cette autre conduit dans celui de la reine.

Ce ne sont pas là certainement des vers héroïques ; mais ayez la bonté d’observer qu’ils sont dans une scène d’exposition, laquelle doit être simple. Ce n’est pas là une beauté de poésie, mais c’est une beauté d’exactitude qui fixe le lieu de la scène, qui met tout d’un coup le spectateur au fait, et qui l’avertit que tous les personnages paraîtront dans ce cabinet, lequel est commun aux autres appartements ; sans quoi il ne serait point vraisemblable que Titus, Bérénice et Antiochus, parlassent toujours dans la même chambre.

Que le lieu de la scène y soit fixe et marqué,


dit le sage Despréaux, l’oracle du bon goût, dans son Art poétique[8], égal pour le moins à celui d’Horace. Notre excellent Racine n’a presque jamais manqué à cette règle ; et c’est une chose digne d’admiration qu’Athalie paraisse dans le temple des Juifs, et dans la même place où l’on a vu le grand prêtre, sans choquer en rien la vraisemblance.

Vous pardonnerez encore plus, monsieur, à l’illustre Racine, quand vous vous souviendrez que la pièce de Bérénice était en quelque façon l’histoire de Louis XIV et de votre princesse anglaise, sœur de Charles second. Ils logeaient tous deux de plain-pied à Saint-Germain, et un salon séparait leurs appartements.

Je remarquerai en passant que Racine fit jouer sur le théâtre les amours de Louis XIV avec sa belle-sœur, et que ce monarque lui en sut très-bon gré[9] : un sot tyran aurait pu le punir. Je remarquerai encore que cette Bérénice si tendre, si délicate, si désintéressée, à qui Racine prétend que Titus devait toutes ses vertus, et qui fut sur le point d’être impératrice, n’était qu’une Juive insolente et débauchée, qui couchait publiquement avec son frère Agrippa second. Juvénal l’appelle barbare incestueuse. J’observe, en troisième lieu, qu’elle avait quarante-quatre ans quand Titus la renvoya. Ma quatrième remarque, c’est qu’il est parlé de cette maîtresse juive de Titus dans les Actes des apôtres[10]. Elle était encore jeune lorsqu’elle vint, selon l’auteur des Actes voir le gouverneur de Judée Festus, et lorsque Paul, étant accusé d’avoir souillé le temple, se défendait en soutenant qu’il était toujours bon pharisien. Mais laissons là le pharisianisme de Paul et les galanteries de Bérénice. Revenons aux règles du théâtre, qui sont plus intéressantes pour les gens de lettres.

Vous n’observez, vous autres libres Bretons, ni unité de lieu, ni unité de temps, ni unité d’action. En vérité, vous n’en faites pas mieux ; la vraisemblance doit être comptée pour quelque chose. L’art en devient plus difficile, et les difficultés vaincues donnent en tout genre du plaisir et de la gloire.

Permettez-moi, tout Anglais que vous êtes, de prendre un peu le parti de ma nation. Je lui dis si souvent ses vérités qu’il est bien juste que je la caresse quand je crois quelle a raison. Oui, monsieur, j’ai cru, je crois, et je croirai que Paris est très-supérieur à Athènes en fait de tragédies et de comédies. Molière, et même Regnard, me paraissent l’emporter sur Aristophane, autant que Démosthène l’emporte sur nos avocats. Je vous dirai hardiment que toutes les tragédies grecques me paraissent des ouvrages d’écoliers, en comparaison des sublimes scènes de Corneille, et des parfaites tragédies de Racine. C’était ainsi que pensait Boileau lui-même, tout admirateur des anciens qu’il était. Il n’a fait nulle difficulté d’écrire au bas du portrait de Racine que ce grand homme avait surpassé Euripide et balancé Corneille[11].

Oui, je crois démontrer qu’il y a beaucoup plus d’hommes de goût à Paris que dans Athènes. Nous avons plus de trente mille âmes à Paris qui se plaisent aux beaux-arts, et Athènes n’en avait pas dix mille ; le bas peuple d’Athènes entrait au spectacle, et il n’y entre pas chez nous, excepté qu’on lui donne un spectacle gratis, dans des occasions solennelles ou ridicules. Notre commerce continuel avec les femmes a mis dans nos sentiments beaucoup plus de délicatesse, plus de bienséance dans nos mœurs, et plus de finesse dans notre goût. Laissez-nous notre théâtre, laissez aux Italiens leurs favole boscareccie ; vous êtes assez riches d’ailleurs.

De très-mauvaises pièces, il est vrai, ridiculement intriguées, barbarement écrites, ont pendant quelque temps à Paris des succès prodigieux, soutenus par la cabale, l’esprit de parti, la mode, la protection passagère de quelques personnes accréditées. C’est l’ivresse du moment ; mais en très-peu d’années l’illusion se dissipe. Don Japhet d’Arménie et Jodelet[12] sont renvoyés à la populace, et le Siège de Calais[13] n’est plus estimé qu’à Calais.

Il faut que je vous dise encore un mot sur la rime que vous nous reprochez. Presque toutes les pièces de Dryden sont rimées ; c’est une difficulté de plus. Les vers qu’on retient de lui, et que tout le monde cite, sont rimés : et je soutiens encore que Cinna, Athalie, Phèdre, Iphigènie, étant rimées, quiconque voudrait secouer ce joug, en France, serait regardé comme un artiste faible qui n’aurait pas la force de le porter.

En qualité de vieillard, je vous dirai une anecdote. Je demandais un jour à Pope[14] pourquoi Milton n’avait pas rimé son poëme, dans le temps que les autres poëtes rimaient leurs poëmes, à l’imitation des Italiens ; il me répondit : Because he could not.

Je vous ai dit, monsieur, tout ce que j’avais sur le cœur. J’avoue que j’ai fait une grosse faute, en ne faisant pas attention que le comte Leicester[15] s’était d’abord appelé Dudley ; mais, si vous avez la fantaisie d’entrer dans la chambre des pairs et de changer de nom, je me souviendrai toujours du nom de Walpole avec l’estime la plus respectueuse.

Avant le départ de ma lettre, j’ai eu le temps, monsieur, de lire votre Richard III. Vous seriez un excellent attorney general. Vous pesez toutes les probabilités ; mais il paraît que vous avez une inclination secrète pour ce bossu. Vous voulez qu’il ait été beau garçon, et même galant homme. Le bénédictin Calmet a fait une dissertation pour prouver que Jésus-Christ avait un fort beau visage. Je veux croire avec vous que Richard III n’était ni si laid ni si méchant qu’on le dit ; mais je n’aurais pas voulu avoir affaire à lui. Votre rose blanche et votre rose rouge avaient de terribles épines pour la nation.

Those gracious kings are all a pack of rogues.

En vérité, en lisant l’histoire des York, des Lancastre, et de bien d’autres, on croit lire l’histoire des voleurs de grands chemins. Pour votre Henri VII, il n’était qu’un coupeur de bourse, etc.[16].

Je suis avec respect, etc.

  1. En réponse à la lettre du 6 juin (n° 7277), Horace Walpole se hâta d’envoyer son ouvrage sur Richard III à Voltaire, et fit précéder son envoi d’une lettre écrite en anglais a la date du 21 juin. Nous en traduisons ou plutôt imitons quelques passages.

    Après s’être excusé d’écrire en anglais, dans la crainte, dit Walpole, de ne pas bien rendre dans une langue qui lui est étrangère tous les sentiments dont il est pénétré, il témoigne à son célèbre correspondant la frayeur que lui fait éprouver le premier génie du monde, par son illustration dans les sciences, et assure que si ses propres écrits ont quelque mérite, ils le doivent entièrement à la lecture qu’il a faite de ceux de Voltaire : « Je suis loin, poursuit-il, de cet état de barbarie que vous me supposez, lorsque vous me dites dans votre lettre que vous m’êtes peut-être inconnu. Je me rappelle que la maison de mon père a été honorée, de votre présence ; mais, moi, je suis un homme fort ignoré. Si donc je n’ai rien a vous dire ou ma faveur, je puis au moins m’accuser près de vous. Il y a quelque temps que j’ai pris la liberté, en publiant quelques critiques, de trouver que vous n’aviez pas rendu justice à notre Shakespeare. Cette liberté peut sans doute être ignorée de vous ; je m’y suis abandonné dans la préface d’un roman de vos regards, mais que cependant j’aurai l’honneur de vous adresser, car sans cela je me regarderais comme indigne de recevoir vos lettres : je pourrais me rétracter ici et m’excuser auprès de vous ; mais n’ayant rien dit que je ne pense, rien d’inconvenant envers un gentleman, il y aurait de l’impertinence à moi si je pensais que mes observations aient pu vous offenser. Vous êtes, monsieur, autant au-dessus des hommes qui ont besoin de flatterie que je suis moi-même au-dessus de ceux qui flattent. »

  2. Jean, xiv, 28.
  3. Le Château d’Otrante.
  4. Dans les Lettres philosophiques, qui sont au tome XXII.
  5. Voltaire n’a pas dit textuellement cela dans la XIIIe de ses Lettres philosophiques, qui furent condamnées en 1734 ; voyez tome XXII.
  6. Dans la préface de l’Enfant prodigue ; voyez tome III.
  7. Acte I, scène i.
  8. Chant III, vers 38.
  9. Voltaire a dit (voyez tome XXXII, page 270) que Racine avait, composé sa pièce à la demande de la belle-sœur de Louis XIV, Henriette d’Angleterre.
  10. Chapitres xxv et xxvi.
  11. C’est le dernier vers du quatrain de Boileau pour le portrait de J. Racine.
  12. Comédies de Scarron.
  13. Tragédie de de Belloy.
  14. Voyez tome XXV, page 175.
  15. Voyez tome XII, page 473.
  16. Horace Walpole écrivit à la marquise du Deffant : « J’admire, comme vous, le style et le goût de Voltaire, mais je suis très-éloigné de me payer de ses raisonnements ; rien de plus faux et de plus frivole que ce qu’il donne pour des arguments dans la dernière lettre qu’il m’a adressée. Je n’ai jamais pensé de vanter notre théâtre, ni de lui donner la préférence sur le votre. J’ai préféré Shakespeare à lui Voltaire. C’est un faux-fuyant pour sa gloire blessée, quand il donne le change, et prétend que je mets Shakespeare au-dessus de Racine et de Corneille. Rien de plus faux que ce qu’il débite sur ses trente mille juges à Paris, exagération outrée. Je douterais fort que dans tout le monde il y eût trente mille personnes capables de juger les ouvrages de théâtre. Encore ne connaît-il pas son Athènes. Dans la lie du peuple athénien, le moindre petit artisan jugeait de l’élégance et de la pureté de sa langue, parce qu’il entrait au théâtre ; au lieu que Voltaire dit que les trente mille juges décident à Paris, parce que le bas peuple n’entre point au spectacle. Pour ses beautés d’exposition, je m’en moque. Quoi de plus trivial, de plus ennuyeux et de plus contraire à l’attente, ressort ingénieux pour exciter les passions, que ces froides expositions si usitées dans la première scène des tragédies ? Quelle petitesse de génie, que d’être réduit à décrire l’emplacement des appartements, de peur que l’audience ne s’arrête au milieu d’un grand intérêt pour examiner si une amante malheureuse devait entrer sur la scène par telle ou telle porte ! Il faudrait qu’il y eût force maîtres de cérémonies parmi les trente mille juges, pour que de telles expositions fussent nécessaires. »