Correspondance de Voltaire/1768/Lettre 7308

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Correspondance : année 1768GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 91-92).
7308. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
14 auguste.

J’ai reçu une lettre véritablement angélique du 4 d’auguste, que les Welches appellent août. Mais voici bien une autre facétie : il vint chez moi, le 1er d’auguste, un jeune homme fort maigre, et qui avait quelque feu dans deux yeux noirs. Il me dit qu’il était possédé du diable ; que plusieurs personnes de sa connaissance en avaient été possédées aussi ; qu’elles avaient mis sur le théâtre les Américains, les Chinois, les Scythes, les Illinois, les Suisses, et qu’il y voulait mettre les Guèbres. Il me demanda un profond secret ; je lui dis que je n’en parlerais qu’à vous, et vous jugez bien qu’il y consentit.

Je fus tout étonné qu’au bout de douze jours le jeune possédé m’apportât son ouvrage. Je vous avoue qu’il m’a fait verser des larmes, mais aussi il m’a fait craindre la police. Je serais très-fâché, pour l’édification publique, que la pièce ne fût pas représentée. Elle est dans un goût tout à fait nouveau, quoiqu’on semble avoir épuisé les nouveautés.

Il y a un empereur, un jardinier, un colonel, un lieutenant d’infanterie, un soldat, des prêtres païens, et une petite tille tout à fait aimable.

J’ai dit au jeune homme avec naïveté que je trouvais sa pièce fort supérieure à Alzire, qu’il y a plus d’intérêt et plus d’intrigue ; mais que je tremble pour les allusions, pour les belles allégories que font toujours messieurs du parterre ; qu’il se trouvera quelque plaisant qui prendra les prêtres païens pour des jésuites ou pour des inquisiteurs d’Espagne ; que c’est une affaire fort délicate, et qui demandera toute la bonté, toute la dextérité de mes anges.

Le possédé m’a répondu qu’il s’en rapportait entièrement à eux ; qu’il allait faire copier sa pièce, qu’il l’intitule tragédie plus que bourgeoise ; que si on ne peut pas la faire massacrer par les comédiens de Paris, il la fera massacrer par quelque libraire de Genève. Il est fou de sa pièce, parce qu’elle ne ressemble à rien du tout, dans un temps où presque toutes les pièces se ressemblent. J’ai tâché de le calmer ; je lui ai dit qu’étant malade comme il est, il se tue avec ses Guèbres ; qu’il fallait plutôt y mettre douze mois que douze jours ; je lui ai conseillé des bouillons rafraîchissants.

Quoi qu’il en soit, je vous enverrai ces Guèbres par M. l’abbé Arnaud, à moins que vous ne me donniez une autre adresse.

Une autre fois, mon cher ange, je vous parlerai de Ferney ; c’est une bagatelle ; et je ne ferai sur cela que ce que mes anges et Mme Denis voudront. Si Mme Denis est encore à Paris quand les Guèbres arriveront, je vous prierai de la mettre dans le secret.

Bon ! ne voilà-t-il pas mon endiablé qui m’apporte sa pièce brochée et copiée ! Je l’envoie à M. l’abbé Arnaud avec une sous-enveloppe. S’il arrivait un malheur, les anges pourraient se servir de toute leur autorité pour avoir leur paquet.

Si ce paquet arrive à bon port, je les aurai du moins amusés pendant une heure ; et en vérité c’est beaucoup par le temps qui court.