Correspondance de Voltaire/1768/Lettre 7324

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7324. — À M. LE MARQUIS D’ARGENCE DE DIRAC.
31 auguste.

Je ne puis qu’approuver le patriotisme de M. Fitz-Gérald, qui veut diminuer, autant qu’il le peut, l’horreur de la Saint-Barthélémy d’Irlande. J’en ferais bien autant, si je le pouvais, de la Saint-Barthélémy de France. Il a raison de citer M. Brooke, qui paraît prouver en effet que les catholiques n’égorgèrent que quarante mille protestants, en comptant les femmes et les enfants, et les filles qu’on pendait au cou de leurs mères. Il est vrai que, dans la première chaleur de ce saint événement, le parlement d’Angleterre spécifia expressément le massacre de cent cinquante mille personnes ; mais il pouvait avoir été trompé par les plaintes indiscrètes des parents des massacrés. Peut-être on exagérait trop d’un côté, et on diminuait trop de l’autre. La vérité prend d’ordinaire un juste milieu ; et quand nous supposerons qu’il n’y eut qu’environ quatre-vingt-dix mille personnes ou brûlées, ou pendues, ou noyées, ou égorgées pour l’amour de Dieu, nous pourrons nous flatter de ne nous être pas beaucoup écartés du vrai. D’ailleurs je ne suis qu’un simple historien, et il ne m’appartient pas de condamner une action qui, ayant la gloire de Dieu pour objet, avait des motifs si purs et si respectables.

Il est bon pourtant, mon cher ami, que de si grands exemples de charité n’arrivent pas souvent. Il est beau de venger la religion ; mais, pour peu qu’on lui fît de tels sacrifices deux ou trois fois chaque siècle, il ne resterait enfin personne sur la terre pour servir la messe.

Votre correspondant vous envoie, à l’adresse ordinaire, un petit paquet qu’il a reçu pour vous. Je finis tout doucement ma carrière ; mes maux et ma faiblesse augmentent ; il faut que ma patience augmente aussi, et que tout finisse.