Correspondance de Voltaire/1768/Lettre 7343

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Correspondance : année 1768GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 126-128).
7343. — À M. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU.
À Ferney, 26 septembre.

Je prends le parti, monseigneur, de vous envoyer quelques feuilles de la nouvelle édition du Siècle de Louis XIV, avant qu’elle soit achevée. Non-seulement je vous dois des prémices, mais je dois vous faire voir la manière dont j’ai parlé de vous[1] et de M. le duc d’Aiguillon[2]. Vous me reprochâtes de n’avoir point fait mention de l’affaire de Saint-Cast ; il ne s’agissait alors que du règne de Louis XIV, et les principaux événements qui ont suivi ce beau siècle n’étaient traités que sommairement. Je ne pouvais entrer dans aucun détail, et mon principal but étant de peindre l’esprit et les mœurs de la nation, je n’avais point traité les opérations militaires ; mais, donnant dans cette édition nouvelle un Précis du Siècle de Louis XV, je me fais un plaisir, un devoir et un honneur, de vous obéir.

Peut-être l’importance des derniers événements fera passer à la postérité cet ouvrage, qui ne mériterait pas ses regards par son style trop simple et trop négligé. Du moins les nations étrangères le demandent avec empressement, et les libraires leur ont déjà vendu toute leur édition par avance. Ce sera une grande consolation pour moi, si la justice que je vous ai rendue, et la circonspection avec laquelle j’ai parlé sur d’autres objets, sans blesser la vérité, peuvent trouver grâce devant vous et devant le public. La gloire, après tout, est l’unique récompense des belles actions ; tous les autres avantages passent, ou même sont mêlés d’amertume : la gloire reste, quand elle est pure.

J’ai beaucoup envié le bonheur qu’a eu Mme Denis de vous renouveler ses hommages à Paris. J’ai cru que dans la résolution que j’ai prise de vivre avec moi-même, et de n’être plus l’aubergiste de tous les voyageurs de l’Europe, une Parisienne eût trop souffert en partageant ma solitude.

Je me suis dépouillé d’une partie de mon bien, pour la rendre heureuse à Paris. J ai pensé qu’à l’âge de près de soixante-quinze ans, assujetti par mes maladies à un régime qui ne convient qu’à moi, et condamné par la nature à la retraite, je ne devais pas faire souffrir les autres de mon état.

Les médecins m’avaient conseillé les eaux de Baréges, je ne sais pas trop pourquoi. Je n’ai point les maladies de Lekain, qui y est allé par leur ordre. Je n’espère point guérir, puisqu’il faudrait changer en moi la nature ; mais j’aurais fait volontiers le voyage pour être à portée de vous faire ma cour. J’aurais été consolé du moins en vous présentant encore, avant de mourir, mon tendre et respectueux attachement ; c’est un avantage dont j’ai été malheureusement privé. Il ne me reste qu’à vous souhaiter une vie aussi heureuse et aussi longue qu’elle a été brillante. Je me flatte que vous daignerez toujours me conserver des bontés auxquelles vous m’avez accoutumé pendant plus de quarante années.

Notre doyen[3] de l’Académie française va mourir, s’il n’est déjà mort. J’espère que le nouveau doyen sera plus alerte que lui, quand il aura quatre-vingt-cinq ans comme le sous-doyen.

Agréez, monseigneur, mon respect, mon dévouement inviolable, et mes souhaits ardents pour votre conservation comme pour vos plaisirs.

  1. Voyez tome XV, pages 244, 275, 335.
  2. Voyez tome XV, page 370.
  3. Voltaire veut parler de d’Olivet ; mais cet abbé n’était pas le doyen de l’Académie. Ce titre appartenait à Richelieu.