Correspondance de Voltaire/1768/Lettre 7368

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Correspondance : année 1768GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 146-147).
7368. — DE M. D’ALEMBERT.
À Paris, ce 22 octobre.

Vous devez, mon cher maître, avoir reçu une lettre de notre ami Damilaville ; il m’a assuré vous avoir écrit. Son état est toujours bien fâcheux ; depuis quelques jours cependant il a de meilleures nuits ; mais son estomac se dérange de plus en plus, et ses glandes ne se dégonflent guère. Il lui est impossible de se soutenir sur ses jambes, et à peine peut-il se traîner de son lit à son fauteuil, avec le secours de son domestique. Quant à moi, mon cher ami, ma santé est assez bonne ; mais j’ai le cœur navré des sottises de toute espèce dont je suis témoin. Avez-vous su que la chambre des vacations, à laquelle président le janséniste de Saint-Fargeau et le dévot politique Pasquier, a condamné au carcan et aux galères[1] un pauvre diable qui est mort de désespoir le lendemain de l’exécution), pour avoir prié un libraire de le défaire de quelques volumes qu’il ne connaissait pas, et qu’on lui avait donnés en payement.

Vous noterez que parmi ces volumes on nomme dans l’arrêt l’Homme aux quarante écus, et une tragédie de la Vestale[2] (imprimée avec permission tacite), comme impies et contraires aux bonnes mœurs. Cette atrocité absurde fait à la fois horreur et pitié ; mais quel remède y apporter, quand on est placé à la gueule du loup ?

Ce sera l’abbé de Condillac qui succédera à l’abbé d’Olivet ; je crois que nous n’aurons pas à nous plaindre de l’échange. À propos de l’abbé d’Olivet, pourriez-vous m’envoyer quelques anecdotes à son sujet, si vous en savez d’intéressantes ? L’abbé Batteux, notre directeur, qui se trouve chargé de son éloge, m’a prié de vous les demander, et de vous dire qu’il se serait adressé directement à vous-même s’il avait l’honneur d’en être connu.

Adieu, mon cher maître ; on dit que vous travaillez nuit et jour : tant mieux pour le public, mais que ce ne soit pas tant pis pour votre santé, qui est, comme disait Newton du repos, res prorsus substanlialis. Vale, et me ama.

  1. Voyez l’avertissement de Beuchot en tête du tome XXI, page xiv.
  2. Éricie ou la Vestale, tragédie de Fontanelle, en trois actes et en vers, 1768, in-8°.