Correspondance de Voltaire/1768/Lettre 7398

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Correspondance : année 1768GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 173-174).
7398. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
21 novembre.

Il vaut mieux servir tout à la fois que plat à plat ; ainsi j’envoie à mon divin ange les Guèbres tout entiers, sous le couvert de M. le duc de Praslin. Il m’a paru impossible d’adoucir les traits contre messieurs de Pluton. Si ce sont en effet des prêtres païens, des prêtres des enfers, on ne peut trop les rendre odieux, si les malintentionnés s’obstinent à traiter cela d’allégories, rien ne les en empêchera, quelque tour que l’on prenne.

Je sens bien que mon nom est plus à craindre que la pièce même. Ce serait mon nom qui ferait naître toutes les allusions ; il porte toujours malheur à la sacro-sainte. Il est constant que la chose en elle-même est non-seulement de la plus grande innocence, mais de la meilleure morale. Si les allusions qu’on peut faire devaient empêcher les pièces d’être jouées, il n’y en aurait aucune qu’on pût représenter. Le possédé a pris son parti ; si on ne peut avoir une approbation, il s’en passera très-bien ; il fera imprimer la facétie, qui déplaira beaucoup aux persécuteurs, mais qui plaira infiniment aux persécutés.

Et, après tout, comme il n’y a point aujourd’hui d’inquisiteurs en France qui fassent brûler les peintres qui les dessinent, je ne vois pas qu’il y ait plus de danger à imprimer cette pièce que celle du Royaume en interdit[1], ou de l’Honnête Criminel[2],

Je vous demande en grâce, mon cher ange, de lire l’article Lally au quatrième volume du Siècle. Je suis convaincu qu’il était aussi innocent que brutal, et que rien n’est aussi injuste que la justice.

L’abbé de Chauvelin, cette fois-ci, ne doit pas être mécontent ; au reste, il est bien difficile de contenter tout le monde père[3].

Respect et tendresse.

  1. Lothaire et Valrade, ou le Royaume mis en interdit, tragédie en cinq actes et en vers (par Gudin de la Brenellerie), 1767, in-8°.
  2. Voyez la note, tome LV, page 449.
  3. La Fontaine, livre III, fable i.