Correspondance de Voltaire/1768/Lettre 7408

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Correspondance : année 1768GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 181-182).
7408. — DE M. CLÉMENT,
de dijon.
Paris, le 5 décembre 1768.

J’ai brisé mes entraves, monsieur ; j’ai secoué la poussière classique. Me voici libre, et à peu près heureux à Paris, dans le centre des arts, où j’ai depuis si longtemps désiré de cultiver les lettres. Mais, monsieur, que les arts, les lettres, et le bon goût, ont étrangement dépéri dans ce pays ! que tout ce que j’y vois s’accorde peu avec les idées que je m’étais formées d’après la lecture de nos modèles ! Je me trouve ici comme tombé des nues. Je n’y entends personne, et l’on ne m’y entend point. On me parle de comédies qui font pleurer, et je vois des tragédies qui me font rire. On me dit de travailler dans ce goût-là, et je ne sais ce que c’est que ce goût-là. Cependant il faudra bien m’y faire, et je commence à entrevoir que cela n’est pas difficile.

En vérité, monsieur, je ne sais ce qu’on pensera un jour de notre siècle ; mais je sais bien, moi, qu’il ressemble furieusement à celui de Sénèque et de Silius Italicus. C’est vous qui avez vu finir les beaux jours de notre littérature, et qui nous en avez si longtemps consolés ; et vous avez la douleur de ne laisser après vous aucun espoir de nous consoler de votre absence.

Pardonnez, monsieur, cette complainte à un triste partisan du vieux goût, à un admirateur de vos ouvrages. Il n’est pas possible que je m’accoutume jamais à trouver beau ce qui ne le sera jamais qu’à condition que Molière, Racine, Boileau, et vous, serez détestables.

Mais je viens enfin au principal objet de ma lettre, qui est de vous remercier de la connaissance que vous m’avez procurée de M. de La Harpe. Je n’ai qu’à me louer de sa politesse et de ses conseils, et surtout de la vénération qu’il témoigne pour vous. Il jure par votre nom, comme Philoctète jurait par Hercule ; et je ne doute point qu’il ne remplisse glorieusement le rôle de Philoctète. Il serait certainement bien en état de s’opposer au torrent, et de combattre les monstres de notre littérature ; mais le mal est trop invétéré ; son exemple vient trop tard, et il ne fera que se sauver du naufrage général.

Je n’ai pas trouvé les esprits fort prévenus en faveur de ma Médée non magicienne[1]. On me sait mauvais gré d’avoir ôté cette brillante décoration qui fait un si bel effet aux yeux des clercs et du peuple. On me dit aussi que ces évocations magiques de Longepierre ne sont pas sans agrément, et qu’après tout ses vers redeviennent assez bons pour nos oreilles. J’ai eu beau dire, après vous, qu’une femme sorcière ne peut nous toucher ni nous intéresser ; que la magie détruit tout l’effet, et rend tout autre personnage que Médée ridicule devant elle ; que c’est un monstre dégoûtant de tuer ses enfants sans raison, puisqu’elle peut les emmener dans son char : j’ai dit mille autres choses semblables, mais on ne m’en a tenu compte ; et, dans ce siècle philosophe, j’ai trouvé qu’on aimait encore assez les sorcières sans y croire.

Enfin, monsieur, j’ai remis ma pièce entre les mains de M. Lekain, et j’attends son avis pour la lire à messieurs les comédiens assemblés. Je n’en augure pas un grand succès, mais je m’en consolerai en faisant mieux.

Comme mes revenus ne sont pas assez considérables pour vivre ici en simple faiseur de vers, je cherche à m’y placer un peu honnêtement, ou comme secrétaire ou comme instituteur dans quelque maison considérable. Si par vos connaissances, monsieur, vous pouviez m’aider dans mes vues, je joindrais cette bonté à celles que vous avez déjà eues pour moi, et ma reconnaissance vivrait autant que moi-même.

J’ai l’honneur d’être, monsieur, avec l’admiration et l’attachement le plus sincère, etc.

Clément.

  1. Voyez Grimm, édition Tourneux, tome XII, page 218.