Correspondance de Voltaire/1768/Lettre 7410

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Correspondance : année 1768GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 183-184).
7410. — À MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT.
7 décembre.

Puisque vous vous êtes amusée de cela[1], madame, amusez-vous de ceci : c’est un ouvrage de l’abbé Caille[2], que vous avez tant connu, et qui vous était bien tendrement attaché.

Eh, pardieu ! madame, comment pouvais-je faire avec le président ? Mille gens charitables, dans Paris, m’attribuaient cet ouvrage contre lui ; on me le mandait de tous côtés. Jamais Ragolin n’a été plus en colère que moi. Je n’ai découvert l’auteur que d’aujourd’hui, après trois mois de recherches. Ce n’est point le marquis de Belestat[3], c’est un gentilhomme de la province, qu’on appelle aussi monsieur le marquis. Il est très-profond dans l’histoire de France, c’est une espèce de comte de Boulainvilliers, très-poli dans la conversation, mais hardi et tranchant la plume à la main.

Il est bien injuste envers M. le président Hénault, et bien téméraire envers le petit-fils de Shah-Abbas[4]. Si j’ai assez de matériaux pour le réfuter, j’en userai avec toute la circonspection possible. Je veux que l’ouvrage soit utile, et qu’il vous amuse. Il s’agit d’Henri IV ; j’ai quelque droit sur ce temps-là ; je compte même dédier mon ouvrage[5] à l’Académie française, parce que j’y prends le parti d’un de ses membres. La plupart des gens voient déchirer leur confrère avec une espèce de plaisir ; je prétends leur apprendre à vivre.

Vous savez sans doute que quand l’évêque du Puy ennuyait son monde à Saint-Denis, une centaine d’auditeurs se détacha pour aller visiter le tombeau d’Henri IV. Ils se mirent tous à genoux autour du cercueil, et, attendris les uns par les autres, ils l’arrosèrent de leurs larmes. Voilà une belle oraison funèbre et une belle anecdote. Cela ne tombera pas à terre[6].

Je me flatte, madame, que votre petite mère[7] n’a rien à craindre des sots contes que l’on débite dans Paris contre son mari, que je regarde comme un homme de génie, et par conséquent comme un homme unique dans le petit siècle qui a succédé au plus grand des siècles.

Oui, sans doute, la paix vaut encore mieux que la vérité ; c’est-à-dire qu’il ne faut pas contrister son voisin pour des arguments ; mais il faut chercher la paix de l’âme dans la vérité, et fouler aux pieds des erreurs monstrueuses qui bouleverseraient cette âme, et qui la rendraient le jouet des fripons.

Soyez très-sûre qu’on passe des moments bien tristes à quatre-vingts ans, quand on nage dans le doute. Vos amis les Chaulieu et les Saint-Aulaire sont morts en paix.

  1. C’était l’A, B, C ; voyez la lettre 7390.
  2. Les Trois Empereurs en Sorbonne, tome X.
  3. Dans la lettre 7400, Voltaire a dit qu’il n’y avait point de marquis de Belestat.
  4. Voyez les passages cités dans la lettre 7331.
  5. Voltaire n’a point fait cet ouvrage pour la défense du président Hénault ; il a rédigé seulement quelques notes dont nous avons parlé tome XV, page 532.
  6. Voltaire en parla dans l’édition suivante de son Essai sur les Mœurs ; voyez tome XII, page 562.
  7. Mme de Choiseul, que Mme du Déffant appelait sa grand’maman.