Correspondance de Voltaire/1768/Lettre 7421

La bibliothèque libre.
Correspondance : année 1768GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 194-195).
7421. — À M. LE COMTE D ARGENTAL.
19 décembre.

Mon cher ange, les mânes de Latouche se recommandent à votre bonté habile et courageuse. Je me trompe fort, ou il ne reste plus aucun prétexte a l’allégorie. La fin du troisième acte pouvait en fournir ; on l’a entièrement retranchée. Ces prêtres mêmes étaient trop odieux, et n’attiraient que de l’indignation lorsqu’il fallait inspirer de L’attendrissement. C’était à la jeune Guèbre à rester sur le théâtre, et non à ces vilains prêtres qu’on déteste. Elle tire des larmes ; elle est orthodoxe dans toutes les religions ; son monologue est un des moins mauvais qu’ait jamais faits Latouche. Les prêtres ne paraissent plus dans les trois derniers actes ; et leur rôle infâme étant fort adouci dans les deux premiers, il me paraît qu’un inquisiteur même ne pourrait s’élever contre la pièce.

Voici donc les trois premiers actes, dans lesquels vous trouverez beaucoup de changements. Les deux derniers étant sans prêtres, il n’y a plus rien à changer que le titre de la tragédie. Latouche l’avait intitulée les Guèbres ; cela seul pourrait donner des soupçons. Ce titre des Guèbres rappellerait celui des Scythes, et présenterait d’ailleurs une idée de religion qu’il faut absolument écarter. Je l’appelle donc les Deux Frères. On pourra l’annoncer sous ce nom, après quoi on lui en donnera un plus convenable.

Lekain peut donc la lire hardiment à la Comédie. Il ne s’agit plus que d’anéantir dans la tête de Marin le préjugé qui pourrait encore lui donner de la timidité : c’est un coup de partie, mon cher ange ; il faut ressusciter le théâtre, qui faisait presque seul la gloire des Welches. Je vous avouerai de plus que ce serait une occasion de faire certaines démarches que sans cela je n’aurais jamais faites. Je n’ai plus que deux passions, celle de faire jouer les Deux Frères, et celle de revoir les deux anges.

J’ai encore une demi-passion, c’est que l’opéra[1] de M. de La Borde soit donné pour la fête du mariage du dauphin. La musique est certainement fort agréable. Je doute que M. le duc de Duras puisse trouver rien de mieux. Dites-moi si vous voulez lui en parler, et si vous voulez que je lui en écrive.

Sub umbra alarum tuarum[2].

  1. Pandore ; voyez tome III.
  2. Psaume xvi, 8.