Correspondance de Voltaire/1768/Lettre 7423

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7423. — À M. LE MARQUIS DE VILLEVIEILLE.
20 décembre.

Non, mon cher marquis, non, les Socrates modernes ne boiront point la ciguë. Le Socrate d’Athènes était, entre nous, un homme très-imprudent, un ergoteur impitoyable, qui s’était fait mille ennemis, et qui brava ses juges très mal à propos.

Nos philosophes aujourd’hui sont plus adroits, ils n’ont point la sotte et dangereuse vanité de mettre leurs noms à leurs ouvrages ; ce sont des mains invisibles qui percent le fanatisme d’un bout de l’Europe à l’autre avec les flèches de la vérité. Damilaville vient de mourir ; il était l’auteur du Christianisme dévoilé[1], et de beaucoup d’autres écrits. On ne l’a jamais su ; ses amis lui ont gardé le secret tant qu’il a vécu, avec une fidélité digne de la philosophie. Personne ne sait encore qui est l’auteur du livre donné sous le nom de Fréret[2]. On a imprimé en Hollande, depuis deux ans, plus de soixante volumes contre la superstition. Les auteurs en sont absolument inconnus, quoiqu’ils puissent hardiment se découvrir. L’Italien qui a fait la Riforma d’Ilalia[3] n’a eu garde d’aller présenter son ouvrage à Rezzonico ; mais son livre a fait un effet prodigieux. Mille plumes écrivent, et cent mille voix s’élèvent contre les abus et en faveur de la tolérance.

Soyez très-sûr que la révolution qui s’est faite depuis environ douze ans dans les esprits n’a pas peu servi à chasser les jésuites de tant d’États, et a bien encouragé les princes à frapper l’idole de Rome, qui les faisait trembler tous autrefois. Le peuple est bien sot, et cependant la lumière pénètre jusqu’à lui. Soyez bien sûr, par exemple, qu’il n’y a pas vingt personnes dans Genève qui n’abjurent Calvin autant que le pape, et qu’il y a des philosophes jusque dans les boutiques de Paris.

Je mourrai consolé en voyant la véritable religion, c’est-à-dire celle du cœur, établie sur la ruine des simagrées. Je n’ai jamais prêché que l’adoration d’un Dieu, la bienfaisance, et l’indulgence. Avec ces sentiments, je brave le diable, qui n’existe point, et les vrais diables fanatiques, qui n’existent que trop. Quand vous irez à votre régiment, n’oubliez pas mon petit château, qui est votre étape.

Je ne veux point mourir sans vous avoir embrassé.

  1. Le Christianisme dévoilé, ou Examen des principes et des effets de la religion chrétienne, dont la première édition porte la date de 1756, quoiqu’elle ne soit, que de 1761. Barbier attribue l’ouvrage au baron d’Holbach ; voyez n° 2317 de la seconde édition du Dictionnaire des Anonymes.
  2. L’Examen critique des apologistes de la religion chrétienne.
  3. Voyez la note, page 134.