Correspondance de Voltaire/1769/Lettre 7478

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Correspondance : année 1769GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 257-258).
7478. — À M. PANCKOUCKE.
13 février.

L’Académie de Rouen, monsieur, me fait l’honneur de m’écrire que vous êtes chargé, depuis un mois, de me faire parvenir deux exemplaires du discours qui a remporté le prix[1]. Je ne crois pas que les commis de la douane des pensées trouvent rien de contraire à la théologie orthodoxe, dans l’Éloge de Pierre Corneille. Peut-être seront-ils plus difficiles pour le Siècle de Louis XIV et de Louis XV, attendu que, dans une histoire, il y a toujours plusieurs choses mal sonnantes pour beaucoup d’oreilles. On dit que ceux qui ont les plus longues vous font quelques petites difficultés.

Notre ami Gabriel m’a averti que vous désiriez que je fisse une petite galanterie à monsieur le chancelier et à M. de Sartines. Je leur envoie quatre volumes en beau maroquin, à filets d’or ; mais cela ne désarmera pas les ennemis du sens commun, et n’empêchera pas les dogues de Saint-Médard d’aboyer et de mordre. Vous aurez à combattre : car vous et moi nous pouvons nous vanter d’avoir quelques rivaux.

Des gredins du Parnasse ont dit que je vends mes ouvrages. Ces malheureux cherchent à penser pour vivre, et moi je n’ai vécu que pour penser. Non, monsieur, je n’ai point trafiqué de mes idées ; mais je vous avertis qu’elles vous porteront malheur, et que vous les vendrez à la livre très-bon marché, si on s’opiniâtre à faire un si prodigieux recueil de choses inutiles. Un auteur ne va point à la gloire, et un libraire à la fortune, avec un si lourd bagage. Passe pour de gros dictionnaires ; mais pour de gros livres de pur agrément, c’est se moquer du public ; c’est se faire un magasin de coquilles et d’ailes de papillons.

Quant à votre entreprise de la nouvelle Encyclopédie, gardez-vous bien, encore une fois, de retrancher tous les articles de M. le chevalier de Jaucourt. Il y en a d’extrêmement utiles, et qui se ressentent de la noblesse d’âme d’un homme de qualité et d’un bon citoyen, tels que celui du Labarum. Gardez-vous des idées particulières et des paradoxes en fait de belles-lettres. Un dictionnaire doit être un monument de vérité et de goût, et non pas un magasin de fantaisies. Songez surtout qu’il faut plutôt retrancher qu’ajouter à cette Encyclopédie. Il y a des articles qui ne sont qu’une déclamation insupportable. Ceux qui on voulu se faire valoir en y insérant leurs puérilités ont absolument gâté cet ouvrage. La rage du bel esprit est absolument incompatible avec un bon dictionnaire. L’enthousiasme y nuit encore plus, et les exclamations à la Jean-Jacques[2] sont d’un prodigieux ridicule.

Je vous embrasse sans cérémonie, mais de tout mon cœur.

  1. Éloge de Corneille, par Gaillard ; voyez lettre 7345.
  2. Dans l’Encyclopédie, au mot Ecyclopédie, Diderot s’écrie : « Ô Rousseau, mon cher ami ! je n’ai jamais eu la force de me refuser à ta louange : j’en ai senti croître mon goût pour la vérité et mon amour pour la vertu. »