Correspondance de Voltaire/1769/Lettre 7495

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Correspondance : année 1769GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 276-277).
7495. — À M. THIERIOT.
Le 4 mars.

J’ai beaucoup rêvé, mon ancien ami, à votre lettre du 13 de janvier. Je vois que je ne pourrai pas suivre les mouvements de mon cœur aussitôt qu’il le veut. Figurez-vous que je donne, moi chétif, trente-deux mille francs de pension, tant à mes neveux et nièces qu’à des étrangers qui sont dans le plus grand besoin ; et qu’en comptant à Ferney mes domestiques de campagne, j’en ai soixante à nourrir. Vous me direz que Corneille et Racine, Danchet et Pellegrin, n’en faisaient pas tant : cela est rare au Parnasse ; et la chose est d’autant plus extraordinaire que je suis né avec les quatre mille livres de rente que vous possédez aujourd’hui.

L’idée m’est venue de vous procurer un petit bénéfice cette année. J’ai en main le manuscrit d’une comédie très-singulière[1], dont l’auteur m’a laissé le maître absolu ; c’est un jeune homme d’une grande espérance, fils d’un président à mortier de province, qui ne veut pas être connu. Il a passé quelques jours dans le château de Ferney, et il m’a étonné. Le sujet de sa pièce est le dépôt dont Gourville mit la moitié entre les mains de Ninon, et l’autre moitié dans celles d’un dévot. Ninon rendit son dépôt, et le dévot viola le sien.

La pièce n’est pas dans le genre larmoyant ; ce jeune homme n’a pris que Molière pour son modèle ; cela pourra lui faire tort dans le beau siècle où nous vivons. Cependant, tous ses personnages étant caractérisés, et prêtant beaucoup au jeu des acteurs, l’ouvrage pourrait avoir du succès.

si on était devenu plus difficile et plus rigoureux à la police qu’on ne l’était du temps du Tartuffe, il serait aisé de substituer les mots de probité à piété, et de bigot à dévot ; il n’y aurait pas alors la moindre difficulté.

Ce serait, à mon avis, une chose fort plaisante de faire réussir sur le théâtre une p… estimable, qui fait d’un sot dévot un honnête homme.

Je vous enverrai la pièce par le premier courrier : elle peut vous valoir beaucoup, elle peut vous valoir très-peu. Tout est coup de dés dans ce monde.

C’est à vous à bien conduire votre jeu, et surtout à ne pas laisser soupçonner que je suis dans la confidence ; ce serait le sûr moyen de tout perdre.

Je suis bien aise que vous disiez notre cher Damilaville ; mais il y avait plus de deux ans que je croyais que vous n’étiez plus lié avec lui. La philosophie a fait en lui une grande perte ; c’était une âme ferme et vigoureuse, il était intrépide dans l’amitié.

Je vous embrasse de tout mon cœur.

  1. Le Dépositaire, tome VI, page 391.