Correspondance de Voltaire/1769/Lettre 7505

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Correspondance : année 1769GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 287-288).
7505. — À M. D’ALEMBERT.
15 mars.

J’ai vu votre Suédois[1], mon cher ami ; et quoique je ne reçoive plus personne, je l’ai accueilli comme un homme annoncé par vous méritait de l’être ; c’est un de vos bons disciples. Que le bon Dieu nous en donne beaucoup de cette espèce ! La vigne du Seigneur est cultivée partout ; mais nous n’avons encore à Paris que du vin de Suresne.

Vous devez vous consoler actuellement avec M. Turgot, que je crois à Paris ; c’est un homme d’un rare mérite. Quelle différence de lui à un conseiller de grand’chambre ! Il semble qu’il y ait des corps faits pour être les dépositaires de la barbarie, et pour combattre le sens commun. Le parlement commença son cercle d’imbécillité en confisquant, sous Louis XI, les premiers livres imprimés qu’on apporta d’Allemagne, en prenant les imprimeurs pour des sorciers : il a gravement condamné l’Encyclopédie et l’inoculation. Un jeune homme, qui serait devenu un excellent officier, a été martyrisé pour n’avoir pas ôté son chapeau, en temps de pluie, devant une procession de capucins. On doit m’envoyer son portrait ; je le mettrai au chevet de mon lit, à côté de celui des Calas. Comment les hommes se laissent-ils gouverner par de tels monstres ? Du moins je suis loin de la ville qui a vu la Saint-Barthélémy, et qui court au singe de Nicollet et au Siège de Calais.

Je suis devenu bien vieux et bien infirme ; mais sachez que mes derniers jours seraient persécutés sans la personne[2] à qui je ne puis reprocher autre chose, sinon de m’avoir assuré que La Bletterie n’avait pas pensé à moi. J’envoie mon Testament[3] à Marin pour vous le donner ; il est dédié à Boileau. Je n’ai pas besoin d’un codicille pour vous dire que je vous estime et que je vous révère.

  1. Voyez la lettre 7459.
  2. Le duc de Choiseul.
  3. L’Épître à Boileau, tome X, page 397.