Correspondance de Voltaire/1769/Lettre 7512

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Correspondance : année 1769GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 292-294).
7512. — DE MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT[1].
Mardi, 21 mars 1769.

Vous nous comblez de biens, monsieur, mais loin de vous dire : C’est assez, nous vous crions : Encore ! encore ! Tout ce que vous nous envoyez est charmant ; mais ce qui m’enchante le plus, ce sont vos lettres. Vous parlez de la grand’maman comme si vous la connaissiez. Vous seriez bien digne d’avoir ce bonheur, et vous seriez bien étonné de trouver qu’elle surpasse encore l’idée que vous vous en faites. Figurez-vous une nymphe, faite comme un modèle, jolie comme le jour : je n’en dis pas davantage sur sa figure, je ne la connais que par réminiscence, et par ce que j’en entends dire ; mais son cœur, son esprit, vous seul pourriez dignement les peindre. Mais comme elle voudra voir ma lettre, et que je veux qu’elle vous parvienne, je ne veux pas m’exposer à la lui voir déchirer. Sa correspondance avec M. Guillemet est ravissante. Vous avez su le quiproquo arrivé à sa dernière lettre : elle l’avait envoyée, de la campagne où elle était, à M. Grand’maman[2], pour qu’il la donnât à l’envoyé de Genève, afin qu’il vous la fît tenir ; et ce M. Grand’maman, qui a plus d’une affaire dans la tête, fit mettre cette lettre à la poste, et nous ignorons ce qu’elle est devenue.

Je reçus hier au soir vos deux derniers manuscrits ; je compte les relire aujourd’hui avec la grand’maman, et je remets à demain à ajouter à cette lettre le jugement que nous en aurons porté. Ah ! mon Dieu, mon cher ami, que nous vous désirerions à nos petits soupers ! le petit nombre de personnes qui y sont admises vous conviendrait bien. Ces petits comités sont les antipodes de feu l’hôtel de Rambouillet et des assemblées de nos beaux esprits d’aujourd’hui. Je ne sais plus qui, l’autre jour, disait d’eux qu’ils croyaient avoir inventé l’athéisme. Ils font grand cas de la nature, et leur admiration exagérée me gèle le sang. Avouez de bonne foi que, sans l’occupation que vous donne votre campagne, vous trouveriez que le spectacle de ses productions serait un plaisir bien tiède. Les fleurs du printemps, les moissons de l’été, les vendanges de l’automne et les glaces de l’hiver, suffiraient-elles pour charmer vos ennuis ? Elles pourraient causer des transports à un aveugle-né qui recouvrerait la vue ; mais si vous traitiez un tel sujet, n’y joindriez-vous pas, pour le rendre intéressant, le rapport des quatre saisons aux quatre âges de la vie ? Dans le printemps, l’ingénuité de l’enfance et le développement de ses goûts ; dans l’été, la jeunesse, la naissance des passions, leur progrès, leur violence ; dans l’automne, leurs suites, leurs effets, les biens et les maux qu’elles produisent ; mais dans l’hiver, vous ne pourriez pas, je crois, faire un tableau plus fidèle de la vieillesse que celui qu’a fait Saint-Lambert.

Savez-vous bien, monsieur, que quand je me hasarde à discourir avec vous, je me moque de moi, et je me trouve aussi sotte et aussi ridicule que vous pouvez me trouver ? Mais vraiment j’ai bien d’autres choses à vous dire. On m’a raconté l’ambassade que vous avez reçue de Catau la Sémiramis : une boîte tournée de ses propres mais non innocentes mains, son portrait, vingt beaux diamants, une belle fourrure, le code de ses lois et une très-belle lettre. Pourquoi me laisser ignorer ce qui peut me la rendre recommandable ? Son estime pour vous, et les témoignages qu’elle vous en donne, sont tout ce qui peut lui faire le plus d’honneur. Adieu, monsieur, jusqu’à demain que je reprendrai cette lettre.

Je n’ai pu attendre la grand’raaman. Je viens de relire votre écrit aux Trois Imposteurs[3] ; on ne peut s’empêcher d’éclater de rire en le finissant ; rien n’est si sensé que le commencement et le milieu, et rien n’est si plaisant que la fin ; vous dites toujours bien, et moi je répète avec vous :

Écartons ces romans qu’on appelle systèmes,
Et pour nous élever descendons en nous-mêmes.

Si nous n’y trouvons pas la vérité, inutilement la chercherions-nous ailleurs :

Ce Dieu, dont mieux que moi tu conçois l’existence,
Devrait bien comme à toi me donner ta croyance.

Ne voilà-t-il pas une belle parodie ?

Sérieusement, monsieur de Voltaire, je suis intimement persuadée que ce que nous ne pouvons comprendre ne nous est pas nécessaire à savoir ; et qu’il nous suffit, pour être sages, c’est-à-dire pour être heureux, de nous en tenir à ce que la loi naturelle nous enseigne : Ne faites pas à antrui ce que vous ne voulez pas qu’on vous fasse. C’est dans ce sens que la crainte devient le commencement de la sagesse.

Mon Dieu ! que vous êtes heureux et que vous êtes en bonne compagnie étant seul avec vous-même ! Je paye bien cher le plaisir que vous me donnez, je ne peux plus rien lire. J’ouvre un livre qu’on me vante, ce sont des lieux communs ou des extravagances, un style abominable. Je rejette le livre, je me fais lire du Voltaire, quelquefois Mme de Sévigné, Hamilton, La Bruyère, La Rochefoucauld, et puis quelquefois des livres mal écrits, comme les Mémoires de Mademoiselle, les Illustres Françaises, etc. Je lis aussi parfois quelques traductions des anciens et des Anglais, mais pour nos beaux discours d’aujourd’hui, je ne les puis supporter ; ils me font dire hautement que je ne puis souffrir les livres bien écrits. J’aime mieux passer pour avoir le goût dépravé que de m’ennuyer de leurs ouvrages.

Ce soir nous lirons votre Épître à Boileau.


Mercredi 22.

La grand’maman n’est point venue, ainsi j’ai lu sans elle votre Épître à Boileau. Eh bien, monsieur, je ne cesse point de vous admirer et de m’étonner que le mauvais goût s’introduise tandis que vous existez. Ma lettre est d’une longueur énorme ; il y faut mettre fin en vous assurant de mon tendre attachement et de ma parfaite reconnaissance.

Notre pauvre ami le président est un peu mieux, il y a moins de disparates ; j’espère que le changement de saison pourra faire revenir ses forces, et remettre entièrement sa tête.

  1. Correspondance complète, édition de Lescure, 1865.
  2. Le duc de Choiseul.
  3. À l’auteur du livre des Trois Imposteurs.