Correspondance de Voltaire/1769/Lettre 7514

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7514. — À M. DUPATY[1],
avocat général du parlement de bordeaux.
À Ferney, 27 mars.

Monsieur, vous me traitez comme un Rochelois, vous m’honorez de vos bontés, et vous m’enchantez. Je suis un peu votre compatriote, étant de l’Académie de la Rochelle. Mon cœur aurait été bien ému si je vous avais entendu prononcer ces paroles : « Ce n’est pas au milieu d’eux que Henri IV aurait dit a Sully : Mon ami, ils me tueront. »

Lorsque je lus le discours[2] que vous prononçâtes à l’Académie, je dis : Voilà la pièce qui aurait le prix, si l’autour ne l’avait pas donné. Vous avez signalé à la fois, monsieur, votre patriotisme, votre générosité et votre éloquence. Un beau siècle se prépare ; vous en serez un des plus rares ornements ; vous ferez servir vos grands talents à écraser le fanatisme, qui a toujours voulu qu’on le prît pour la religion ; vous délivrerez la société des monstres qui l’ont si longtemps opprimée en se vantant de la conduire. Il viendra un temps où l’on ne dira plus : les deux puissances, et ce sera à vous, monsieur, plus qu’à aucun de vos confrères, à qui on en aura l’obligation. Cette mauvaise et funeste plaisanterie n’a jamais été connue dans l’Église grecque ; pourquoi faut-il qu’elle subsiste dans le peu qui reste de l’Église latine, au mépris de toutes les lois ?

Un évêque russe[3] a été déposé depuis peu par ses confrères, et mis en pénitence dans un monastère, pour avoir prononcé ces mots : les deux puissances ; c’est ce que je tiens de la main de l’impératrice elle-même. Plût à Dieu que la France manquât absolument de lois ! on en ferait de bonnes. Lorsqu’on bâtit une ville nouvelle, les rues sont au cordeau ; tout ce qu’on peut faire dans les villes anciennes, c’est d’aligner petit à petit. On peut dire parmi nous, en fait de lois :

Hodieque manent vestigia ruris.

(Hor., lib. II, ep. i, v. 160.)

Henri IV fut assez heureux pour regagner son royaume par sa valeur, par sa clémence, et par la messe ; mais il ne le fut pas assez pour le réformer. Il est triste que ce héros ait reçu le fouet à Rome, comme on le dit, sur les fesses de deux prêtres français. Nous sommes au temps où l’on fouette les papes ; mais, en les fessant, on leur paye encore des annales. On leur prend Bénévent et Avignon, mais on les laisse nommer, dans nos provinces, des juges en dernier ressort dans les causes ecclésiastiques. Nous sommes pétris de contradictions.

Travaillez, monsieur, à nous débarbariser tout à fait ; c’est une œuvre digne de vous et de ceux qui vous ressemblent. Je vais finir ma carrière ; je vois avec consolation que vous en commencez une bien brillante.

Je vous remercie de la médaille dont vous daignez me favoriser ; j’espère qu’un jour on en frappera une pour vous.

J’ai l’honneur d’être, etc.

  1. Charles-Marguerite-Jean-Baptiste Mercier Dupaty, né, à la Rochelle en 1746, mort à Paris le 18 septembre 1788, auteur des Lettres sur l’Italie.
  2. On en trouve un passage dans le Mercure de 1769, janvier, II, 142.
  3. Arsène, évêque de Rostou ; voyez tome XLIV, page 332, et XX, 302.