Correspondance de Voltaire/1769/Lettre 7534

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Correspondance : année 1769GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 315).
7534. — À M. LE CLERC[1].
Avril.

Je suis aussi sensible, monsieur, à votre prose qu’à vos vers ; ils m’ont plu, quoiqu’ils me flattent trop ; mais, entre nous, le plus galant homme est toujours un peu faquin dans le cœur.

Il y a longtemps, monsieur, que je vous dois autant de félicitations que de remerciements sur les différents ouvrages que vous avez eu la bonté de m’envoyer. Je les regarde comme le dépôt de ce que la physique, la morale, et la politique, ont de bon, d’essentiel, et de grand. Je n’ai pas été en état de vous payer mes dettes. Il y a près de deux mois que je suis malade : j’irai bientôt trouver votre bon empereur Yu, et je me renommerai de vous en lui faisant ma cour. Je n’oublierai pas non plus de me mettre aux pieds de l’empereur Yong-Tching, qui a chassé si poliment les jésuites. En attendant, conservez-moi une amitié qui réponde à celle que vous m’avez inspirée. Vous réunissez, monsieur, les talents utiles et agréables, vous possédez une grande connaissance des hommes ; puissiez-vous donc, après avoir simplifié la médecine du corps et de l’esprit avec tant de succès, simplifier encore une autre chose dans laquelle on a mis tant d’ingrédients qu’on en a fait un poison ! Cette tâche est digne de l’interprète de la nature et de l’apôtre de l’humanité.

Si jamais vous repassez par nos déserts, je me flatte que vous préférerez mon ermitage aux cabarets de Genève : vous y trouverez un homme qui vous est dévoué ; ainsi point de cérémonies, s’il vous plaît, entre deux philosophes faits pour être amis.

  1. Nicolas-Gabriel Clerc ou Leclerc, né à Baume-les-Dames le 6 octobre 1726, mort à Versailles le 30 décembre 1798, avait été médecin de l’hetman des Cosaques, puis après être revenu en France était retourné, en 1769, en Russie avec le titre de premier médecin du grand-duc. C’était pour l’éducation de ce prince qu’à la demande de Catherine il avait composé Yu le Grand confucius, histoire chinoise, 1769, in-4°. Son Histoire naturelle de l’Homme considéré dans l’état de maladie avait paru en 1767, deux volumes in-12. Parmi ses autres ouvrages, on remarque une Histoire de Russie en six volumes et les Maladies du cœur et de l’espit, deux volumes in-8°. (B.)