Correspondance de Voltaire/1769/Lettre 7540

La bibliothèque libre.
Correspondance : année 1769GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 322-323).
7540. ; — À M. THIERIOT.
28 avril.

J’ai peur que mon ancien ami ne connaisse pas le tripot auquel il a affaire. Je ne crois pas qu’il y ait aucun de ces animaux-là à qui Dieu ait daigné donner le goût et le sens commun ; ils aiment d’ailleurs passionnément leur intérêt, et ne l’entendent point du tout. Il n’y en a point qui n’ait la rage de vouloir mettre du sien dans les choses qu’on lui confie. Ils ne jugent jamais de l’ensemble que par la partie qui les regarde, et dans laquelle ils croient pouvoir réussir.

De plus, le détestable goût d’un petit siècle qui a succédé à un grand siècle égare encore leur pauvre jugement. Le vieux vin de Falerne et de Cécube ne se boit plus ; il faut la lie du vin plat de La Chaussée.

À propos de plat, rien ne serait en effet plus plat et plus grossier que de dire en face à un homme : En dusses-tu crever[1] ; mais le dire à un mort me paraît fort plaisant.

Au reste, vous avez très-bien fait de jeter la vue sur Préville. Tâchez de tirer parti de la facétie du jeune magistrat. Je crois que l’aréopage histrionique n’est pas riche en comédies. Tous les jeunes gens qui ont la rage des vers font des tragédies dès qu’ils sortent du collège.

L’épître de M. de Rulhière est pleine d’esprit, de vérité, de gaieté, et de vers charmants ; elle mérite d’être parfaite. Je lui écris ce que j’en pense[2].

bonsoir : je suis bien malade, mais j’ai encore de la force. Il est défendu aux malades de trop causer ; ainsi je vous embrasse sans bavarder davantage. Je vous envoie un de mes Testament[3] pour vous amuser.

  1. Dans son Épître à Boileau (voyez tome X), vers 125, Voltaire dit :

    En dusses-tu crever, j’embrasserai Quinault.

  2. Voyez page 320, la lettre 7538.
  3. l’Épître à Boileau est aussi intitulée mon Testament.