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Correspondance de Voltaire/1769/Lettre 7563

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Correspondance : année 1769GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 343-344).
7563. — À M. THIERIOT.
29 mai.

Vous saurez, mon ancien ami, que le jeune magistrat attendait le livre de l’abbé de Châteauneuf[1] pour faire une préface dans laquelle il voulait faire connaître le caractère de la célèbre Ninon, que Préville ne connaît point du tout. Je l’avais flatté que ce petit livre pourrait venir par la poste ; mais comme vous l’avez envoyé par les voitures publiques, il n’arrivera que dans trois semaines. Je n’en suis point fâché ; l’auteur aura tout le temps de limer son ouvrage, qu’il veut intituler le dépositaire, et non pas Ninon, parce qu’en effet le dépôt fait par Gourville à un dévot est le principal sujet de sa pièce, et tout le reste paraît accessoire.

Il est vrai que l’ouvrage n’est pas dans le goût moderne, et je craindrais même que la passion de boire, qui était autrefois un goût du bel air, et qui est aujourd’hui hors de mode, ne parût insipide. J’ai pris la liberté de dire à l’auteur qu’un tel rôle ne peut réussir que quand il est supérieurement joué, et je l’ai engagé à livrer sa pièce à l’impression plutôt qu’au théâtre. Il vous l’enverra donc dès qu’il y aura mis la dernière main, et vous en ferez tout ce qu’il vous plaira. Quoique l’on soit aujourd’hui très-sévère, et qu’on s’effarouche de tout ce qui aurait passé sans difficulté du temps de Molière, je crois que vous obtiendrez aisément une permission. Il est plus aisé à présent d’être imprimé que d’être joué.

S’il y a quelques nouvelles dans la littérature, je me flatte que vous m’en donnerez. Je ne crois pas que vous soyez au fait de ce qu’on imprime en Hollande. Marc-Michel Rey a donné une Histoire du Parlement de Paris[2], que les connaisseurs jugent fidèle et impartiale. Connaissez-vous le Cri des Nations[3] ? Avez-vous entendu parler des aventures d’un Indien et d’une Indienne[4] mis à l’Inquisition à Goa du temps de Léon X, et conduits à Rome pour être jugés ? Il y a dans cet ouvrage une comparaison continuelle de la religion et des mœurs des brames avec celles de Rome. L’ouvrage m’a paru un peu libre, mais curieux, naïf et intéressant. Il est écrit en forme de lettres, dans le goût de Paméla. Le titre est Lettres d’Amabed et d’Adatè. Mais dans les six tomes de Paméla il n’y a rien : ce n’est qu’une petite fille qui ne veut pas coucher avec son maître à moins qu’il ne l’épouse ; et les Lettres d’Amabed sont le tableau du monde entier, depuis les rives du Gange jusqu’au Vatican.

Adieu, mon ancien ami, qui êtes mon cadet de plusieurs années ; votre vieil ami vous embrasse.

  1. Dialogue sur la musique des anciens, 1725, in-12.
  2. Qui se trouve aux tomes XV et XVI de la présente édition.
  3. Tome XXVII, page 565.
  4. Lettres d’Amabed, tome XXI. page 435.