Correspondance de Voltaire/1769/Lettre 7622

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Correspondance : année 1769GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 406-407).

7622. — À MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT.
7 auguste.

Vous me dites, madame, que vous perdez un peu la mémoire : mais assurément vous ne perdez pas l’imagination. À l’égard du président, qui a huit ans plus que moi, et qui a été bien plus gourmand, je voudrais bien savoir s’il est fâché de son état, s’il se dépite contre sa faiblesse, si la nature lui donne l’apathie conforme à sa situation : car c’est ainsi qu’elle en use pour l’ordinaire ; elle proportionne nos idées à nos situations.

Vous vous souvenez donc que je vous avais conseillé la casse. Je crois qu’il faut un peu varier ces grands plaisirs-là ; mais il faut toujours tenir le ventre libre, pour que la tête le soit. Notre âme immortelle a besoin de la garde-robe pour bien penser. C’est dommage que La Mettrie ait fait un assez mauvais livre sur l’homme-machine ; le titre était admirable[1].

Nous sommes des victimes condamnées toutes à la mort ; nous ressemblons aux moutons qui bêlent, qui jouent, qui bondissent, en attendant qu’on les égorge. Leur grand avantage sur nous est qu’ils ne se doutent pas qu’ils seront égorgés, et que nous le savons.

Il est vrai, madame, que j’ai quelquefois de petits avertissements ; mais, comme je suis fort dévot, je suis très-tranquille.

Je suis très-fâché que vous pensiez que les Guèbres pourraient exciter des clameurs. Je vous demande instamment de ne point penser ainsi. Efforcez-vous, je vous en prie, d’être de mon avis. Pourquoi avertir nos ennemis du mal qu’ils peuvent faire ? Vraiment, si vous dites qu’ils peuvent crier, ils crieront de toute leur force. Il faut dire et redire qu’il n’y a pas un mot dont ces messieurs puissent se plaindre ; que la pièce est l’éloge des bons prêtres, que l’empereur romain est le modèle des bons rois, qu’enfin cet ouvrage ne peut inspirer que la raison et la vertu : c’est le sentiment de plusieurs gens de bien qui sont aussi gens d’esprit. Mettez-vous à leur tête, c’est votre place. Criez bien fort, ameutez les honnêtes gens contre les fripons. C’est un grand plaisir d’avoir un parti, et de diriger un peu les opinions des hommes.

Si on n’avait pas eu de courage[2], jamais Mahomet n’aurait été représenté. Je regarde les Guèbres comme une pièce sainte, puisqu’elle finit par la modération et par la clémence. Athalie, au contraire, me paraît d’un très-mauvais exemple ; c’est un chef-d’œuvre de versification, mais de barbarie sacerdotale. Je voudrais bien savoir de quel droit le prêtre Joad fait assassiner Athalie, âgée de quatre-vingt-dix ans, qui ne voulait et qui ne pouvait élever le petit Joas que comme son héritier ? Le rôle de ce prêtre est abominable.

Avez-vous jamais lu, madame, la tragédie de Saül et David[3] ? On l’a jouée devant un grand roi ; on y frémissait et on y pâmait de rire, car tout y est pris mot pour mot de la sainte Écriture.

Votre grand’maman est donc toujours à la campagne ? Je suis bien fâché de tous ces petits tracas ; mais, avec sa mine et son âme douce, je la crois capable de prendre un parti ferme, si elle y était réduite. Son mari, le capitaine de dragons, est l’homme du royaume dont je fais le plus de cas. Je ne crois pas qu’on puisse ni qu’on ose faire de la peine à un si brave officier, qui est aussi aimable qu’utile.

Adieu, madame ; vivez, digérez, pensez. Je vous aime de tout mon cœur : dites à votre ami que je l’aimerai tant que je vivrai.


  1. L’Homme-Machine, 1748 ; un volume in-12.
  2. Crébillon refusa comme censeur son approbation à la tragédie de Mahomet. D’Alembert eut le courage de donner la sienne ; voyez tome IV. page 95.
  3. Tome V, page 571.