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Correspondance de Voltaire/1769/Lettre 7675

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7675. — DE CATHERINE II[1],
impératrice de russie.
Pétersbourg, le 15-26 septembre 1769.

Monsieur, je vous ai conté l’autre jour la prise de Chotin, et comment l’armée du victorieux et spirituel Moustapha a été anéantie. Celle-ci ne sera point remplie de faits meurtriers, que vous n’aimez pas plus que moi. Je vous dirai seulement, avant que de répondre à vos deux lettres, monsieur, que les nouvelles d’Azow et de Taganrog ne parlent que de bals, de dîners et de soupers donnés par les généraux et commandants. Depuis que ces forteresses sont occupées on n’y entend pas parler d’ennemis. Cependant les Turcs avaient envoyé au mois de juin des bâtiments avec des troupes pour faire une descente sur cette côte ; ces vaisseaux relâchèrent en Crimée, à Kafa, et là les troupes se révoltèrent contre leur pacha, le tuèrent, de même que les commissaires des vivres, se jetèrent dans les barques, et s’en allèrent Dieu sait où. Si mes ennemis ont eu de grands desseins, je les en félicite ; mais il se pourrait qu’ils ont compté sans leur hôte. J’aurais vécu cent ans en paix, et je n’aurais jamais commencé la guerre ; mais puisque je suis obligée de la faire, grâce au soin de mes ennemis et de mes envieux, je ne négligerai assurément rien pour m’en bien tirer. Les farces italiennes pour la plupart finissent par des coups ; celles des Turcs en croisades avec le nonce et ses adhérents pourraient bien finir de même.

Il n’y a rien de plus flatteur pour moi que le voyage que vous voulez entreprendre pour me venir trouver ; mais, monsieur, je répondrais mal à l’amitié que vous me témoignez si je n’oubliais en ce moment la satisfaction personnelle que j’aurais à vous voir pour ne m’occuper que de l’inquiétude que je ressens en pensant à ce voyage si long et si pénible auquel vous voulez vous exposer. Votre santé d’ailleurs délicate, j’admire votre courage ; mais je serais inconsolable si votre santé, par malheur, était affaiblie par ce voyage ; et ni moi, ni toute l’Europe, ne me le pardonnerions. Si jamais l’on faisait usage de l’épitaphe qu’il vous a plu de composer,[2] la terre entière me reprocherait ma complaisance. Outre cela, monsieur, je suis obligée de vous avouer que, si les choses restent dans l’état où elles sont, il se pourrait aisément que le bien de mes affaires m’obligeât d’aller dans les provinces méridionales de mon empire, ce qui doublerait votre chemin ; ainsi, monsieur, je ne saurais vous dire au juste où je serai.

  1. Collection de Documents, Mémoires et Correspondances relatifs à l’histoire de l’empire de Russie, etc., tome X, page 378.
  2. Voyez la fin de la lettre 7653.