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Correspondance de Voltaire/1769/Lettre 7707

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7707. — DE CATHERINE II[1],
impératrice de russie.
À Pétersbourg, ce 1er novembre 1769.

Monsieur, je suis bien fâchée de voir, par votre obligeante lettre du 17 d’octobre, que mille fausses nouvelles sur notre compte vous aient affligé. Cependant il est très-vrai que nous avons fait la plus heureuse campagne dont il y ait d’exemple. La levée du blocus de Chotin, par le manque de fourrages, était le seul désavantage qu’on pouvait nous donner. Mais quelle suite a-t-elle eue ? La défaite entière de la multitude que Moustapha avait envoyée contre nous.

Toute la ressource de nos envieux et de nos ennemis était donc de répandre des fausses nouvelles et des doutes sur nos succès ; c’est en quoi la Gazete de France et celle de Cologne excellent : ils continueront leur train, je pense, et je m’en moquerai, pourvu que les événements me soient favorables. Je ne sens de la peine que de celle que vous avez eue de ces mauvais bruits.

Je vous ai fait part cependant de tout ce qui méritait quelque attention, sachant la part que vous voulez bien y prendre. Je ne sais si mes lettres vous sont parvenues. Je crois un colonel qui a servi contre les Corses très-capable d’aller trouver les Turcs ; mais, s’il tombe prisonnier entre nos mains, comme il sera sans aveu apparemment, il pourra bien aller trouver quelque part ses pareils. Toujours il sera indigne de retourner faire amende honorable dans votre château, ayant résisté à la voix de la raison, et n’ayant écouté que celle de la passion, du fanatisme ou de la folie : ce qui revient au même.

Ce n’est point le grand maître de l’artillerie, le comte Orlof, qui a la présidence de l’Académie, c’est son frère cadet, qui fait son unique occupation de l’étude. Ils sont cinq frères ; il serait difficile de nommer celui qui a le plus de mérite. Quatre sont militaires. Le grand maître est le second ; deux de ses frères se trouvent présentement en Italie. Lorsque j’ai montré au grand maître l’endroit de votre lettre où vous me dites, monsieur, que vous le soupçonnez de ne pas trop aimer les vers français, il m’a répondu qu’il ne possédait pas assez la langue française pour les entendre. Et je crois que cela est vrai, car il aime beaucoup la poésie des langues qu’il entend ; et d’ailleurs, c’est un seigneur qui est très-sensible aux grandes actions et aux belles choses. Comment ne le serait-il pas à vos vers ?

J’espère, monsieur, recevoir bientôt par vous des nouvelles de ma flotte ; c’est un spectacle nouveau que cette flotte dans la Méditerranée. Il faudra voir ce qu’elle fera. La sage Europe juge toujours des choses par l’événement ; il faut du bonheur, et alors les amis et les loueurs se trouveront ; jusqu’ici, Dieu merci ! nous n’avons pas manqué de bonheur.

Je vous avoue, monsieur, que ce m’est toujours une satisfaction bien agréable lorsque je vois la part que vous prenez à ce qui m’arrive.

Soyez persuadé que je sens parfaitement le prix de votre amitié. Je vous prie de me la continuer, et d’être assuré de la mienne.

  1. Collection de Documents, Mémoires et Correspondances relatifs à l’histoire de l’empire de Russie, etc., tome X, page 391.