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Correspondance de Voltaire/1769/Lettre 7722

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Correspondance : année 1769GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 504-505).
7722. — À M. SERVAN.
6 décembre.

Monsieur, la lettre dont vous m’honorez me ranime. Je suis bien malade, et presque mourant ; mais portez-vous bien et vivez. Soyez très-sûr que, malgré votre modestie, le monde a besoin de vous. M. l’abbé de Ravel m’a dit que votre santé était très-faible ; je vous conjure d’en avoir grand soin, et surtout de votre poitrine.

Il est très-vrai que j’ai souvent sur ma cheminée et sous mes yeux le peu d’écrits publics qu’on a de vous ; mais je vous ai donné mon cœur ; je m’intéresse à votre vie encore plus, s’il est possible, qu’à votre gloire ; qu’il y ait trois ou quatre hommes comme vous en France, et la France en vaudra mieux.

Vous ai-je jamais dit combien de larmes interrompirent la lecture que je faisais à douze ou quinze personnes de ce discours[1] dans lequel vous vengiez les droits de l’humanité contre un lâche qui s’était fait catholique, apostolique, romain, pour trahir sa femme et la réduire à l’aumône ? On m’a dit que tout l’auditoire avait éclaté en sanglots comme nous. M. d’Aguesseau, dont on a imprimé dix volumes, n’a jamais fait répandre une larme. Je ne veux pas vous en dire davantage ; mais je ne suis point ébloui des noms.

Je me flatte que vous n’avez pas oublié votre beau projet sur la jurisprudence. Peut-être l’article des Mœurs, dont vous voulez bien me parler, entre-t-il dans cet ouvrage. Permettez-moi de vous confier qu’une très-petite société de gens, qui ont du moins le mérite de penser comme vous, travaille à un supplément de l’Encyclopédie[2], dont on va bientôt imprimer le premier volume. Si vous étiez assez bon pour envoyer ce que vous avez daigné écrire sur les Spectacles qui peuvent contribuer aux bonnes mœurs, ce serait un morceau bien précieux, dont nous ferions usage à l’article Dramatique ; et cela vaudrait mieux que la Conversation de l’intendant des menus avec l’abbé Grisel[3].

Il est bien plaisant, monsieur, que Jean-Jacques ait écrit contre les spectacles en faisant une mauvaise comédie, et contre les romans en faisant un mauvais roman. Mais qu’attendre d’un polisson qui dit, dans je ne sais quel Émile, que M. le dauphin pourrait faire un bon mariage en épousant la fille du bourreau ? Cet inconcevable fou descend en droite ligne du chien de Diogène : vous lui faites bien de l’honneur de prononcer son nom.

Si vous poussiez la générosité jusqu’à nous envoyer ce qui regarde les spectacles, vous pouvez être sûr du plus profond secret. Vous n’auriez qu’à faire adresser le paquet à M. Vasselier, premier commis des bureaux des postes à Lyon. Je ne mérite pas cette bonté de votre part ; mais accordez-la au public, et agréez l’extrême vénération et l’attachement très-respectueux du pauvre vieillard des montagnes.

Voltaire.

  1. Discours dans la cause d’une femme protestante, 1767, in-12.
  2. Il s’agit des Questions sur l’Encyclopédie, dont le premier volume parut en 1770, et qui ont été refondues dans le Dictionnaire philosophique.
  3. Tome XXIV, page 239.