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Correspondance de Voltaire/1770/Lettre 7770

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7770. — À FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
Janvier.

Mon cher Lorrain[1], je ne sais pas comment vous vous appelez aujourd’hui, mais au bout de dix-huit ans j’ai reconnu votre écriture. Je vois que vous avez travaillé sous un grand maître. Vous êtes donc de l’Académie de Berlin ; assurément vous en faites l’ornement et l’instruction. Vous me paraissez un grand philosophe dans le séjour des revues, des canons, et des baïonnettes. Comment avez-vous pu allier des objets si contraires ? Il n’y a point de cour en Europe où l’on associe ces deux ennemis. Vous me direz peut-être que Marc-Aurèle et Julien avaient trouvé ce secret, qu’il a été perdu jusqu’à nos jours, et que vous viviez auprès d’un maître qui l’a ressuscité. Cela est vrai, mon cher Lorrain ; mais ce maître ne donne pas le génie.

Il faut que vous en ayez beaucoup pour que vous ayez enfin montré par votre écrit la vraie manière d’être vertueux sans être un sot et sans être un enthousiaste.

Vous avez raison, vous touchez au but. C’est l’amour-propre bien dirigé qui fait les hommes de bon sens véritablement vertueux. Il ne s’agit plus que d’avoir du bon sens ; et tout le monde en a sans doute assez pour vous comprendre, puisque votre écrit est, comme tous les bons ouvrages, à la portée de tout le monde.

Oui, l’amour-propre est le vent qui enfle les voiles, et qui conduit le vaisseau dans le port. Si le vent est trop violent, il nous submerge ; si l’amour-propre est désordonné, il devient frénésie. Or il ne peut être frénétique avec du bon sens. Voilà donc la raison mariée à l’amour-propre : leurs enfants sont la vertu et le bonheur. Il est vrai que la raison a fait bien des fausses couches avant de mettre ces deux enfants au monde. On prétend encore qu’ils ne sont pas entièrement sains, et qu’ils ont toujours quelques petites maladies ; mais ils s’en tirent avec du régime.

Je vous admire, mon cher Lorrain, quand je lis ces paroles[2] : « Qu’y a-t-il de plus beau et de plus admirable que de tirer, d’un principe même qui peut mener au vice, la source du bien et de la félicité publique ? »

On dit que vous faites aussi aux Welches l’honneur d’écrire en vers dans leur langue ; je voudrais bien en voir quelques-uns. Expliquez-moi comment vous êtes parvenu à être poëte, philosophe, orateur, historien, et musicien. On dit qu’il y a dans votre pays un génie qui apparaît les jeudis à Berlin, et que, dès qu’il est entré dans une certaine salle, on entend une symphonie excellente, dont il a composé les plus beaux airs. Le reste de la semaine il se retire dans un château bâti par un nécroman : de là il envoie des influences sur la terre. Je crois l’avoir aperçu, il y a vingt ans ; il me semble qu’il avait des ailes, car il passait en un clin d’œil d’un empire à un autre. Je crois même qu’il me fit tomber par terre d’un coup d’aile.

Si vous le voyez ou sur un laurier ou sur des roses (car c’est là qu’il habite), mettez-moi à ses pieds, supposé qu’il en ait, car il ne doit pas être fait comme les hommes. Dites-lui que je ne suis pas rancunier avec les génies. Assurez-le que mon plus grand regret à ma mort sera de n’avoir pas vécu à l’ombre de ses ailes, et que j’ose chérir son universalité avec l’admiration la plus respectueuse.

  1. Cette lettre est une réponse à l’envoi d’un ouvrage manuscrit du roi de Prusse, sur les principes de la morale. Voltaire l’adresse à son ancien copiste Villaume, qui était au service de Frédéric depuis 1755.
  2. C’est un passage de l’Essai sur l’amour-propre envisagé comme principe de morale, opuscule de Frédéric, publié en 1770, in-8°, et qui fait partie de ses Œuvres (primitives).