Correspondance entre Alexis de Tocqueville et Arthur de Gobineau/02

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Correspondance entre Alexis de Tocqueville et Arthur de Gobineau
Revue des Deux Mondes5e période, tome 40 (p. 49-85).
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CORRESPONDANCE
ENTRE
ALEXIS DE TOCQUEVILLE
ET
ARTHUR DE GOBINEAU

DEUXIÈME PARTIE[1]
1851-1856


Paris, le 14 décembre 1850,

… Comme vous êtes la source et le conservateur de votre chef de cabinet, je vous dois de vous reporter ce qui m’arrive de bien et de bon. Le ministère du Commerce a écrit, à mon sujet, deux fort belles lettres de félicitation au ministère, et M. de Viel-Castel et la direction commerciale ont demandé la croix pour moi. Le Président a refusé, disant que j’étais trop jeune de service ; comme ce n’était pas, à ce qu’il paraît, une raison sans réplique pour le département, on m’a reproposé de nouveau le 10 décembre. J’ai subi un nouveau refus, mais M. de Viel-Castel a bien voulu me faire dire que je serais constamment proposé jusqu’à ce que j’eusse obtenu ce que le département veut me donner. Et, en effet, les précédens aux Affaires étrangères ne sauraient être favorables à la doctrine des droits uniquement fondés sur l’ancienneté. Il ne vous paraîtra pas singulier que je mette à plus haut prix la bienveillance si marquée du département que l’obtention d’une faveur qui, en définitive, arrivera en son temps et qui ne sera que la confirmation de la satisfaction qu’on veut bien me témoigner.

ARTHUR DE GOBINEAU.


Sorrente, le 15 janvier 1851.

Il y a un siècle, mon cher ami, que je veux vous écrire et que je suis empêché de le faire, tantôt par la crainte que ma lettre ne vous trouve plus à Berne, tantôt par la pensée que peut-être ne serez-vous pas revenu dans cette ville quand elle y arrivera. Je crois cependant qu’aujourd’hui je puis vous y écrire à coup sûr.

Je suis fâché qu’on ne vous ait pas donné la croix, mais je suis charmé d’apprendre que vous l’ayez si bien méritée. J’ai voyagé de Toulon à Cività Vecchia avec M. de Clercq, sous-directeur de la direction commerciale. Nous avons causé de vous, comme de raison, et il m’a fait le plus grand éloge et de vous et de vos travaux. J’en ai éprouvé une véritable joie et dans votre intérêt et dans le mien même, car je mets une sorte d’amour-propre à ce que vous vous distinguiez dans la carrière dont j’ai été si heureux de vous ouvrir la porte. J’ai toujours cru que vous possédiez les principales qualités qui y font faire son chemin d’une manière brillante et que si vous parveniez à mettre un peu plus de liant avec les hommes (vous pardonnez cette petite critique à ma sincère amitié), il ne vous manquerait rien. Je conçois que vous désiriez la croix et je la désire pour vous très vivement à cause de votre situation particulière et de votre jeunesse diplomatique. Mais elle ne peut vous manquer. Je voudrais bien être aussi sûr du nom que portera le gouvernement qui vous la donnera. J’ai peine à concevoir les refus réitérés du Président. Etes-vous bien certain que les choses se soient passées comme on les dit ? J’ai toujours trouvé, pour ma part, le Président très bienveillant, je pourrais presque dire très affectueux, et si on lui avait rappelé les rapports qui ont existé entre nous, je doute qu’il eût rayé votre nom avec cette persistance.

Je jouis ici de tout le bien-être qu’on peut trouver loin de son pays dans les circonstances où nous sommes. L’esprit est quelquefois agité et inquiet, mais le corps semble faire chaque jour des progrès nouveaux vers un l’établissement complet. Toutes mes forces sont revenues et à peine puis-je apercevoir la trace de la maladie si grave que j’ai soufferte. Je vis dans une grande solitude, travaillant un peu, me promenant beaucoup et je me tiendrais pour aussi heureux que je puisse être, si je n’étais pas excité et troublé, de temps à autre, par les bruits de Paris qui arrivent jusqu’à moi. La raison me dit que de toute manière il vaut mieux que je sois ici, mais l’instinct me pousse dans la bataille, et l’instinct, c’est plus de la moitié de l’homme. S’il ne fait pas toujours faire les sottises que la raison défend, il rend fort désagréables les actions sages qu’elle commande. Je compte revenir en France au mois d’avril et, si j’y retourne réellement guéri comme je l’espère, je n’aurai pas perdu ici mon temps.

Mille amitiés de cœur.

Ecrivez-moi à Naples, bureau restant.

ALEXIS DE TOCQUEVILLE.


Sorrente, le 28 mars 1851.

Votre lettre du 21 février, mon cher ami, m’a causé une véritable joie et, en même temps, une sensible peine. La peine est venue de ce que vous nous dites de l’accident qui est survenu dans la santé de Mme de Gobineau. J’espère qu’en ce moment et depuis longtemps cette santé qui vous est, avec raison, si précieuse est rétablie. Quant au fond du malheur, il est réparable, et vous le réparerez sans doute avant qu’il soit bien longtemps. Ce qui m’a réjoui dans votre lettre est l’annonce de votre croix. Quoique je n’attache pas, en général, grande importance à ces sortes d’honneurs, dans les circonstances où vous étiez il était très désirable de l’obtenir. J’y tenais infiniment pour vous et je sais particulièrement gré à M. Brénier de ce qu’il a fait dans la circonstance. Vous voilà, Dieu merci, en bonne voie et j’espère que vous marcherez vite dans la carrière qui s’ouvre si bien pour vous. Vous savez si mes vœux vous y suivront.

Je compte quitter ce pays-ci dans quinze jours et retourner directement par mer à Marseille. Mon congé expire le 1er mai et j’espère bien être retourné à Paris avant cette époque. Quand je dis j’espère, cela signifie que je désire ne rencontrer aucun obstacle de santé qui retarde mon voyage ; car si vous concluiez de cette expression qu’il me tarde de me retrouver dans le monde politique, vous vous tromperiez bien. Il n’y a, pour le moment, que des embarras à y rencontrer et des coups à y recevoir, et si j’avais une raison valable d’en sortir pour un ou deux ans, je ne manquerais pas, je vous assure, de m’en servir. Mais la politique est une vieille coquine dont on ne peut pas se dépêtrer alors qu’on ne l’aime plus. Je retourne donc à Paris à mon grand regret. J’aurai gagné au moins à mon absence, j’espère, une santé plus affermie. Je parle de la poitrine ; car le printemps et le sirocco m’ont bien fait souffrir de l’estomac ces derniers temps.

Il me semble qu’il s’amasse un bien gros nuage sur votre Suisse ; du moins, c’est l’impression que je reçois des objets à la distance où je suis. Je crains que, dès que les puissances allemandes se seront arrangées tant bien que mal entre elles, elles ne fassent pour cimenter le nouveau lien une entreprise commune contre la Suisse, non pas seulement avec des notes, comme de notre temps, mais avec des soldats. Le roi de Prusse, d’ailleurs, s’étant fait bafouer dans ses grandes entreprises, voudra se donner la petite consolation de triompher à Neuchâtel. Telle est du moins ma prévision et j’ajoute ma crainte. Car un tel événement serait pour nous le dernier coup. Quant à moi, j’aurais plutôt donné ma démission que de me résoudre à le recevoir. On le recevra pourtant, j’en ai bien peur. Les saints qui sont rancuneux comme des saints et qui ont encore sur le cœur l’affaire du Sonderbund (je parle des saints de France) pèseront sur notre gouvernement et le feront plier.

Adieu, donnez-moi de vos nouvelles, dès que vous me croirez arrivé à Paris. Rappelez-nous particulièrement au souvenir de Mme de Gobineau et croyez à ma bien sincère amitié.

A. DE TOCQUEVILLE.


Versailles, le 12 juin 1851,

Je voulais vous écrire en arrivant à Paris, mon cher ami, mais du moment où je suis tombé dans le courant des affaires publiques, celui-ci m’a entraîné et ne m’a pas laissé le temps de respirer. Je veux cependant vous remercier de la lettre si intéressante que j’ai reçue de vous, peu après mon arrivée à Paris. Elle me prouve de plus en plus, ce que j’avais toujours cru, que la carrière dans laquelle vous avez été jeté un peu par hasard vous convient plus qu’aucune autre et qu’elle forme le théâtre sur lequel vous êtes appelé par la nature à vous distinguer le plus. Je voudrais seulement que vous eussiez à jouer votre rôle autre part qu’à Berne, puisque le climat de Berne ne convient pas à Mme de Gobineau. Vous aurez de la peine, sous d’autres rapports, à trouver mieux, soit au point de vue pécuniaire, soit même à celui des affaires dont un secrétaire d’ambassade peut avoir à s’occuper. Mais la raison de santé domine tout, et je me joindrais volontiers à vos amis pour hâter le moment de votre changement, si je me croyais quelque influence sur le ministre ; mais, en vérité, je ne m’en flatte pas. Je ne puis donc que vous réserver mon zèle pour le premier moment où il pourra s’exercer. Vous avez, du reste, dans M. de Baroche un ami sur le dévouement duquel vous pouvez compter.

Je vous écris de Versailles où je suis venu m’établir. Désespérant d’avoir cette année des vacances assez longues pour pouvoir me rendre à Tocqueville et ne voulant pas essuyer les chaleurs de Paris, j’ai pris le parti de louer une petite maison située dans un grand parc qu’occupe Rivet dans la banlieue de Versailles. Je suis établi là depuis une dizaine de jours ; tous les matins je pars pour ma boutique et le soir je reviens au logis. Cette vie mêlée de travail d’esprit et d’agitation de corps me convient beaucoup jusqu’à présent et je me porte mieux que je ne l’ai fait depuis trois mois. C’est ici qu’il faut me répondre.

Vous n’avez pas oublié sans doute votre ancien collaborateur Chateaubriand ; voilà deux ans que ce jeune homme travaille au Ministère. Ce temps est assez long pour justifier complètement la faveur qu’on lui ferait de le nommer attaché payé, quand une vacance se présentera. Vous savez comme moi qu’on n’est réellement dans la carrière diplomatique que le jour où on a ce grade. Jusque-là on ne vous a accordé qu’une prétention et non un droit. J’aime le jeune homme et je suis surtout très attaché à ses parens. J’attacherais donc un prix particulier et je tiendrais infiniment à ce qu’il pût parvenir le plus tôt possible au grade qui fixera son avenir. Je désirerais que vous voulussiez bien écrire dans ce sens à de Serre qui, placé comme il l’est, peut beaucoup en pareille matière. Je vous prie de lui dire qu’après ce qui peut être fait à votre convenance, la chose que je désire le plus ou plutôt la seule que je désire du ministère des Affaires étrangères est l’avancement de Chateaubriand. Je dirai moi-même cela à de Serre, si je le rencontre ; mais je vous prie, en attendant, de le lui écrire en ajoutant ce que vous fournira de pressant sur ce sujet votre amitié.

Je ne sais où vous trouvera cette lettre, et si je dois l’envoyer à Berne ou à Nice. Je sais que vous avez séjourné quelque temps dans cette partie du Piémont. Peut-être avez-vous passé par Turin. Dans tous les cas, et avec la perspicacité que je vous connais, vous avez dû porter un jugement sur l’état de ce pays dont le sort peut influer sur la tournure de nos propres affaires. Je n’ai pas besoin de vous dire que vos observations en cette matière comme en toute autre seraient bien reçues[2]. Notre état intérieur, sans être critique, est toujours fort grave. On aura bien de la peine à gagner le mois de mai prochain sans que le fil qui nous tient en équilibre ne casse et sans que nous arrivions à quelque phase révolutionnaire.

Adieu, rappelez-nous au souvenir de Mme de Gobineau et croyez à ma sincère amitié.

A. DE TOCQUEVILLE.


Hanovre, le 3 août 1851.

Vous savez probablement déjà que le ministre vient de m’envoyer ici comme chargé d’affaires pour remplir l’intérim de M. de Ferrières, qui va pour deux ou trois mois à Paris. Vous pouvez penser avec quel plaisir j’ai reçu l’ordre de venir à Hanovre.

Vous allez avoir maintenant la prorogation ; dites-moi, je vous en prie, si votre santé a souffert de vos derniers travaux. Vous n’avez pas fait là une des moindres actions de votre vie publique, ni une des moindres œuvres de votre vie intellectuelle. Je serais bien heureux si vous vouliez bien me donner ce rapport[3] capital avec votre signature en haut (ceci tient à la fois de l’affection et de la bibliophilie). Quand je connaîtrai un peu le terrain ici, je vous demanderai la permission de vous en parler.

A. DE GOBINEAU.


Paris, le 6 août 1851.

Mon cher ami, j’ai appris hier avec une grande joie par de Serre ce qui vient de vous arriver et en rentrant chez moi je trouve votre lettre. Je veux sur-le-champ vous dire le plaisir que me cause votre changement de situation. Ce que vous devenez et ce que vous n’êtes plus sont deux motifs de satisfaction presque aussi grands l’un que l’autre. Je craignais toujours qu’il ne vous arrivât mal à Berne : je dis mal dans votre situation, car je n’ai jamais pu prendre, je vous l’avoue, très au sérieux la crainte que vous paraissiez concevoir pour le cou de Mme de Gobineau. Celui-ci ne m’a jamais paru disposé à devenir goitreux et je suis certain qu’il fût resté aussi rond et aussi uni qu’autrefois, en dépit de l’eau des glaciers. Mais il n’en était pas de même de votre situation qui aurait bien pu prendre à Berne un mauvais tour. Vous en voilà tiré et tiré avec un grand avantage. Vous êtes placé sur un théâtre où vos qualités ne peuvent manquer de paraître. Je vous répète que c’est une vraie joie pour moi, je devrais dire pour nous, car ma femme s’unit pleinement au sentiment que j’éprouve.

Ainsi que vous l’avez jugé, je vais quitter Paris ou plutôt Versailles, car la chaleur m’avait fait fuir Paris et m’avait porté à louer une petite maison très agréable à habiter et qui est placée dans les environs de Versailles. Je me rends en Normandie, mais seulement pour la durée du Conseil général. Je reviendrai ensuite ici ou je laisse ma femme. Nous avons renoncé, à notre très grand regret, à nous établir cette année dans notre cher Tocqueville. Un si grand déplacement pour si peu de temps après tant d’autres serait bien cher et je ne veux point mettre l’embarras dans mes finances. Vous savez ma théorie sur ce point : il n’y a de notre temps qu’une seule force durable, c’est celle qu’on tire de son caractère. Il n’est qu’une seule façon de conserver intact avec certitude son caractère ; c’est de n’avoir jamais besoin d’argent. Ergo, je conclus que quand on ne peut pas augmenter son revenu, il faut savoir borner sa dépense. Le second moyen est aussi efficace, quoique moins agréable que le premier.

Je suis très content que vous ayez trouvé du mérite dans ma dernière œuvre. L’effet produit en France m’a en somme satisfait et ce qui m’est revenu de l’étranger, surtout de l’Angleterre, m’a plus satisfait encore. Je vais vous envoyer l’exemplaire que vous désirez. Maintenant, pourquoi ai-je fait ce rapport, dans quel but, par suite de quelles nécessités et de quelles circonstances ? Cela ne pourrait se dire que dans une conversation très longue et très intime. On ne dit point de ces choses par la poste. Il y aurait pourtant fort à vous apprendre sur notre situation dont l’aspect, surtout dans la partie qui est cachée au public, change sans cesse et si rapidement, que celui qui est hors de France depuis quelques mois doit se garder de juger et se tenir dans une grande circonspection.

Ma santé a bien supporté les dernières épreuves. J’en suis content et ne lui demande que de se maintenir.

Adieu. Mille amitiés de cœur. Je recevrai ce que vous aurez à me dire avec un extrême intérêt comme vous pouvez croire.

A. DE TOCQUEVILLE.


Hanovre, le 18 septembre 1851.

J’ai lu le Rapport plus à tête reposée. C’est une des plus belles choses que vous ayez jamais faites et, j’ose le dire, une des œuvres les plus capitales de la philosophie politique. Il y a une sérénité, une grandeur de vues au milieu d’une situation si compliquée et compliquée, il faut l’avouer, par beaucoup de choses qui de loin paraissent un peu mesquines, que l’impression de plaisir et d’admiration qu’on en éprouve, redouble à mesure qu’on y réfléchit plus. Je suis votre conseil ; je ne juge pas ce qui se passe en France et me confesse incompétent ; mais c’est bien dur de vivre ainsi aveugle.

A. DE GOBINEAU.


Berne, le 29 avril 1832.

… Pour ce qui vous concerne, voici ce qui me vient de suite à l’esprit. Il me semble que je prendrais la source des idées novatrices en Allemagne dans la philosophie, la théologie et l’érudition. On peut remarquer que, dans tous les pays du monde, ces trois branches des connaissances humaines ont servi au développement théorique de l’esprit ; mais en Allemagne, l’action a été plus directe et a abouti plus vite à la pratique parce que les universités ont joué un plus grand rôle dans l’ordre social que chez nous. J’excepte le moyen âge.

En acceptant ce point de vue, je crois qu’il y aurait utilité à feuilleter les écrits polémiques de Luther et d’Erasme et ceux de plusieurs de Jours contemporains, entre autres les espèces de pamphlets très curieux de Ulrich de Hutten, Epistolae aliquot obscurorum virorum, je ne sais si le titre est bien exact, je le cite de mémoire, mais sauf aliquot ce doit être cela. Au XVIIe siècle, il y aurait quelque chose à voir dans les écrits de Leibniz qui, très conservateur, comme on dirait aujourd’hui, n’en est pas moins occupé de combattre contre le mouvement des esprits, preuve qu’il existait. Au XVIIIe siècle, il y a Moïse Mendelssohn qui entrait dans la polémique sociale par les idées de réaction juive. C’est un grand esprit. Lessing est un vrai révolutionnaire ; la critique littéraire et le drame lui ont surtout servi d’armes.

Les biographies de Schiller et de Goethe, mais surtout de Schiller, peuvent fournir encore beaucoup de renseignemens et surtout ouvrir des points de vue sur l’état de la société allemande. Je me rappelle que Pierre Leroux dans sa préface à sa traduction de Werther doit parler de la nature révolutionnaire de ce héros de roman dont l’original vrai était, en effet, ce que Goethe l’a dépeint, un mécontent.

Je ne vous offre ceci que comme une avant-garde…

A. DE GOBINEAU.


Paris, ce 15 mai 1852.

Je suis fort en retard avec vous, mon cher ami ; les dix derniers jours viennent de se passer dans les ennuis et les embarras d’un déménagement, voilà mon excuse. J’ai cependant eu le temps de lire le chapitre de Flourens que j’ai trouvé dans la seconde édition de son livre intitulé : Histoire des travaux et des idées de Buffon, édition in-12, 1850, chap. 14, p. 199. Ce que j’ai à vous en dire sera court. Buffon et après lui Flourens croient à la diversité des races, mais à l’unité de l’espèce humaine. La seule raison qu’ils me paraissent en donner l’un et l’autre, c’est que toutes les races produisent entre elles d’une manière continue. Ce qui est, à ce qu’il paraît, pour les savans en histoire naturelle, une preuve complète et sans réplique, et le fait est qu’il est difficile de croire que Dieu se fût amusé à créer deux espèces si semblables et si voisines qu’elles pussent se confondre de manière à effacer complètement la ligne de démarcation qu’il avait tracée entre elles : ce qui arriverait si elles pouvaient donner des produits communs qui finiraient par prendre la place des deux espèces originaires. Flourens fait remarquer avec raison que ce signe secret de la reproduction annonce l’unité d’espèce chez les animaux à travers les plus grandes dissemblances de formes, tandis que les plus grandes ressemblances de formes n’indiquent rien sur ce point quand la faculté de reproduction manque. C’est ainsi que le bouledogue et la levrette de manchon, quoique deux animaux d’un aspect si différent, se reproduisent, tandis que l’âne et le cheval qui se ressemblent au point de se confondre presque à l’œil ne peuvent faire qu’un mulet improductif.

L’homme suivant Buffon et Flourens est donc d’une seule espèce et les variétés humaines sont produites par trois causes secondaires et extérieures : le climat, la nourriture et la manière de vivre.

La seule portion de ce chapitre qui me paraisse appartenir en propre à Flourens est une dissertation sur le réseau muqueux noir qui se trouve sous l’épidémie des nègres et qui a fait dire à Voltaire : La maladie des systèmes peut-elle troubler l’esprit au point de faire dire qu’un Suédois et un Nubien sont de la même espèce, lorsqu’on a sous les yeux le reticulum mucosum des nègres qui est absolument noir et qui est la cause évidente de leur noirceur inhérente et spécifique ?

Or, il résulte des observations faites par Flourens que cette même matière qu’il appelle couche pigmentale existe, avec une couleur moins foncée, chez l’homme rouge d’Amérique, qu’on la retrouve encore moins prononcée, mais très visible chez le Kabyle, le Maure et l’Arabe qui sont de la race blanche et que même on en aperçoit un germe dans l’Européen.

Je vous remercie des détails intéressans que vous me donnez sur l’Allemagne. Je n’ai pu encore, toujours à cause de ma révolution intérieure, m’informer de l’existence de traductions. Sans traduction, c’est pour moi lettre morte. S’il vous vient d’autres idées à l’esprit et d’autres livres à la mémoire sur le même sujet, vous m’obligerez de me le dire. Remarquez que c’est encore moins les causes qui avaient produit un état révolutionnaire des esprits en Allemagne vers la fin du siècle dernier qui m’occupent, que l’étendue, le caractère de cet état d’esprit, les lieux où il règne, les symptômes par lesquels il se manifeste. De telle façon que des productions allemandes, même médiocres, même assez obscures, m’en apprendraient peut-être beaucoup sur ce point. Des ouvrages écrits par des étrangers sur l’Allemagne vers ce temps, des voyages pourraient jeter des lumières sur le sujet qui m’intéresse : des actes publics, des mémoires particuliers seraient souvent de nature à mettre en relief ce que je cherche.

Je quitte Paris dans quinze jours pour me rendre chez moi en Normandie. Si vous m’écrivez après ce terme, c’est donc à Tocqueville qu’il faut adresser vos lettres. Je passerai là tout l’été. Mille amitiés de cœur.

A. DE TOCQUEVILLE.


Saint-Cyr, par Tours (Indre-et-Loire), le 11 octobre 1853.

Mon cher ami,

Par une coïncidence bien extraordinaire je reçois le même jour votre livre et la lettre que vous m’avez adressée à Tocqueville, il y a six jours. Le premier m’est apporté de Paris par mon père et l’autre m’est renvoyée de la Normandie où je n’ai pas été cet été. Je n’ai plus de logement à Paris ; de telle sorte que le portier de mon ancienne maison s’est borné à garder précieusement votre ouvrage sans m’avertir, et comme j’ai supprimé les journaux français, plus inutiles à lire que des journaux censurés (lesquels laissent au moins entrevoir ce que le gouvernement ne veut pas qu’on dise) et ne reçois que des journaux étrangers, il en résulte que j’ignorais même que votre œuvre eût paru et étais tous les jours tenté de vous écrire pour vous demander ce qui vous empêchait de vous présenter devant le public.

Je ne vous dirai rien de l’ouvrage dans cette lettre, sinon que je vais le lire bien attentivement, non pour vous donner une appréciation de détail, — car autant que j’en puis juger par la table, il est le produit de recherches profondes sur des parties de l’histoire de l’homme qui ne me sont pas familières, — mais du moins pour vous faire connaître au vrai mon impression générale. C’est, je pense, tout ce que vous attendez de moi. Je ne vous ai jamais caché, du reste, que j’avais un grand préjugé contre ce qui me paraît votre idée mère, laquelle me semble, je l’avoue, appartenir à la famille des théories matérialistes et en être même un des plus dangereux membres, puisque c’est la fatalité de la constitution appliquée non plus à l’individu seulement, mais à ces collections d’individus qu’on nomme des races et qui vivent toujours. Si je suis un lecteur très entraîné par la vive amitié que je vous porte à voir votre livre en beau, d’une autre part je suis attiré par mes idées préexistantes sur le sujet à vous chercher noise. Je ne suis donc dans aucun sens un juge impartial, c’est-à-dire un bon juge. Mais enfin, je ferai de mon mieux. Je ne puis m’empêcher non plus de craindre pour vous que la température actuelle de l’esprit public ne soit pas favorable au développement de votre succès. Car, si on tombe chaque jour davantage dans la matière par les goûts, les habitudes et même la nature de plus en plus terre à terre de toutes les doctrines politiques et morales, on devient spiritualiste en diable en fait de philosophie. Les socialistes ont fait et font encore si grande peur que l’épicier lui-même ne veut plus entendre parler que de sciences bien orthodoxes et de bonnes lettres, afin de servir de frein au peuple, comme il dit, et d’empêcher celui-ci de piller son magasin et d’abolir la propriété et la famille. Il ne règne pas plus de liberté d’esprit que de toute autre, et il suffit qu’une thèse paraisse avoir une tendance dangereuse pour qu’il se fasse une sorte de silence universel autour d’elle. On n’a ni assez de foi, ni assez de passions, ni assez de vie pour la combattre ; on s’écarte d’elle et la laisse passer silencieusement sans la repousser ni l’admettre. Il ne faudrait donc pas vous décourager, si vous n’aviez pas immédiatement le succès que mérite, en tout cas, un si grand et si profond travail. Les causes n’en seraient pas dans le livre, mais dans le temps où il paraît.

J’ai maintenant à vous expliquer pourquoi je vous écris de Tours et, non de Tocqueville où je devrais et voudrais être. La maladie grave que j’ai eue cet hiver a été causée, comme je vous l’ai dit, je crois, par un rhumatisme. Les médecins m’ont conseillé de ne point habiter cette année les bords de la mer, très contraires aux douleurs rhumatismales. J’ai donc loué à une demi-lieue de Tours une petite maison et je m’y trouve si bien, j’y jouis d’une tranquillité si profonde après toutes les agitations des dernières années, je suis si heureux d’y échapper à la mauvaise humeur stérile de ceux qui ne sont plus rien, et à la médiocrité et à la bassesse triomphante de ceux qui sont devenus quelque chose, que j’ai résolu de prendre ici mon quartier d’hiver. J’ai fait venir des livres. De temps à autre un véritable ami se souvient par hasard que je suis au monde et vient passer quelques jours avec moi. Ma santé est sensiblement améliorée. Je suis guéri de la maladie, mais souffre encore de l’effet des remèdes qui m’ont mis les nerfs de l’estomac dans un désordre dont ceux-ci ont de la peine à se remettre. Mme de Tocqueville est bien rétablie. Il ne me manque enfin pour être réellement heureux que de faire de meilleure besogne. Je suis effrayé et attristé du peu qu’ont produit ces quatre derniers mois. L’horizon s’étend à mesure que je marche et quoique très certain de renfermer l’œuvre dans de certaines limites assez peu étendues, je ne suis pas aussi sûr de savoir me borner dans les études préparatoires.

Je conçois que vous désiriez maintenant quitter Berne. Je le souhaite aussi très ardemment pour vous ; le temps écoulé et les services déjà rendus devraient vous faciliter ce changement. Mais il n’y avait rien de plus livré au bon plaisir que la destinée des diplomates, même dans le temps où presque rien n’était livré au bon plaisir. Qu’est-ce que cela doit être aujourd’hui !

Adieu, mon cher ami. Rappelez-nous très particulièrement au souvenir de Mme de Gobineau quand vous lui écrirez et croyez toujours à ma vive et sincère amitié.

A. DE TOCQUEVILLE.


Saint-Cyr près Tours, le 17 novembre 1853.

J’ai toutes sortes de pardons à vous demander, mon cher ami, d’abord pour ne vous avoir pas écrit aussitôt après vous avoir lu, et ensuite pour avoir laissé pendant dix ou douze jours, bien malgré moi, votre dernière lettre sans réponse. Quant au premier méfait, il a été amené par une sorte d’embarras que causait à mon esprit la lecture de votre ouvrage et l’embrouillement où j’étais au milieu des critiques et des louanges que j’avais à vous adresser. Quant à mon silence depuis quinze jours, il a été nécessité par l’obligation de lire rapidement des livres empruntés aux bibliothèques de Paris et qu’on réclamait. Maintenant, venons au fait : j’agirai autrement que la plupart des gens, je commencerai avec vous par les critiques. Elles portent sur l’idée mère elle-même. Je vous avouerai franchement que vous ne m’avez pas convaincu. Toutes mes objections subsistent. Vous avez, néanmoins, bien raison de vous défendre d’être matérialiste. Votre doctrine est plutôt en effet une sorte de fatalisme, de prédestination si vous voulez : différente toutefois de celle de saint Augustin, des jansénistes et des calvinistes (ce sont ceux-ci qui vous ressemblent le plus par l’absolu de la doctrine) en ce que chez vous il y a un lien très étroit entre le fait de la prédestination et la matière. Ainsi, vous parlez sans cesse de races qui se régénèrent ou se détériorent, qui prennent ou quittent des capacités sociales qu’elles n’avaient pas par une infusion de sang différent, je crois que ce sont vos propres expressions. Cette prédestination-là me paraît, je vous l’avouerai, cousine du pur matérialisme, et soyez convaincu que si la foule, qui suit toujours les grands chemins battus en fait de raisonnement, admettait votre doctrine, cela la conduirait tout droit de la race à l’individu et des facultés sociales à toutes sortes de facultés. Du reste, que la fatalité soit mise directement dans une certaine organisation de la matière ou dans la volonté de Dieu qui a voulu faire plusieurs espèces humaines dans le genre humain et imposer à certains hommes l’obligation, en vertu de la race à laquelle ils appartiennent, de n’avoir pas certains sentimens, certaines pensées, certaines conduites, certaines qualités qu’ils connaissent sans pouvoir les acquérir, cela importe peu au point de vue où je me place qui est celui de la conséquence pratique des différentes doctrines philosophiques. Les deux théories aboutissent à un très grand resserrement, sinon à une abolition complète de la liberté humaine. Or, je vous confesse qu’après vous avoir lu, aussi bien qu’avant, je reste placé à l’extrémité opposée de ces doctrines. Je les crois très vraisemblablement fausses et très certainement pernicieuses.

Il est à croire qu’il y a chez chacune des différentes familles qui composent la race humaine de certaines tendances, de certaines aptitudes propres naissant de mille causes différentes. Mais que ces tendances, que ces aptitudes soient invincibles, non seulement c’est ce qui n’a jamais été prouvé, mais c’est ce qui est de soi improuvable, car il faudrait avoir à sa disposition non seulement le passé, mais encore l’avenir. Je suis sûr que Jules César, s’il avait eu le temps, aurait volontiers fait un livre pour prouver que les sauvages qu’il avait rencontrés dans l’île de la Grande-Bretagne n’étaient point de la même race humaine que les Romains, et que tandis que ceux-ci étaient destinés par la nature à dominer le monde, les autres l’étaient à végéter dans un coin. Tu regere imperio populos, Romane, memento, dit notre vieille connaissance Virgile. Lorsque encore il s’agit de familles humaines qui, différant entre elles d’une manière profonde et permanente par l’aspect extérieur, peuvent se faire reconnaître à des traits distinctifs dans toute la suite des temps et être ramenées à une sorte de création différente, la doctrine, sans être à mon avis plus certaine, devient moins invraisemblable et plus facile à établir. Mais quand on se place dans l’intérieur d’une de ces grandes familles, comme celle de la race blanche par exemple, le fil du raisonnement disparaît et échappe à chaque pas. Qu’y a-t-il de plus incertain au monde, quoi qu’on fasse, que la question de savoir par l’histoire ou la tradition quand, comment, dans quelles proportions, se sont mêlés des hommes qui ne gardent aucune trace visible de leur origine ? Ces événemens ont tous eu lieu dans des temps reculés, barbares, qui n’ont laissé que de vagues traditions ou des documens écrits incomplets. Croyez-vous qu’en prenant cette voie pour expliquer la destinée des différens peuples vous ayez beaucoup éclairci l’histoire, et que la science de l’homme ait gagné en certitude pour avoir quitté le chemin parcouru, depuis le commencement du monde, par tant de grands esprits qui ont cherché les causes des événemens de ce monde dans l’influence de certains hommes, de certains sentimens, de certaines idées, de certaines croyances ? Encore, si votre doctrine, sans être mieux établie que la leur, était plus utile à l’humanité ! Mais c’est évidemment le contraire. Quel intérêt peut-il y avoir à persuader à des peuples lâches qui vivent dans la barbarie, dans la mollesse ou dans la servitude, qu’étant tels de par la nature de leur race il n’y a rien à faire pour améliorer leur condition, changer leurs mœurs ou modifier leur gouvernement ? Ne voyez-vous pas que de votre doctrine sortent naturellement tous les maux que l’inégalité permanente enfante, l’orgueil, la violence, le mépris du semblable, la tyrannie et l’abjection sous toutes ses formes ? Que me parlez-vous, mon cher ami, de distinctions à faire entre les qualités qui font pratiquer les vérités morales et ce que vous appelez l’aptitude sociale ? Est-ce que ces choses sont différentes ? Quand on a vu un peu longtemps et d’un peu près la manière dont se mènent les choses publiques, croyez-vous qu’on ne soit pas parfaitement convaincu qu’elles réussissent précisément par les mêmes moyens qui font réussir dans la vie privée ; que le courage, l’énergie, l’honnêteté, la prévoyance, le bon sens sont les véritables raisons de la prospérité des empires comme de celle des familles et qu’en un mot, la destinée de l’homme, soit comme individu, soit comme nation, est ce qu’il la veut faire ? Je m’arrête ici ; permettez, je vous prie, que nous en restions là de cette discussion. Nous sommes séparés par un trop grand espace pour que la discussion puisse être fructueuse. Il y a un monde intellectuel entre votre doctrine et la mienne. J’aime donc bien mieux en venir à ce que je puis louer sans restriction. Malheureusement, bien que je n’aie pas été moins vivement impressionné dans ce sens que dans l’autre, je suis obligé d’être beaucoup plus court, parce que je ne puis entrer dans le détail de ce que j’ai approuvé ; mais, en gros, je vous dirai que ce livre est, de beaucoup, le plus remarquable de tous vos écrits ; qu’il y a une très grande érudition, autant que j’en puis juger, dans le rassemblement de tant de faits et un grand talent, une perspicacité rare, dans le parti que vous en tirez. Ceux qui approuvent votre idée mère ou qui désirent qu’elle soit vraie (et de nos jours, après les fatigues de ces soixante ans de révolution, il y en a beaucoup en France qui n’aspirent qu’à une pareille croyance), ceux-là doivent vous lire avec un véritable entraînement, parce que votre livre est bien construit, marche bien vers le but et y conduit avec un grand plaisir pour l’intelligence. Je vous ai prouvé ma sincérité dans la critique, croyez également à ma sincérité dans la louange. Il y a un vrai et très grand mérite dans votre œuvre, et elle vous met assurément à la tête et au-dessus de tous ceux qui ont soutenu des doctrines analogues.

Ayant écrit tout ceci très rapidement et avec une sorte de furia francese (je rentre ici dans votre système), j’ai la main fatiguée et je vous demande de terminer là. Ce n’est pas d’ailleurs un sujet qu’on puisse traiter par lettre. Il est trop compliqué et trop vaste ; mais nous en causerons abondamment quand nous nous verrons. Dites-moi seulement, si la presse s’est occupée déjà de vous ? Je reçois un journal anglais et un journal allemand (car je me suis mis bravement à apprendre l’allemand), mais j’ai fait l’économie des journaux français qui, comme je vous l’ai dit, je crois, me paraissent avoir résolu un problème cru jusqu’à présent insoluble, qui est d’être plus insignifians que des journaux censurés. Je ne sais donc ce qu’ils contiennent que par ouï-dire. Il me semble que les Débats ont dû volontiers rendre compte d’un livre aussi considérable.

Nous sommes ici jusqu’au mois de mai. Je voudrais bien qu’à cette époque nous ayons la chance de vous trouver à Paris. On vous laisse bien longtemps enterré dans vos neiges des Alpes. Je m’en afflige sans y pouvoir rien. Je vais très bien. Je travaille beaucoup et les journées semblent voler. Adieu. Croyez à ma bien sincère amitié.

A. DE TOCQUEVILLE.


Saint-Cyr près Tours, 20 décembre 1853.

Je reçois votre seconde lettre, mon cher ami, qui me donne le regret de n’avoir pas répondu à la première. Je ne l’ai point fait, parce que, ainsi que je vous l’avais mandé, je ne voulais plus traiter avec vous le sujet autrement qu’en conversation. Si la discussion ne fait, dit-on, le plus souvent qu’enraciner les gens dans leur avis, que sera-ce de la discussion par écrit ? C’est du temps perdu ou du moins mal employé. Vous avez peut-être raison, mais vous avez pris précisément la thèse qui m’a toujours paru la plus dangereuse qu’on pût soutenir de nos jours. Cela, indépendamment de ce que je persiste à croire votre principe faux dans l’extension extrême que vous lui donnez, suffit pour que vous ne puissiez me convertir, surtout de loin. Le siècle dernier avait une confiance exagérée et un peu puérile dans la puissance que l’homme exerçait sur lui-même et dans celle des peuples sur leur destinée. C’était l’erreur du temps ; noble erreur après tout, qui, si elle a fait commettre bien des sottises, a fait faire de bien grandes choses, à côté desquelles la postérité nous trouvera très petits. La fatigue des révolutions, l’ennui des émotions, l’avortement de tant d’idées généreuses et de tant de vastes espérances nous ont précipités maintenant dans l’excès opposé. Après avoir cru pouvoir nous transformer, nous nous croyons incapables de nous réformer ; après avoir eu un orgueil excessif, nous sommes tombés dans une humilité qui ne l’est pas moins ; nous avons cru tout pouvoir, nous croyons aujourd’hui ne pouvoir rien et nous aimons à croire que la lutte et l’effort sont désormais inutiles et que notre sang, nos muscles et nos nerfs seront toujours plus forts que notre volonté et notre vertu. C’est proprement la grande maladie du temps, maladie tout opposée à celle de nos parens. Votre livre, de quelque manière que vous arrangiez les choses, la favorise au lieu de la combattre ; il pousse, malgré vous, à la mollesse l’âme de vos contemporains déjà trop molle. Cela ne m’empêche pas de voir ce qu’il y a de très remarquable dans votre œuvre et même de m’intéresser vivement à elle comme on le fait à ces mauvais sujets qui ont pour pères vos meilleurs amis et qui d’ailleurs, ce qui arrive souvent aux mauvais sujets, savent plaire. Mais je ne suis pas devenu assez allemand en étudiant la langue allemande pour que la nouveauté ou le mérite philosophique d’une idée me fasse oublier l’effet moral ou politique qu’elle peut produire. Il me faudra donc votre éloquence parlée pour me convaincre absolument.

Quant à l’Académie des sciences morales et politiques, je n’ai pas besoin de vous dire, mon cher ami, que j’abonde de tout cœur dans l’idée de Rémusat. A quelle section croit-il que puisse correspondre votre candidature ? J’imagine que ce ne peut être que celle d’histoire philosophique et générale ? Là Rémusat a une action considérable, puisque à cette section appartiennent Thiers, Mignet, Guizot, trois membres principaux qu’il peut dès à présent très bien disposer. Si j’étais à Paris, je me joindrais à lui très volontiers ; mais je ne reviendrai pas dans cette ville, comme je vous l’ai dit, avant le mois de mai. De loin en cette matière on ne peut rien, lorsqu’il n’y a pas, surtout, de vote proche. Savez-vous s’il y a des vacances dans cette section ? Car le nombre des correspondans est fixé. Quant à l’époque où il faudra poser ostensiblement et pousser vivement votre candidature, cela dépendra absolument du bruit que fera votre livre ou qu’il fait, car aucun bruit quelconque ne pénètre ici jusqu’à mon oreille. Une démarche préliminaire consisterait à offrir votre livre à l’Académie, si vous ne le lui avez déjà offert et d’arranger les choses pour que cette offre fût faite en votre nom par un membre qui attirerait l’attention du corps sur récrit. Rémusat vous rendrait facilement ce service. Dans tout ce qui pourra dépendre de moi, comptez, j’ai à peine besoin de vous le dire, sur ma bien sincère amitié. Si je n’aime pas beaucoup l’œuvre, j’aime l’auteur et cela vaut mieux, quoique peut-être cela ne vous satisfasse pas complètement. Comptez également sur Beaumont, je crois pouvoir le dire à l’avance.

Ce qui m’intéresse autant que votre avancement académique, c’est votre avancement en diplomatie dont vous ne me parlez pas. J’imagine pourtant que, durant votre séjour à Paris, vous cherchez les moyens de ne point retourner à Berne. Vous auriez bien dû m’apprendre si vous avez quelque chance de réussir. Nous continuons à mener ici une vie qui nous est très utile, et ce qui est plus difficile à croire et non moins vrai, qui nous semble de plus en plus agréable, malgré l’hiver et la solitude. Adieu.

A. DE TOCQUEVILLE.


Paris, le 3 janvier 1854.

Monsieur,

Avant de répondre à votre bonne et si aimable lettre, j’ai voulu avoir quelque chose à vous mander sur son effet. Je l’ai montrée à M. de Rémusat, qui m’en a félicité et à qui elle a, je l’espère, haussé le courage pour persévérer dans ses bonnes intentions. Comme vous le jugiez utile, j’ai envoyé mes deux volumes à M. Mignet pour qu’il voulût bien les offrir à l’Académie, ce qui a eu lieu dans une séance où M. de Rémusat m’a présenté à lui. Il m’a aussitôt donné une marque très sentie de sa bienveillance en pressant mon parrain de se charger de faire un rapport verbal à la docte assemblée, ce qui a été accordé et qui aura lieu, je pense, un de ces prochains samedis. J’ai aussi envoyé mon livre à M. Guizot, je l’avais adressé à M. de Beaumont déjà antérieurement. Je crois donc que j’ai fait ce qui était de moi. Pour les journaux, les Débats me donneront un article vers la fin de ce mois, je pense, et M. de Rémusat s’occupe de me trouver quelqu’un de compétent pour en faire un autre dans la Revue des Deux Mondes. Mais, de ce côté, il y a des difficultés, et la première est de mettre la main sur cet homme compétent. Il y a des physiologistes, il y a des historiens, peut-être trouverait-on des philologues, quoique cet animal soit d’une extrême rareté, à ce qui me semble, sous la latitude de Paris ; mais quelqu’un qui soit assez de tout cela, voilà ce qu’il est difficile de découvrir. Aussi suis-je assez inquiet de ce côté ; mais il faudra bien, à toute fin, arriver à un résultat. Ce point débrouillé, ma foi, monsieur, vous, M. de Rémusat et le ciel ferez le reste, j’imagine, car je suis dans vos mains. Je ne vous parle pas des vives attaques que mon défenseur me fait éprouver. Elles ressemblent beaucoup aux vôtres et je me défends de mon mieux. Je suis dans cette position, vis-à-vis de lui comme de vous, de ne pas savoir si je dois pleurer de ne pas plaire de tous points à des esprits que je vénère ou rire et être touché profondément de l’abandon qu’ils font de leurs répugnances devant l’intérêt qu’ils me portent. Je crois qu’il faut prendre les deux partis à la fois…

A. DE GOBINEAU.


Paris, le 9 février 1854.

J’ai cette fois-ci de bonnes nouvelles à vous donner de moi au point de vue de la carrière. Je ne retournerai plus à Berne. Le ministre m’envoie, dans mon grade, à Francfort… Enfin, je vais à Francfort, je suis fort content, très philosophe et patient sur la question d’avancement et je serai très heureux, si vous me dites que vous êtes content aussi…

C’est de mon livre surtout que j’aurais voulu vous parler, car je crains toujours ce grand abîme d’objections dans lesquelles je vois bien que je pourrais me noyer. Elles ne sont pas de celles qui s’effacent à la réflexion ; au contraire, elles se creusent et le mal empire. Appliquez, je vous en prie, à empêcher les choses d’en arriver là, l’amitié que vous voulez bien avoir pour moi. Soyez sûr que j’ai bien des choses à répondre. Enfin, il faut que je prenne mon parti jusqu’à nouvel ordre.

J’ai eu l’honneur de voir M. Guizot. Il est fort bon pour moi ; mais c’est à César que je reporte cette faveur que je n’ai pu mériter, c’est-à-dire à M. de Rémusat. M. de Beaumont a bien voulu m’écrire une lettre où j’ai vu un reflet de vous. Il y aura, dans quelques jours, dans les Débats un article, probablement fort obligeant, par M. Alloury. Mais l’auteur m’a annoncé qu’il était fâché d’avoir entrepris cette tâche, car, dit-il, il se perd dans le sujet. On me dit cela beaucoup ici. Les philologues s’effrayent de la partie physiologique, les naturalistes s’effarouchent de l’histoire.

A. DE G.


Saint-Cyr, le 19 février 1854.

J’ai reçu avec grand plaisir votre lettre, mon cher ami. Elle m’a appris une excellente nouvelle en me faisant connaître votre nomination à Francfort. Pour un homme comme vous, qui sait nager dans la bouteille à l’encre de l’esprit allemand, vous vous trouverez là, comme on dit en terme de natation, en pleine eau. Sérieusement, je crois cet événement très heureux pour vous. Une longue disponibilité était à craindre et je l’aurais redoutée à cause de l’impression plus ou moins défavorable qui reste toujours contre un diplomate qu’on rappelle et qu’on ne renvoie pas ailleurs. Vous connaissez sans doute Tallenay aussi bien que moi. Vous le trouverez, je crois, aussi peu disposé à laisser écrire une dépêche à ses secrétaires d’ambassade qu’à les inviter à dîner. Il ne faut pas essayer de le forcer sur le premier point, si vous ne voulez voir renouveler à Francfort l’histoire de Berne qui s’aggraverait en recommençant. Si même il vous laisse pendant quelques semaines l’intérim, je vous conseille d’être fort modeste et assez inactif pendant ce temps-là. Vous n’avez pas besoin de prouver votre capacité, mais votre sociabilité, rappelez-vous cela tous les jours. Faites des livres, mais point de mémoires ni de dépêches, si vous voulez arriver bientôt à n’avoir plus de supérieur. Voilà, du moins, mon avis que je vous donne en vieil ami et sans en être prié.

Comptez qu’à mon retour à Paris je surveillerai vos affaires académiques et que, si je vois quelque chose d’immédiat à faire, je le ferai. Je crois mon voisin Beaumont bien disposé. Je n’ai point causé avec lui, parce que je ne l’ai pas vu. Mais il m’a écrit et m’a parlé avec beaucoup de considération de votre œuvre, quoiqu’il y fasse les mêmes objections que moi. Que voulez-vous ? Nous sommes de vieux entêtés qui avons donné dans la liberté humaine, comme Louis Courier disait qu’il avait donné dans la Charte, et qui ne saurions, du tout, en revenir.

Si vous restez cet été à Francfort, comme je le pense, il se pourrait que nous eussions l’occasion de nous y voir. Car, mon intention est d’aller un peu courir en Allemagne et il se peut que je passe par la ville qui va devenir votre résidence. J’aurai un vrai plaisir à causer un peu avec vous.

Adieu. Bon voyage. Je vous souhaite toutes sortes d’aspects et d’utilité dans votre nouveau séjour, beaucoup d’activité littéraire et de somnolence diplomatique. Veuillez nous rappeler particulièrement au souvenir de Mme de Gobineau et croire à ma bien sincère amitié.

A. DE TOCQUEVILLE.


Francfort-sur-Mein, 7 mars 1854.

L’espoir que j’ai de vous voir cet été me fait un plaisir que vous ne pouvez imaginer. J’ai mille et mille choses à vous dire et à causer avec vous sur une foule de points. Vous avez, probablement, eu connaissance de l’article du 24 du mois dernier dans les Débats sur mon livre. La critique y était peu intelligente. Je crois pouvoir le dire avec impartialité, car le ciel ne m’a pas fait sensible à ce qui est blâme ou éloge imprimé. En somme, la politesse de la forme, la maladresse des jugemens et surtout la longueur matérielle de l’ensemble paraissent m’avoir été utiles, car le libraire a vendu un certain nombre d’exemplaires dans les jours qui ont suivi la publication de ce travail. Il m’a donc fait du bien.

A. DE G.


Francfort-sur-Mein, 12 juillet 1854.

… J’ai toujours présente à la pensée comme la règle de mon ordre, la maxime que vous m’avez écrite en sachant que je venais ici : « pas de dîners, pas de dépêches. » La prédiction s’est parfaitement réalisée. Je rencontre quelquefois M. de Tallenay dans le monde, très rarement chez lui. Il ne met pas les pieds à la Chancellerie et quand nous nous voyons, nous parlons de la pluie et du beau temps. Mais je ne me plains pas et si je suis passé du régime de la grue qui voulait me manger à celui du soliveau, je trouve cela admirable. Du reste, il faut être juste pour tout le monde : il n’y a absolument rien à faire ici qu’à tenir compte de ce qui s’y passe et ce n’est pas grand’chose. La Diète est un bureau d’affaires pour la bureaucratie allemande ; c’est à peine et de fort loin un corps politique. Elle n’exerce pas d’influence ; les deux grandes cours ne veulent pas qu’elle en ait ; la Bavière et la Saxe, quand elles croient en prendre, agissent directement ; il n’y a donc que les tout petits États qui voudraient y aller bon jeu bon argent. Leur impuissance dans les résultats achève de donner à ce malheureux corps germanique un vernis de ridicule dont il se passerait bien. Aussi rien n’est-il plus ordinaire que de voir les deux hommes sérieux de cette assemblée, je dis sérieux par leur caractère et par leur position, les ministres d’Autriche et de Prusse, se plaindre amèrement du vide de leur métier et de l’ennui de leurs fonctions.

Si vous venez ici bientôt, vous verrez tout cela de vos yeux. Je commence à croire que le néant n’est pas moins curieux que toute autre chose. Du moins faut-il s’y accoutumer. Je voudrais bien savoir aussi où vous en êtes de vos travaux. J’y pense souvent et en attends le résultat avec une vive impatience. Pour les miens (si parva licet componere magnis) j’aurai fini mes deux derniers volumes dans trois mois à peu près…

A. DE GOBINEAU.


Bonn, le 22 juillet 1854.

La lettre que vous m’avez écrite le 12, mon cher ami, après avoir beaucoup couru le monde m’est enfin parvenue ici. Je ne sais ce que vous voulez dire quand vous me parlez de plusieurs de vos lettres auxquelles je n’aurais pas répondu. Je n’ai reçu, en réalité, qu’une lettre de vous depuis la dernière que je vous ai écrite. Dans cette lettre vous me parliez de l’Allemagne et vous exprimiez le désir que je pusse réaliser l’idée d’aller à Francfort. Si vous m’avez écrit depuis, votre lettre s’est perdue et ne m’a pas rencontré.

J’ai quitté la France vers le milieu du mois dernier et je suis venu presque sans m’arrêter jusqu’à Bonn, d’où je vous écris et où j’habite depuis environ un mois. J’ai pensé que je ne pouvais mieux faire, avant de pénétrer en Allemagne, que de chercher à dissiper un peu des ténèbres profondes qui ont toujours enveloppé cette partie de l’Europe à mes yeux et pour arriver à ce résultat j’ai cru, je pense avec raison, que le mieux était de rester longtemps dans le même lieu et d’y étudier sérieusement le pays dans les livres et dans la conversation des hommes. La vue superficielle de beaucoup de gens et de beaucoup de pays ne m’aurait pas instruit autant. J’ai choisi Bonn, parce que j’y connaissais déjà quelques membres de l’université, que j’y trouvais une grande bibliothèque et des hommes prêts à me renseigner et à compléter les idées toujours imparfaites qu’on puise dans les livres. J’ai donc élu domicile à Bonn. Nous y avons loué une petite maison sur les bords du Rhin et, sauf que je ne soupe pas, j’y vis comme un véritable naturel du pays. Malheureusement, il me manque de pouvoir parler la langue ; je commence à comprendre assez bien celle des livres, mais la conversation n’est encore pour moi qu’un son. Néanmoins, je me rapproche chaque jour davantage du but que j’avais en vue en venant ici et je ne suis pas mécontent de ma campagne. Je voudrais bien qu’elle me conduisît à Francfort, mais je ne suis nullement sûr qu’il en soit ainsi, quelque plaisir que j’eusse à vous serrer la main et à causer avec Mme de Gobineau et avec vous. Tout le cours de mes études actuelles me porte vers le nord et j’imagine qu’en sortant d’ici, je me dirigerai vers Dresde et Berlin. Je crois rester encore un mois à Bonn, non continuellement peut-être, car j’aurai probablement une petite tournée à faire bientôt en Westphalie où j’ai plusieurs questions qui m’intéressent à examiner. Mais Bonn restera mon quartier général, et ma femme, je pense, n’en bougera. Jusqu’à présent, ma santé se trouve aussi bien que mon esprit du genre de vie que je mène et j’espère les ramener l’une et l’autre en France, en état de me servir et de se servir mutuellement. Car, sans la santé, le travail est impossible et l’absence de travail dans un esprit encore si actif que le mien détruit la santé.

La peinture très intéressante que vous me faites de votre Diète ne m’a pas surpris. J’imaginais les choses à peu près telles que vous me les dépeignez. Elles sont tellement le produit nécessaire de la condition politique de l’Allemagne et de ses lois fédérales qu’il est difficile, ces conditions étant données, de concevoir la Diète autrement que vous me la représentez. La constitution fédérale allemande est une des plus vicieuses qui se puissent imaginer ; mais fût-elle une des meilleures, les choses n’en iraient guère autrement, du moment qu’on viendrait faire marcher ensemble deux gros États couplés comme l’Autriche et la Prusse, et tous les petits compagnons qui les accompagnent en diète. Les fictions légales qui ne sont pas toujours aussi impuissantes qu’on le prétend ne peuvent rien quand elles veulent se mettre à ce point à la place des faits. La machine ne peut pas remplacer à ce point la nature vivante et animée. Un gouvernement fédéral ne peut quelque chose que quand les États couplés sont à peu près égaux et homogènes (et encore même dans ce cas n’est-il jamais bien fort) ; ou bien lorsque la prétendue puissance fédérale s’exerce au profit et par l’entremise d’un confédéré assez puissant pour appuyer avec sa force individuelle le commandement qu’il donne au nom de tout le monde. Mais au diable, vais-je vous faire un cours de droit politique ? Ma faconde vous prouvera du moins le plaisir que j’ai à causer avec vous, même par lettre. Si je puis, je ferai mieux et j’irai causer de vive voix. Adieu. Mes hommages, je vous prie, à Mme de Gobineau et à vous, mille amitiés de cœur.

A. DE TOCQUEVLLE. Wiesbaden,


1er septembre 1854.

… Je vais avoir fini dans un ou deux mois les dernières retouches à donner à mes deux derniers volumes, qui m’ont beaucoup occupé, car je les ai refaits trois ou quatre fois du haut en bas. Ensuite j’ai d’autres projets. Je ne puis qu’être heureux de ce que m’ont valu mes deux premiers volumes. Je leur dois de précieux éloges et même de précieuses amitiés. J’espère que ceux qui vont les suivre ne détruiront pas cet effet et, bien qu’ils contiennent des faits et des démonstrations qui vont au-delà de celles du premier volume, j’espère toujours en votre indulgence…

A. DE GOBINEAU.


Francfort-sur-Mein, 15 octobre 1854.

… C’est bien vrai que nous ne sommes pas dans une époque très intellectuelle et je comprends bien le dégoût et l’ennui que l’aspect de cette vérité vous inspire ; mais, comme vous dites, je n’en suis pas beaucoup troublé dans mes travaux. Il y a à cela plusieurs raisons. La première, c’est que les moyens de démonstration dont je me sers étant exclusivement scientifiques, cela m’a habitué à ne compter sur aucune espèce de popularité, le milieu dans lequel j’opère n’étant, évidemment, pas de la compétence du grand nombre. Ensuite, je suis si convaincu que l’hébétement actuel des esprits est, d’une part, universel, dans tous les pays, de l’autre sans remède, sans ressource et en croissance indéfinie, qu’il n’y a, pour moi, que deux partis à prendre, ou me jeter à l’eau, ou suivre mon chemin sans m’occuper nullement de ce qu’on appelle l’opinion publique. Je me suis arrêté au second point et ne prends souci que de quelques centaines d’esprits qui se tiennent encore vivans au-dessus de l’atonie générale. Sous ce rapport, je suis content. Mes deux derniers volumes sont tout à fait prêts. Je cherche à trouver le moyen de les publier de façon à avoir les épreuves, ce qui n’est pas facile, ni surtout commode. Je voudrais en finir avec ce livre, parce que j’ai autre chose en tête qui s’y rattache, à la vérité, d’une manière assez étroite, mais qui, cependant, voulait être traité à part. C’est, je crois, une découverte d’histoire naturelle, ressortant de recherches linguistiques pures…

A. DE GOBINEAU.


Francfort-sur-Mein, 8 janvier 1855.

… Mes deux derniers volumes sont sous presse. Ils paraîtront pendant mon absence et je vous les recommanderai avant de partir, non pas pour eux, mais, comme vous me l’avez dit vous-même, pour leur père. Je ne suis pas, d’ailleurs, sans quelque espérance que les jours où vous aurez de l’humeur contre le siècle, vous ne soyez tenté d’être un peu de mon avis ; dans tous les cas, vous ne douterez pas que cet avis-là ne soit, pour moi, vérité mathématique bien démontrée et, à ce titre, vous me le pardonnerez. Il n’est pas ce qu’on peut appeler gai ; mais qu’est-ce qui est gai ?…

A. DE GOBINEAU.


Compiègne, le 19 janvier 1855.

Vous devez être arrivé à Paris maintenant, et je voudrais y être moi-même, mon cher ami, pour vous serrer la main et vous souhaiter toutes sortes de prospérités dans le grand voyage que vous allez entreprendre. Mais je n’arriverai pas encore immédiatement dans cette ville, et quand je viendrai le mois prochain m’y établir, je crains bien que vous ne soyez déjà décampé. Recevez donc mes adieux par écrit, puisque je ne puis les faire autrement. Mes vœux n’en sont pas moins vifs et sincères pour être sur le papier. Je savais depuis longtemps, qu’il était question pour vous de cette mission et, bien que j’eusse préféré en être instruit par vous-même, je n’en désirais pas moins vivement vous voir réussir ; car, dans votre métier comme à l’armée, les campagnes comptent et, en général, les plus rudes assurent le plus de, droits. Tenez-moi, je vous prie, au courant de vos faits et gestes ; j’ai une vieille habitude de m’intéresser à vous que je ne puis pas perdre.

Vous me traitez avec beaucoup trop d’honneur en me disant que j’ai jeté mon neveu dans la carrière diplomatique. Il s’y est bien jeté tout seul ; je ne l’y ai aidé qu’indirectement, et quand il a persisté à vouloir prendre ce parti. Du reste, les dangers que vous me signalez spécialement avec tant de raison ne sont pas ceux qu’on doit craindre pour mon jeune homme, ou bien il faudrait que la diplomatie transformât les hommes comme l’alchimie prétendait transformer les métaux. Mon neveu est un travailleur qu’il faudra pousser dans le monde au lieu de le retenir d’y aller trop, et qui manquerait plutôt du côté de ces qualités légères qui dans votre métier font souvent réussir les choses sérieuses. J’espère donc qu’il échappera à ce sort presque inévitable qui finit d’ordinaire par confire un attaché dans la sottise, quelque sensé que l’ait fait la nature. Je redoute plutôt que mon neveu n’ait de la peine à recouvrir convenablement les qualités très solides et fondamentales qu’il possède de ce vernis luisant qui est nécessaire pour les faire valoir. J’ai été très heureux qu’il trouvât de Serre à Vienne et très touché de l’accueil que celui-ci a fait à mon jeune attaché. Veuillez le lui dire quand vous lui écrirez et l’assurer que rien ne me sera plus sensible que ce qu’il pourra faire pour bien guider ce jeune homme. Il trouvera en lui un collaborateur plein de zèle, un homme très sûr et capable de s’attacher fortement par l’intérêt qu’on lui montre. Il me mandait encore hier : « J’ai toujours très à me louer de M. de Serre. C’est, assurément, de tous les membres de l’ambassade, l’homme qui me plaît et me convient le plus. » J’attends vos derniers volumes avec une grande impatience, mais sans me sentir plus tenté, au moins quant à présent, de vous croire. Mes impressions personnelles ne me portent pas de ce côté. J’ai souvent de l’humeur contre l’humanité. Qui n’en aurait, même en vivant, comme moi, assez loin d’elle ? Mais non contre le siècle qui, après tout, marquera comme un des grands siècles de l’histoire ; celui où l’homme a le plus soumis la nature et achevé la conquête du globe. Si vous avez besoin, en votre absence, d’un coup d’épaule académique, dites-le, je vous prie. Vous savez que, là comme ailleurs, je suis disposé à vous être utile. Adieu. Bonne santé, ne m’oubliez pas absolument et écrivez-moi quand vous serez arrivé à votre destination.

A. DE TOCQUEVILLE.

P.-S. — J’envoie cette lettre à M. Brénier, ne sachant pas votre adresse.


Paris, 24 janvier 1855.

Monsieur,

M. Brénier m’a remis la lettre que vous avez eu la bonté de lui adresser pour moi. Elle m’a touché par plus d’un côté et je vous en remercie bien vivement. Si je ne vous ai pas dit plus tôt le voyage de Perse, c’est qu’il n’était fait que comme le mariage d’Arlequin. Le département consentait, mais je demandais certaines choses qui ne m’étaient pas encore suffisamment garanties pour que je pusse regarder la chose comme faite et je vous ai écrit aussitôt la décision pourvue de tous ses élémens.

Je serais désolé de partir sans vous avoir vu, ainsi que Mme de Tocqueville, et ce sera pourtant du 5 au 10 février. Voulez-vous me permettre d’aller pour quelques heures avec vous à Compiègne ?

Je vous écris ceci au milieu des courses et entre deux épreuves à corriger. Aussi est-ce fort décousu. Soyez assez bon pour me le pardonner en faveur de l’affection si respectueuse et si vraie dont je n’ai pas besoin, je pense, de vous renouveler l’expression pour que vous en soyez sûr.

A. DE GOBINEAU.


Paris, 27 janvier.

Je veux vous écrire deux mois, mon cher ami, quoique je ne sois pas très en état de rien faire en ce moment. J’ai gagné, il y a quelques jours, une forte grippe, et quoique ce ne soit pas grave, il est prudent à moi de ne pas négliger une petite maladie de cette espèce après les grandes maladies qui me sont survenues durant les dernières années dans les organes de la respiration. Je me tiens donc bien coi au coin de mon feu, ne parlant pas et tâchant de ne pas penser beaucoup plus. C’est une raison de plus pour que je ne puisse pas consentir à ce que vous veniez ici. Par le temps qu’il fait et au moment d’un si long voyage, cette petite course d’ailleurs serait une corvée qu’à aucun prix je ne veux vous laisser faire. J’espère néanmoins vous voir, si Dieu nous envoie bientôt le dégel et que ma grippe me quitte. Je suis obligé d’aller à Paris le 7, à moins que ma santé ne s’y oppose absolument. On retarde toujours un peu son départ quanti il s’agit d’entreprendre un voyage comme le vôtre. J’espère donc vous trouver à Paris le 7, et aussitôt après mon arrivée chez mon père (19, place de la Madeleine) j’enverrai savoir si vous y êtes encore en effet.

A revoir donc, et si contre mon attente je ne pouvais arriver à Paris avant votre départ, bon voyage et mille vœux pour vos succès. Ecrivez-moi en tous cas sur votre santé. Mes hommages à Mme de Gobineau et à vous, beaucoup de bonnes amitiés.

A. DE TOCQUEVILLE.


Il était impossible de publier ici, même en partie, les longues descriptions politiques et sociales écrites de Téhéran[4]. Quand, un jour, elles paraîtront en volume, ces contributions à l’ethnographie persane seront d’autant mieux accueillies par les amis de Gobineau qu’elles peuvent servir de supplément aux récits déjà publiés dans ses ouvrages sur l’Asie centrale. Nous avons dû nous borner à donner seulement quelques-unes de ses lettres de Perse.


Téhéran, 7 juillet 1855.

Je vous écris au débotté, car nous sommes là depuis quatre jours seulement. Toutefois, chose inouïe en Orient, l’étiquette s’est hâtée en notre faveur et nous avons déjà vu le Roi et le grand vizir qui ont été l’un et l’autre on ne peut mieux pour nous. Quant à la route, nous l’avons faite lestement en gens qui n’auraient eu d’autre profession de leur vie ; et Mme de Gobineau à cheval, ma fille sur un âne devant un palefrenier arabe, ont fait leurs cinquante jours de marche, gravissant des montagnes sans chemins, traversant des rivières avec une facilité surprenante…

Je ne sais si vous avez appris la mort de mon oncle qui m’a laissé assez de fortune pour me trouver indépendant. Je suis sûr que vous y prendrez part.

A. DE GOBINEAU.


Demavend, 5 novembre 1855.

Je vous écris de trois petites journées de Téhéran. Nous avons fait une petite course dans les montagnes, en partie pour voir le pays, quelque peu aussi pour fuir le choléra qui a fait d’assez grands ravages dans la ville et qui nous a tué, dans la légation, deux domestiques européens et un natif. La maladie, du reste, a presque disparu, le froid est venu, nous sommes ici au milieu des neiges et nous allons rentrer dans quelques jours.


Je travaille beaucoup ici. Je me suis surtout occupé activement de me perfectionner dans la langue et je parle maintenant assez couramment. Je trouve un extrême intérêt dans mes entretiens journaliers avec les natifs et je suis loin d’en avoir aussi mauvaise opinion qu’on se plaît à le faire en Europe. Ce ne sont ni des anges, ni de parfaits honnêtes gens, mais ce ne sont pas non plus les monstres de perversité qu’on nous représente. Si cela vous intéresse, je vous parlerai quelque jour de ce côté de la question.

Je pense que vous avez reçu mes deux derniers volumes. C’est là, je le crains bien, que vous n’allez guère être content de moi. Dites-moi votre sentiment, je vous en prie. J’aime mieux que vous me traitiez mal que de ne pas me traiter du tout.

Souvenez-vous aussi, je vous prie, de mes désirs relativement à l’Académie, aussitôt que l’occasion s’en présentera. Il me semble que j’ai plus que jamais des titres au grade scientifique que je sollicite. Puissiez-vous être de cet avis ! On m’écrit de Paris beaucoup de choses obligeantes qui me donnent lieu de penser que ma nomination ne paraîtrait pas déplacée.

Comte A. DE GOBINEAU.


Tocqueville, le 13 novembre 1855.

J’ai reçu, il y a à peu près un mois, mon cher ami, la lettre que vous m’avez écrite de Téhéran le 7 de juillet. Je vous aurais répondu plus tôt, si j’avais su comment vous faire parvenir ma lettre. Mais je suis devenu, volontairement, si étranger à ce qui se passe dans la partie de notre planète que nous occupons, que j’ignore qui dirige aujourd’hui le service des dépêches au ministère des Affaires étrangères et que j’ai attendu que mon neveu qui, comme vous le savez, sans doute, est un peu de la boutique, vint me voir pour le charger de la présente missive.

J’étais inquiet de vous. Car, sans reproche, vous ne m’avez pas gâté en fait de nouvelles depuis votre départ de France et j’ai été obligé d’écrire à Vienne à votre ami de Serre pour savoir si vous n’étiez pas noyé dans la Mer-Rouge ou dans le golfe Persique. Votre lettre m’a entièrement rassuré. Le résultat que vous m’annoncez dépasse mes espérances. Cinquante jours de désert sous la tente sans en être fatigué, voilà qui est admirable. Faites, je vous prie, nos félicitations aux deux voyageuses sans oublier le cheval et l’âne qui les portaient et qui me paraissent mériter une mention particulière ; car dans pareille aventure une bonne part du succès est due aux qualités de la monture. Maintenant que je ne crains plus pour votre caravane les dangers du voyage, mon imagination s’effarouche un peu pour vous de l’idée du choléra. J’ai lu dans le journal qu’il sévissait avec grande violence au lieu où vous êtes et que plusieurs domestiques de l’ambassade en étaient morts. Ne me laissez plus, je vous prie, six mois sans me donner signe de vie.

Je vous conterai en deux mots mon histoire depuis que nous nous sommes quittés. Peu de temps après votre départ de Paris, je suis venu m’y établir moi-même pour quelques semaines et, quand les beaux jours sont arrivés, je suis venu ici. J’y habite depuis cinq mois, j’espère bien y rester deux encore. Je vis le matin dans mon cabinet où je travaille sérieusement, l’après-midi dans les champs où je surveille des travaux d’une autre espèce. Je me suis porté passablement. Le temps a passé avec une rapidité prodigieuse ; je n’en ai jamais passé aucun qui m’ait paru plus agréable. Il est fâcheux de ne bien connaître l’art de vivre que quand la vie est si avancée !

Je trouve très ridicule, mon cher ami, d’envoyer à plus de mille lieues de chez soi un petit morceau de papier aussi peu intéressant que cette lettre. Cela n’en vaut pas la peine sans doute. Mais que voulez-vous que vous dise de curieux un campagnard tel que moi ? C’est vous qui devez avoir l’esprit plein de choses intéressantes à raconter. Faites-moi part, je vous prie, de quelques-unes. Vous voilà au cœur du monde asiatique et musulman ; je serais bien curieux de savoir à quoi vous attribuez la rapide et en apparence inarrêtable décadence de toutes les races que vous venez de traverser, décadence qui a déjà livré une partie et les livrera toutes à la domination de notre petite Europe qu’elles ont fait tant trembler autrefois. Où est le ver qui ronge ce grand corps ? Les Turcs sont des soudards que la nature semble n’avoir destinés qu’à être trompés et battus par tout le monde. Mais vous habitez aujourd’hui au milieu d’une nation musulmane qui, s’il faut en croire les voyageurs, est intelligente, raffinée même. Qui l’entraîne depuis des siècles dans cette irrémédiable décadence ? Est-ce seulement affaire d’équilibre ? Serait-ce que nous avons monté pendant que ceux-ci restaient à la même place ? Je ne le crois point. Je crois qu’il y a eu mouvement de deux parts, mais mouvement en sens contraire. Vous dites que nous ressemblerons un jour à la canaille que vous avez sous les yeux : peut-être. Mais avant que cela n’arrive, nous serons ses maîtres. Quelques millions d’hommes qui, il y a peu de siècles, vivaient presque sans abri dans des forêts et des marécages, seront avant cent ans les transformateurs du globe qu’ils habitent et les dominateurs de toute leur espèce. Rien n’est plus clairement annoncé d’avance dans les vues de la Providence. Si ce sont souvent, je l’avoue, de grands coquins, ce sont du moins des coquins à qui Dieu a donné la force et la puissance et qu’il a mis manifestement pour un temps à la tête du genre humain. Rien ne tiendra devant eux sur la surface de la terre. Je n’en fais aucun doute. Je crains que ceci ne vous semble sonner un peu l’hérésie philosophique. Mais si vous avez pour vous la théorie, j’ai la confiance que j’aurai pour moi les faits, bagatelle qui n’est pas sans importance. Mais me voilà bien loin d’Ispahan. J’y reviens pour vous embrasser de tout mon cœur et vous prier de ne pas tarder si longtemps à m’écrire. Vous savez que je ne serai jamais indifférent à ce qui vous touche. A mon retour à Paris, je verrai s’il y a quelque chose à faire du côté de l’Institut, et tout ce qui est possible sera fait. Rappelez-nous particulièrement au souvenir de Mme de Gobineau. Embrassez pour nous Mlle Diane et croyez à ma sincère amitié.

A. DE TOCQUEVILLE.


Tocqueville, le 8 janvier 1856.

J’ai reçu, mon cher ami, votre seconde lettre (celle datée du 5 novembre dernier) et je ne saurais trop vous en remercier. Sa lecture m’a extrêmement instruit et intéressé et tout ce que je demande, c’est qu’il vous vienne souvent la bonne pensée de m’en écrire de semblables. Tout ce que peut me dire un homme aussi intelligent que vous d’un pays qui m’est si peu connu a infiniment de prix à mes yeux. Vous avez pu voir dans ma dernière lettre, si vous l’avez reçue, que mon esprit était déjà très curieux de savoir ce que vous pensiez de cette Asie centrale dans laquelle vous vivez. Votre lettre ne répond pas aux questions que je vous ai faites ; mais à plusieurs autres que j’étais sur le point de vous faire. Continuez, je vous prie, dans cette bonne voie, en dehors des affaires proprement dites sur lesquelles assurément je ne vous questionnerai jamais. Vous avez mille choses à me dire qui m’intéressent au plus haut point, ou plutôt tout ce que vous me diriez sur l’état des peuples parmi lesquels vous vivez, leurs constitutions, leurs mœurs, leurs tendances, leurs besoins, leurs passions, tout cela vaut pour moi de l’or ; car tout cela m’importe beaucoup à savoir, comme observateur du monde, m’intéresse extrêmement et m’est inconnu.

Que puis-je faire de mon côté pour m’acquitter dans la même monnaie ? Malheureusement, rien. On ne sait rien en France, et moi je sais moins que personne. Car voilà plus de six mois que je vis au fond d’une province, occupé de tout autre chose que de politique et m’en trouvant très bien, ce me semble, au physique et au moral. Quant aux nouvelles privées, je n’en sais pas une seule qui mérite de vous être envoyée à travers le désert. Je vois qu’on considère généralement la perte de Kars et encore plus la conquête d’Hérat par les Persans comme des événemens fâcheux et qui sont surtout de nature à inquiéter les Anglais. Mais que vous parlé-je là de choses qui seront de bien vieilles histoires lorsque vous recevrez cette lettre ?

J’ai reçu vos deux derniers volumes ; mais je ne les ai pas encore lus, parce qu’ils me sont arrivés au moment où je faisais mes paquets pour venir ici et que mon domestique a eu la sottise de les mettre dans une malle qui restait à Paris. Je ne puis donc vous envoyer le blâme auquel vous paraissez vous attendre. Je n’ai cessé, du reste, d’être fort divisé avec moi-même quand il s’agit de cet ouvrage : je désapprouve le livre et aime l’auteur et ai quelquefois de la peine à me retrouver dans des sentimens si contraires. Ce que je désapprouve du reste dans le livre, je vous l’ai déjà dit, ce n’est pas la façon, tant s’en faut, c’est la tendance que je crois dangereuse. Si nous péchions par excès d’enthousiasme et de confiance en nous-mêmes comme nos pères de 89, je regarderais votre ouvrage comme une douche salutaire. Mais nous sommes arrivés malheureusement dans l’excès contraire. Nous n’estimons plus rien, à commencer par nous-mêmes ; nous n’avons foi en rien, pas même en nous-mêmes. Un ouvrage qui cherche à nous prouver que l’homme ici-bas obéit à sa constitution et ne peut presque rien sur sa destinée par sa volonté, c’est de l’opium donné à un malade dont le sang s’arrête de lui-même. Voilà pour le livre ; quant à l’auteur, c’est un homme de beaucoup de talent et fort de mes amis dont je voudrais bien faire un confrère. Ce point de vue me force à louer l’œuvre en faveur de l’ouvrier. Voici ce qui m’est venu dans l’esprit à propos de l’Académie. Rien ne plaît plus à un corps savant que les travaux qu’on fait pour lui. Ne pourriez-vous pas, en dehors de la politique bien entendu, trouver dans le pays où vous êtes le sujet d’un mémoire intéressant sur la législation, l’état social, l’histoire… des nations chez lesquelles vous habitez ? Vous m’enverriez ce mémoire, je le présenterais en votre nom et le lirais. La démarche vous serait, assurément, utile à l’Institut ; mais il ne faudrait pas qu’elle pût vous nuire ailleurs. Demandez-vous bien sérieusement avant d’écrire rien de semblable ce qu’on en penserait au ministère, et ne sacrifiez pas l’affaire principale à la secondaire. En tous cas, choisissez un sujet auquel on ne puisse trouver à redire.

Je me réjouis de l’héritage dont vous me parlez. Nous vivons dans un temps où l’argent est nécessaire même pour faire les choses qui valent mieux que lui. Il faut le mépriser et le garder.

Rappelez-nous particulièrement à votre aimable compagne de voyage et croyez à tous mes sentimens de vive amitié.

A. DE TOCQUEVILLE.


Téhéran, le 20 mars 1856.

Monsieur,

Vos lettres me font un plaisir extrême et en même temps me tiennent en souci perpétuel. Avant de passer à vous expliquer ce souci, je vous remercie tendrement de votre sollicitude pour ma nomination et je fais ce que vous me dites. Je vous envoie aujourd’hui par Adolphe d’Avril un Mémoire sur la Perse pour l’Académie. Mais, comme vous l’indiquez, je fais aussi demander à M. de Walewski l’autorisation de la lecture. Rien qu’il n’y ait rien de politique appliquée là-dedans, encore est-ce nécessaire, vous avez raison. Je n’ai pu m’adresser directement à mon supérieur suprême, parce qu’une réponse était trop longue à avoir. La réponse vous arrivera donc, j’espère, par une cascade d’intermédiaires dont Mme de Kergorlay sera la dernière. Enfin, je vous remercie encore du fond du cœur.

Je suis sensible au reproche que vous me faites de ne pas répondre directement à toutes vos questions. Sans nul doute, cela sera. Mais je dépends beaucoup de la veine d’observations dans laquelle je suis placé, au moment où je prends la plume pour vous écrire, et quand je les crois propres à vous intéresser, j’écris sans choix. Je vous assure que je suis accablé sous les richesses ici et puissamment intéressé. Il en résulte, dans ma pensée, beaucoup de désordre. Je sens qu’avec vous je me répète, je ne classe pas bien. Peut-être aussi m’arrive-t-il de vous écrire deux fois la même chose parce que j’oublie que vous l’avez déjà, croyant l’avoir donnée à un autre. Ce sont là les inconvéniens du travail de mineur, beaucoup d’incohérences. Mais voici quelque chose qui me tourmente encore plus, c’est le reproche que vous me faites sans cesse d’endormir des gens qui ne sont déjà que trop somnolens. Si je les endors, ce n’est pas en les caressant, toutefois. Mérimée m’écrit que l’on voudrait me manger et qu’on parle de me brûler. Maury, votre bibliothécaire de l’Institut, m’assure qu’il m’a très maltraité dans un article de l’Athenæum, et me dit, avec la bienveillance amicale qui est le fond de son humeur, tous les gros mots possibles et ainsi de suite. Si je suis un corrupteur, je le suis avec des corrosifs et non pas avec des parfums. C’est qu’au fond, soyez-en sûr, il n’y a rien de cela dans mon livre. Je ne dis pas aux gens : vous êtes excusables ou condamnables, je leur dis : vous mourez. Loin de moi l’idée de prétendre que vous ne pouvez pas être conquérans, agités, transportés d’activités intermittentes, loin de moi de vous empêcher de le faire ou de vous y pousser. Cela ne me regarde nullement. Mais je dis que vous avez passé l’âge de la jeunesse, que vous avez atteint celui qui touche à la caducité. Votre automne est plus vigoureux, sans doute, encore que la décrépitude du reste du monde, mais c’est un automne, l’hiver arrive, et vous n’avez pas de fils. Fondez des royaumes, des grandes monarchies, des républiques, ce que vous voudrez, je ne m’y oppose pas, tout cela est possible. Allez tourmenter les Chinois chez eux, achevez la Turquie, entraînez la Perse dans votre mouvement, tout cela est possible, bien plus, inévitable. Je n’y contredis pas, mais, au bout de compte, les causes de votre énervement s’accumulent et s’accumuleront par toutes ces actions mêmes et il n’y a plus personne au monde pour vous remplacer quand votre dégénération sera complète. La soif des jouissances matérielles qui vous tourmente est un symptôme positif. C’est un critérium aussi sûr que la rougeur des pommettes dans les maladies de poitrine. Toutes les civilisations en caducité l’ont eu avant vous et comme vous s’en sont applaudies. Le cœur me soulève à lire les phrases des journaux à ce sujet et je ne les lis jamais. Eh bien ! Y puis-je quelque chose et parce que je dis ce qui se passe et ce qui arrivera, ôtai-je la moindre chose à la somme de vos jours ? Je ne suis pas plus assassin que le médecin qui dit que la fin approche. J’ai tort ou j’ai raison. Si j’ai tort, de mes quatre volumes il ne reste rien. Si j’ai raison, les faits échappent à tout désir de les voir autrement que les lois naturelles ne les ont faits.

Je suis avec beaucoup d’intérêt l’impression produite par mon livre en différens endroits. En Allemagne, où, en général, on se préoccupe plus que chez nous de la vérité intrinsèque, il me paraît qu’on s’effraie un peu, mais qu’on insiste. J’ai conquis là de précieuses amitiés. En France, on se demande si je suis légitimiste, républicain, impérialiste, pour ou contre le journal l’Univers, mais on n’est pas flatté de voir que je ne prouve pas que les Français sont exclusivement le premier peuple du monde. Si je l’avais prouvé aux Anglais, je conçois qu’ils auraient pu en faire quelque chose ; mais, nous, à quoi cela aurait-il servi ? Il me semble que la conviction est acquise et que personne, à Paris, n’y contredit. En Amérique, c’est plus singulier que partout ailleurs. Trois personnes distinguées, que je ne connais pas, m’ont fait l’honneur de m’écrire. Une d’entre elles a traduit toute la partie systématique de l’ouvrage et me demande mon avis sur la seconde édition qu’il va publier, la première étant presque épuisée. Je n’ai pas vu cette première, mais, d’après ce qu’il me dit, il a conservé tout ce qui établissait la permanence des races et les effets des mélanges, c’est-à-dire la partie vive du système. Quant aux conséquences, il n’a pas osé les présenter à son public. Il n’a pas voulu leur dire que, du moment que les races étaient inégales, en se mariant à une race inférieure, on dégénérait. Cependant, j’entrevois qu’il ne leur a pas caché que la famille anglo-saxonne des Etats-Unis était supérieure à la nature mexicaine et que cette proposition a été acceptée sans nulle peine. Ce qu’il ne leur aura pas traduit, sans nul doute, c’est le chapitre sur les États-Unis. Quoi qu’il en soit, il me dit que même les journaux abolitionnistes ont reconnu l’exactitude des principes posés. De sorte que sur cette terre essentiellement pratique, avec des corrections et des inconséquences, ils ont su faire d’une théorie toute scientifique un pavé que les partis se jettent à la tête. Je n’y vois pas d’inconvéniens, mais j’en vois beaucoup à ce que vous, monsieur, qui m’aimez, vous gardiez comme une arrière-pensée sur la moralité de ma conception. Que puis-je dire ? Si la vérité n’a pas une moralité supérieure en elle-même, je suis le premier à convenir que mon livre en manque tout à fait, mais il n’a pas non plus le contraire, pas plus que la médecine, pas plus que l’archéologie, pas plus que la géologie. C’est une recherche, une exposition, une extraction de faits. Ils sont ou ils ne sont pas. Il n’y a rien à dire de plus.

Je ne vous parle pas de la Perse aujourd’hui, vous en parlant suffisamment dans ce mémoire. J’espère avoir fini dans quelques semaines un livre de philologie qui sera comme un appendice avec démonstrations de mon premier ouvrage, car puisque j’ai une fois levé l’étendard de la révolte contre les anciens systèmes historiques, j’irai certainement jusqu’au bout et je n’abandonnerai pas les quelques personnes qui viennent déjà avec moi. Comme je vous le dis, il y a ici des trésors, manuscrits, pierres gravées, recherches archéologiques, médailles, tout concourt à mon but, tout m’est bon. Mais, diable, si je comprends bien que vous ne partagiez pas ma manière de voir, je ne veux pas que vous me condamniez sur des péchés que je ne fais pas et je ne me contente pas du tout du manteau que vous jetez sur mes fautes. Je vous en prie, regardez-les bien en face et regardez aussi les gens auxquels s’appliquent mes doctrines. Tirerez-vous une étincelle d’un morceau de cuir ? Adieu, monsieur, nous vous envoyons toutes les tendresses et les affections possibles pour vous et Mme de Tocqueville. Pensez à nous et au respect dévoué que vous me savez pour vous.

Comte A. DE GOBINEAU.

  1. Voyez la Revue du 1er juin.
  2. Ses observations sur le Piémont nous sont conservées dans une longue lettre de Gobineau datée du 30 juin 1851 qui sera publiée avec les autres.
  3. Le célèbre Rapport fait à l’Assemblée législative au nom de la Commission chargée d’examiner les propositions relatives à la révision de la Constitution du 8 juillet 1851, qui se trouve dans les Œuvres complètes de Tocqueville, t. IX (Études économiques, politiques et littéraires), p. 574 sqq.
  4. La principale est datée du 15 janvier 1856.