Correspondance inédite/Lettre à M. X

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Texte établi par J.-Wladimir BienstockE. Fasquelle (p. 331-336).

À M. X...[1]


Vous me demandez mon opinion sur l’activité de Henry George et son système de l’impôt unique ; la voici :

L’humanité progresse toujours dans le sens du développement de sa conscience et de l’établissement des formes de la vie correspondant à cette conscience modifiable. C’est pourquoi, dans chaque période de la vie de l’humanité s’observe, d’un côté, le processus du développement de la conscience, et de l’autre, celui de la réalisation dans la vie de ce qui est éclairé par la conscience.

À la fin du XVIIIe siècle et au commencement du XIXe siècle, eut lieu dans l’humanité chrétienne l’éclairement de la conscience relativement à l’ordre des travailleurs soumis à diverses formes de l’esclavage et le processus de l’établissement de nouvelles formes de la vie correspondant à la conscience éclairée : l’abrogation de l’esclavage et son remplacement par un libre travail de louage.

Actuellement se développe le processus de l’éclairement de la conscience des hommes par rapport à la jouissance de la terre, et il me semble que bientôt doit éclore celui de la réalisation de cette conscience dans la vie.

Et dans cet éclairement de la conscience par rapport à la jouissance de la terre, ainsi que dans la réalisation de cette conscience, l’un des principaux problèmes de notre temps, le pionnier, le chef du mouvement, a été Henry George.

En cela son importance est considérable et de premier ordre. Par ses beaux livres il a aidé au développement de la conscience des hommes sur cette question, qu’il a exposée d’un point de vue pratique.

Mais pour l’abrogation du droit révoltant de la propriété de la terre il se produit exactement ce qui se produisit, comme je me le rappelle, lors de l’abrogation de l’esclavage. Le gouvernement et les classes dominantes, sachant qu’à la question foncière est liée leur situation avantageuse et dominatrice dans la société, feignent d’être très soucieux du bien des peuples, fondent des caisses ouvrières, nomment des inspecteurs de travail, créent des impôts sur le revenu, établissent même la journée de travail de huit heures, mais écartent très soigneusement la question foncière et même, à l’aide de leur science trompeuse, qui prouve tout ce qui est à leur avantage, ils affirment que l’expropriation foncière est inutile, nuisible et même impossible, et il se passe la même chose qu’au temps de l’esclavage. Les hommes du commencement du XIXe siècle et de la fin du XVIIIe siècle sentaient depuis longtemps que l’esclavage était un terrible anachronisme, révoltant l’âme ; mais la pseudo-religion et la pseudo-science prouvaient que dans l’esclavage il n’y a rien de mauvais, qu’il n’était pas nécessaire ou du moins qu’il était prématuré de l’abroger. Maintenant la même chose se passe avec la propriété foncière. De même la pseudo-religion et la pseudo-science prouvent que dans la propriété foncière il n’y a rien de mauvais et qu’il n’y a aucun besoin de la détruire.

Il semble qu’il devrait être évident pour tout homme éclairé de notre temps, que le droit exclusif à la terre, des hommes qui ne la travaillent pas et en privent des centaines et des milliers de familles pauvres, est un fait aussi cruel et aussi odieux que la propriété des esclaves ; et cependant, nous voyons que les soi-disant éclairés et raffinés autocrates, anglais, autrichiens, prussiens, russes, qui jouissent de ce droit cruel et inique, non seulement n’ont pas honte de cette propriété, mais en sont fiers.

La religion la bénit et la science politico-économique prouve que ce doit être ainsi pour le plus grand bien des hommes.

Le mérite d’Henry George est non seulement d’avoir anéanti tous ces sophismes, à l’aide desquels la religion et la science justifient la propriété foncière, mais d’avoir amené la question à un tel degré de clarté qu’on ne puisse plus nier l’injustice de la propriété de la terre qu’en se bouchant les oreilles. Il a eu aussi le mérite de donner une réponse précise et directe aux motifs habituellement invoqués par les ennemis de tout progrès et qui consistent en ce que les exigences du progrès sont des rêves non pratiques, irréalisables.

Le projet d’Henry George détruit cette erreur en posant la question de telle façon que demain même un comité pourrait se réunir pour discuter le projet et le transformer en loi. En Russie, par exemple, la discussion de la question du rachat de la terre ou de son expropriation gratuite pour sa nationalisation pourrait être commencée demain et avec diverses péripéties, résolue comme l’a été, il y a trente-trois ans, la question de l’émancipation des serfs.

La nécessité d’un changement de la situation est montrée aux hommes, ainsi que sa possibilité (on peut apporter des changements, des modifications dans le système de « single taxe », mais l’idée principale est réalisable) ; ils ne peuvent donc ne pas faire ce que demande leur raison. Il faut seulement que cette idée devienne l’opinion publique, et pour cela il faut la propager et l’éclairer.

C’est du reste ce que vous faites ; j’y sympathise de tout cœur et en désire le succès.




  1. L.-N. Tolstoï est un partisan convaincu de l’impôt unique et de la doctrine de Henry George ; cette lettre privée reflète bien ses idées sur ce sujet. Voir Paroles d’un homme libre, édition P. V. Stock.