Correspondance inédite d’Ernest Renan et du prince Napoléon/01

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Frédéric Masson
Correspondance inédite d’Ernest Renan et du prince Napoléon
Revue des Deux Mondes7e période, tome 12 (p. --29).

Correspondance

d’Ernest Renan

et du

Prince Napoléon




Ce fut en juillet 1879, le jour même où l’on apprit à Paris la mort du Prince impérial, que je fus, par la princesse Mathilde, présenté au prince Napoléon. Jusque-là, bien que je l’eusse souvent rencontré, j’avais évité les rapprochements. Il me semblait que ma fidélité m’en faisait un devoir. Ce jour-là, j’eus avec lui, à Saint-Gratien, une conversation qui dura plusieurs heures et où, très franchement, il s’expliqua sur sa politique. Je dis loyalement les objections que me suggérait ma médiocre expérience. Il n’eut point de peine à en triompher.

De ce jour, je marchai à sa suite, dans les voies où il s’était engagé : je fus, durant dix années, son serviteur et son ami. Je me trouvai là avec quelques hommes dont j’appréciais hautement l’intégrité, la loyauté et l’intelligence, qui furent et qui sont demeurés mes amis. Lors de l’aventure boulangiste, il me parut que le Prince faisait fausse route. Je le lui écrivis. Il m’appela à Prangins pour me communiquer certaines promesses qui devaient lever mes objections. Je ne fus point convaincu ; j’assistai avec une profonde tristesse au désagrègement des forces nationales. Quand le flot se retira, il ne restait, de toute l’œuvre ancienne, que quelques pierres éparses et de la boue.

Le Prince partit pour Rome et il y mourut. Dans son testament, daté du 25 novembre 1889, il avait écrit : « Si M. Frédéric Masson, mon cher ami, ou M. A. Philis, veulent écrire mes Mémoires, je prie mon fils de leur en faciliter les moyens et de les y encourager. Bien des points de l’histoire contemporaine en seraient éclaircis. »

Seul juge de l’opportunité d’une publication, le prince Louis-Napoléon a voulu, avant d’ouvrir les archives de Prangins, que les causes de polémique fussent éteintes et que les personnages qui pouvaient avoir joue un rôle dans le drame dont le prince Napoléon devait rendre compte, eussent disparu. Je ne saurais avoir la prétention d’écrire les Mémoires du prince, même d’après ses papiers personnels ; d’accord avec le prince Louis Napoléon, qui veut bien me continuer les sentiments dont son père m’avait honoré, je voudrais seulement, parmi les correspondances qu’il avait entretenues avec ses contemporains et dont certaines ont été conservées, en choisir qui le montrassent dans les milieux qu’il préférait, avec ceux qu’il honorait de sa confiance et de son amitié. L’on a cherché en pareil cas à réunir aux lettres les réponses, de façon à former ainsi un ensemble de pièces se complétant et s’expliquant l’une l’autre. Ainsi pour Mme Sand, et pour Ernest Renan ; les lettres de Mme Sand ont été communiquées par sa petite-fille ; colles de Renan par sa fille. Celle-ci y a même joint les brouillons de certaines de ces lettres auxquelles il attachait une importance particulière.

Quelques notes très brèves suffiront pour éclaircir des détails ou fournir sur des personnages des indications précises.

De la correspondance du prince Napoléon avec Ernest Renan, bien des lettres ont dû être égarées. Si, moyennant la parfaite bonne grâce de madame Noémi Renan, on a pu joindre ici aux lettres du Prince quelques lettres de Renan, il n’est pas moins vrai que celle correspondance, qui fut interrompue de 1861 à 1889 et dont subsistent des pièces qui, comme des assises de monuments détruits, attestent les gloires passées et les font regretter, est singulièrement défectueuse… 1861, ce sont presque les débuts de Renan et jusqu’à leur mort, le Prince et le savant restent en communion. Ils échangent leurs pensées politiques et, bien plus que par des lettres, qui s’écourtent fatalement, par des conversations le long du lac Léman, dans les bois de chênes, vers le promontoire où le Prince érigea une statue de bronze à Napoléon, médiateur de la Confédération suisse.

A S. A. I. le Prince Napoléon.


Paris, 14 décembre 1861.

 Prince,

Les lettres que Votre Altesse avait bien voulu me donner pour la Syrie, m’ont rendu de tels services dans la mission scientifique que Sa Majesté l’Empereur m’avait confiée, que je regarde comme un devoir de demander à Votre Altesse la permission d’aller lui présenter mes devoirs et mes remerciements. M. Dominique Khadra, jeune Maronite distingué, qui m’a été fort utile durant toute ma mission, et qui a accompagné jusqu’à Paris les objets provenant de nos fouilles, serait aussi fort honoré s’il plaisait à Votre Altesse de me permettre de le Lui présenter[1].

Agréez, Prince, l’assurance du profond respect avec lequel j’ai l’honneur d’être de Votre Altesse le très humble et très obéissant serviteur.


Paris, 1er novembre 1862.

 Monseigneur,

Votre Altesse voudrait-elle me permettre de placer sous son patronage une affaire que j’ai fort à cœur. Un jeune collègue, dont Votre Altesse connaît déjà sans doute le rare talent, M. Taine, sollicite, en ce moment, la place de professeur de littérature vacante à l’École Polytechnique. M. Taine est, à mes yeux, l’un des esprits les plus profonds et les plus pénétrants de ce siècle. Son goût désintéressé des choses de l’esprit, la droiture et la fermeté qu’il porte dans la recherche du vrai, m’ont inspiré pour lui les sentiments de la plus haute estime et de la plus vive affection. Je crois que le mouvement et le charme qu’il a dans l’esprit, le désignent admirablement pour la fonction qu’il sollicite, et où il s’agit surtout d’éveiller à la réflexion, sur les choses morales, une jeunesse tout occupée d’éludés positives. La place de M. Taine eût été marquée depuis longtemps dans l’enseignement supérieur, si une direction plus large présidait à l’administration de l’Instruction publique, et si l’indépendance d’esprit de cet éminent écrivain n’eût été, jusqu’ici, un obstacle à sa carrière. Sa nomination serait un acte de politique éclairée, une vraie victoire de l’esprit libéral que nous serions heureux de devoir à Votre Altesse. Elle dépend surtout du général Coffinières, commandant de l’École, et des membres du Conseil de erfectionnement, parmi lesquels je me permettrai de nommer à Votre Altesse, le général Favé, l’amiral Dubruykem, le général Lebaron, le général Picbert, le général Forgeot, MM. Leverrier, Bommart, Poncelet, Michel Chevalier. Ce dernier est déjà tout acquis à la candidature de M. Taine.

Excusez, Monseigneur, la liberté que j’ose prendre, et agréez l’expression du profond respect avec lequel j’ai l’honneur d’être de Votre Altesse le très humble et très obéissant serviteur.

De la main du Prince : Quelques mots très aimables pour lui dire que je suis tout sympathique à la nomination de M. Taine, que tout mon appui lui est acquis et que je viens d’écrire très vivement pour lui au général Coffinières, un de mes amis.

Signaler très vivement au général Coffinières.



Nous intercalons ici deux lettres de M. Taine, au prince Napoléon[2] :

26 novembre 1862.

 Monseigneur,

J’ai su par mes amis, M. Michel Chevalier et M. Renan, l’intérêt que Votre Altesse avait bien voulu prendre à ma candidature. Je dois sans doute à leur intervention une partie de cet intérêt ; mais ma gratitude n’en demeure pas moins entière, et je prie Votre Altesse d’en agréer l’expression.

Dans le cours de cette campagne malheureuse, je me suis aperçu que la liberté de mes opinions m’avait nui. Ce n’est pas la première fois, et sans doute ce ne sera pas la dernière. Beaucoup de gens refusent de tolérer une direction indépendante, même lorsqu’elle est, comme la mienne, purement historique et spéculative. Je n’en suis que plus reconnaissant envers les personnes qui veulent bien soutenir, de leur bienveillance, cette liberté et cette loyauté de la recherche, et si j’avais besoin de raisons nouvelles pour persévérer dans la voie où je marche, vos encouragements, Monseigneur, suffiraient pour m’y attacher.

Je suis avec respect, Monseigneur, de Votre Altesse, le très humble et très obéissant serviteur.

Note du Prince : Serais bien aise de le voir, s’il veut venir vendredi à 1 heure.

27 avril 1865.

 Monseigneur,

J’ai l’honneur d’envoyer à Votre Altesse la note qu’Elle a bien voulu me demander sur les examens de Saint-Cyr.

Je vous remercie d’abord d’avoir cru, sans que j’eusse besoin de vous l’affirmer, que je n’avais pas perdu le sens, et fait des prédications aux candidats ; il va de soi qu’un fonctionnaire, dans un pareil poste, s’interdit toute appréciation personnelle ; j’ai engagé toutes mes paroles d’examinateur, je n’ai réservé que ma liberté d’écrivain.

On me reproche d’avoir interrogé sur Voltaire, Roussoau et Luther. Ces noms sont sur le programme que je n’ai pas fait et que je suis tenu de suivre. A propos de ces personnages j’ai demandé : une courte biographie, la liste des ouvrages, l’abrégé le plus succinct, rien que des faits incontestés ; quant aux autres points, mon questionnaire tout entier a été rédigé, page à page, d’après l’Histoire moderne et l’Histoire du moyen-âge de M. Duruy, ministre de l’Instruction publique, livres classiques et prescrits pour la préparation à Saint-Cyr.

On a dit que plusieurs questions étaient difficiles, et au-dessus de l’intelligence ou de l’instruction des candidats.

Voici ce qui se passe : sur vingt élèves, il y en a deux ou trois fort instruits et fort intelligents ; après les questions simples, l’examinateur passe aux questions moins simples, pousse le jeune homme, tâche de voir s’il sait comparer et raisonner. Nous sommes obligés, pour noter sa valeur, de trouver sa limite, et, là-dessus, les sténographes qu’on nous envoie, les préparateurs d’examens mécaniques qui copient mécaniquement nos questions, concluent que nous exigeons de tous les élèves des réponses que nous demandons seulement à quelques-uns.

L’instruction historique des candidats est en général solide et assez complète ; sur 250 élèves admis, il y en a 120 qui savent fort bien le cours, et 60 autres qui le savent très suffisamment. De tous les examens, ceux d’histoire et de géographie sont les meilleurs.

L’examen d’histoire a, toujours et sans exception, été fait en présence, sous le contrôle et avec le concours d’un second examinateur ; mais deux autres collègues y ont assisté plusieurs fois ; tous les trois sont prêts à déclarer que jamais aucune question alarmante ou inconvenante n’a été posée, que jamais une appréciation douteuse ou agressive n’est intervenue, que j’ai toujours pris soin d’écarter les sujets où l’esprit de parti pouvait trouver prise. Les attaques que j’ai subies s’adressent non à mes examens mais à ma personne. J’ai eu le malheur d’écrire des livres de critique, de philosophie et d’histoire, et sur ce terrain quiconque reste indépendant, est attaqué.

Agréez, Monseigneur, avec mes vifs et sincères remerciements, l’hommage de ma reconnaissance et de mon respect.

H. TAINE.

Note du Prince : Lire à l’Empereur [3].


A Ernest Renan.


Paris, le 19 octobre 1863.

Mon cher monsieur Renan,

J’ai reçu avant-hier seulement, à mon retour de Suisse, votre lettre du 6 octobre.

Vous pouvez compter sur tout mon concours pour vous être agréable dans la personne de votre recommandé, M. Gaillardot. Je vais écrire au ministre du Commerce de qui dépend la position que vous voudriez voir accorder à M. Gaillardot.

Recevez, mon cher monsieur Renan, la nouvelle expression de tous mes sentiments affectueux.

NAPOLEON JERÔME.


Paris, Palais Royal, ce mercredi 25.

Mon cher monsieur Renan,

Je reçois la réponse de Mme Sand ; elle me dit : « Je vous autorise de tout mon cœur à donner copie de ma lettre à M. Renan ; mais ce n’est qu’une lettre, et je ne sais pas me résumer, mon jugement est donc très incomplet, et ne va pas au fond des choses. »

Voici sa lettre [4] :

« Je voudrais bien causer avec vous de votre élection : il y a des esprits étroits et égoïstes, je désire vous voir nommer pour notre cause et nos idées, bien plus que pour vous. J’ai un plan de conduite. Venez, je vous prie, en parler avec moi. Par caractère, j’aime peu les-conseils, je crois qu’il faut agir par ses propres inspirations plus que d’après celles des autres, fussent-ils amis. Je vous développerai ce que je crois utile. Recevez, monsieur, l’expression de tous mes sentiments d’affection.

« Votre tout dévouée. »


A S. A. I. le Prince Napoléon.


Paris, 18 octobre 1864.

Monseigneur,

Puisque Votre Altesse me l’a permis, je me permets de lui exposer en peu de mots ce dont j’ai eu l’honneur de l’entretenir ce matin, relativement à mon désir de faire quelques nouvelles fouilles en Syrie.

Il ne s’agit pas d’une mission, ni d’une continuation de mission. Faisant un voyage tout privé pour mes travaux personnels, et passant très près du théâtre de mes anciennes fouilles, j’éprouve le désir de reprendre, sur un seul point, des recherches que, par des circonstances indépendantes de ma volonté, je dus laisser inachevées. Pour cela, je ne demande aucun secours pécuniaire. Un certain appui, de la marine seulement, me serait nécessaire. Et d’abord, l’enlèvement des objets trouvés serait impossible, si un navire de l’Etat ne venait les prendre. En outre, le point où je désire faire cette nouvelle fouille (Oum-el-Awamid, entre Tyr et Saint-Jean-d’Acre) est isolé, peu sûr, entouré de populations hostiles à la France. Je doute que je puisse m’y installer, si je ne suis amené par un navire de l’Etat. Si la marine pouvait me donner quelques hommes pour servir de noyau au petit groupe des travailleurs, ce serait assusément ce qu’il y aurait de mieux. Tout cela ne pourrait se régler qu’avec le commandant de la station de Syrie, mais si S. M. l’Empereur daignait me donner un ordre pour que le commandant de ladite station me prêtât tout l’appui qui serait compatible avec les nécessités du service, ce complément de fouilles, auquel ma conscience scientifique me fait tenir, deviendrait facile, et, je crois, fructueux.

La durée de la fouille ne serait pas de plus d’un mois ; pour que ce plan pût se réaliser, il faudrait qu’on pût commencer dès le mois de novembre.

Agréez, Monseigneur, avec l’expression de ma vive reconnaissance, l’assurance du profond respect avec lequel j’ai l’honneur d’être,

De Votre Altesse, le très humble et très obéissant serviteur.

E. RENAN.


Paris, 3 février 1868.

Monseigneur,

Votre Altesse a eu pour moi tant de bontés que je ne puis publier ces pages, où j’émets quelques vues générales sur notre temps, sans les lui avoir communiquées [5]. J’y joins un second exemplaire, pour le cas où Votre Altesse jugerait opportun de remettre ces épreuves à l’Empereur. Je la laisse entièrement juge de ce dernier point, n’osant croire que l’Empereur puisse distraire, pour une telle lecture, quelque part de son attention.

Agréez, Monseigneur, l’expression du profond respect avec lequel j’ai l’honneur d’être,

De Votre Altesse, le très humble et très obéissant serviteur.

E. RENAN.

Note de la main du Prince : Communiqué à l’Empereur le 8 février


Paris, 31 janvier 1870.

Monseigneur,

Voici la copie de la lettre que j’ai adressée à M. Segris [6]. Le dernier paragraphe diffère légèrement du projet que j’avais communiqué à Ollivier.

Dans la première rédaction, je proposais au ministre de consulter le Collège sur la situation. Une telle consultation étant en dehors des usages pratiqués jusqu’ici, je me suis borné, pour la rédaction définitive, à demander qu’on fit faire, conformément aux règlements, les présentations du Collège et de l’Institut.

Veuillez, Monseigneur, agréer l’expression des sentiments respectueux avec lesquels j’ai l’honneur d’être,

De Votre Altesse, le très dévoué serviteur.

E. RENAN.


Projet de lettre.


Paris, 29 janvier 1870.

Monsieur le Ministre,

Je regarde comme un devoir de vous soumettre quelques réflexions qui me sont suggérées par un attachement sincère à des études auxquelles j’ai déjà fait plus d’un sacrifice.

Nommé professeur de langues hébraïque, chaldaïque et syriaque au Collège de France, sur la présentation des professeurs du Collège et de l’Institut, je fis ma première leçon le 23 février 1862. Le 26 du même mois, un arrêté de M. le ministre de l’Instruction publique suspendit le cours. Je n’ai pas à discuter ici cet arrêté, ni à rechercher si la phrase qui y servit d’occasion (phrase calquée presque mot à mot sur un passage de Bossuet [7]), devait légitimement amener une telle conséquence. Cet examen serait inutile à mon argumentation présente. Il me suffit, pour le moment, de faire remarquer que la suspension du 26 février 1862 n’avait nullement le caractère d’une destitution. Des assurances écrites de la main de S. M. l’Empereur, et de celle de M. Rouland, ministre de l’Instruction publique, me faisaient espérer que ladite suspension serait de courte durée.

Cette promesse ne se vérifia pas. Le 2 juin 1864, parut au Moniteur un décret ayant, en ce qui me concernait, deux effets : 1° de transférer à un autre objet les fonds alloués à ma chaire ; 2° de me nommer à une fonction incompatible, d’après les règlements existants, avec l’enseignement. Convaincu de la noblesse hors ligne et de la particulière excellence du Collège de France, je répondis le lendemain à M. le Ministre que je me résignais à la perte de mon traitement, mais qu’il m’était impossible d’admettre qu’une chaire au Collège de Franco, obtenue sur la libre désignation de mes confrères et collègues, pût être échangée contre une haute fonction, si honorable qu’elle fût. Le 12 juin parut un décret ainsi conçu : « M. Renan demeure révoqué de ses fonctions au Collège de France. »

Cette révocation était évidemment irrégulière. Il est bien vrai que, par le décret du 6 mars 1852, le ministre de l’Instruction publique nomme et révoque tous les professeurs de l’enseignement supérieur. Mais le décret du 11 juillet 1863 a fixé les formes dans lesquelles une pareille révocation peut être prononcée. Ce dernier stipule des garanties, la comparution devant un tribunal, le droit pour l’inculpé de présenter sa défense de vive voix, ou par écrit. Aucune de ces formes ne fut observée à mon égard. On a dit, je le sais, que le décret du 11 juillet 1863 ne s’applique pas au Collège de France. Cela est insoutenable. Le décret du 11 juillet 1863 s’applique (ce sont les termes mêmes) à tout l’enseignement supérieur et secondaire. Or, le Collège de France fait partie de l’enseignement supérieur. Le Collège de France n’est pas compris dans ce qu’on appelle improprement l’Université ; mais il est évident qu’il est, comme le Muséum, l’Ecole des Chartes, etc., un établissement d’enseignement public. Nierait-on cette proposition, évidente par elle-même, j’alléguerais un texte sans réplique : c’est le décret du 9 mars 1852, qui range expressément le Collège de France dans le corps enseignant. A moins de soutenir que le Collège de France fait partie de l’enseignement primaire, il faut donc admettre que le décret du 11 juillet 1863 s’applique à lui.

Je vais plus loin, et je soutiens que, même en l’absence du décret du 11 juillet 1863, ma destitution aurait été irrégulière. Le décret du 9 mars 1852 appelle la révocation « une peine. » Or, une peine suppose « une faute. » Le décret du 12 juin, qui a déclaré que je « demeure destitué, » n’a allégué d’autre motif que le décret du 2 juin. Celui-ci ne me reprochait aucune faute. Il affirmait seulement que « depuis deux ans la chaire n’était point remplie par des raisons d’ordre public qui subsistaient dans toute leur force. » Ce n’est pas là une faute de nature à entraîner une pénalité. Dira-t-on que la suspension avait eu pour cause première une faute par moi commise en ma leçon d’ouverture ? Mais comment cette prétendue faute, qui, le 20 février 1862, amenait une suspension momentanée, a-t-elle pu, deux ans et demi après, justifier une destitution ? L’axiome : Non bis in idem, n’a jamais été plus complètement violé.

Ces motifs, tout graves qu’ils sont, n’auraient pas été suffisants pour me décider à soumettre cette affaire au jugement de Votre Excellence, s’il ne s’y mêlait des considérations d’un ordre supérieur.

Pour remplir la tâche principale à laquelle j’ai consacré ma vie, et qui est de contribuer selon mes forces à relever les études sémitiques anciennes de l’abaissement où, malgré d’honorables exceptions, elles sont restées en France depuis Richard Simon, l’enseignement du Collège de France m’a toujours paru nécessaire. Les livres ne suffisent pas au progrès de la science ; il y a une partie de l’enseignement qui ne se transmet que de vive voix et par le contact direct de l’élève et du professeur. Laissez-moi dire, monsieur le Ministre, qu’il est injuste que cette forme de l’activité scientifique me soit interdite. Sorti le premier du concours d’agrégation de philosophie en 1848, docteur es lettres depuis 1852, membre de l’Institut depuis 1856, honoré en 1861 de la présentation du Collège de France et de l’Institut, j’ai bien le droit de croire que ce n’est pas le manque de titres suffisants qu’on peut alléguer contre moi. Ce qu’on peut alléguer, c’est qu’un parti religieux considérable qui me tient pour un ennemi, s’oppose à ma réintégration. Eh bien : je ne puis croire que cette fausse appréciation dure encore. Voilà six ou huit ans que les faits qui ont provoqué contre moi l’opposition de certains groupes religieux sont des faits accomplis. Les surprises et les malentendus de la première heure sont passés. On a pu mieux juger mon caractère, mon but et ma méthode. Il n’y a que des personnes mal informées qui puissent croire que j’ai voulu détruire quoi que ce soit en un édifice social, selon moi, trop ébranlé. J’ai usé, au risque de me tromper, comme tout le monde, de la liberté de la raison et de la critique ; je n’ai jamais travaillé à l’affaiblissement d’un sentiment noble, ni d’une conviction élevée. La violence de mes adversaires ne m’a pas arraché un mot d’aigreur ; le droit de légitime réponse, je me le suis même interdit. Non, je ne puis croire qu’il soit bon pour cette Eglise de France, dont j’ai été mieux placé que personne pour apprécier les grandes parties, je ne puis croire qu’il soit bon pour elle que l’enseignement public, auquel j’avais droit, m’ait été obstinément interdit parce que cette Eglise y opposa son veto, et que l’Etat se soumet à ce veto. Quand un jour, mis en présence d’autres adversaires qui n’auront pas ma modération, l’Eglise m’invoquera comme un apologiste contre des attaques injurieuses et destructives, les catholiques éclairés regretteront peut-être d’avoir entravé la vie d’un respectueux dissident que les plus injustes procédés ne poussèrent jamais au delà du point où il voulut s’arrêter.

Pour m’accorder, et, si j’ose le dire, pour accorder sur ce point à l’opinion libérale une juste satisfaction, il n’est pas nécessaire d’ailleurs de revenir sur la mesure qui m’a frappé. La chaire est vacante depuis trois ans. La bonne administration, sinon le règlement, veut qu’il y soit pourvu. Que Votre Excellence demande, selon le décret organique, les présentations du Collège de France et de l’Institut. Je m’offrirai de nouveau aux suffrages des deux Compagnies [8]. Si elles me présentent une seconde fois, il ne se trouvera pas un homme sensé pour reprocher au gouvernement de l’Empereur d’avoir suivi l’avis de corps si graves et si hautement autorisés.

Veuillez agréer, monsieur le Ministre, l’expression de mon profond respect.

H. RENAN.

P.-S. — Je me permets de transmettre à Votre Excellence : 1° un exemplaire de ma leçon d’ouverture ; 2° un volume où j’ai inséré toutes les pièces de cette affaire, et une lettre que j’adresserai à mes collègues pour leur expliquer ma conduite dans tout cela.


A S. A. I. le prince Napoléon.


Paris, 2 février 1870.

Monseigneur,

Puisque Votre Altesse veut bien approuver ma démarche, ce que j’oserai lui demander, serait d’en dire un mot à Ollivier. J’ai communiqué ma lettre à Ollivier, quoique l’affaire ne relève pas de son département, d’abord, à cause de l’amitié que j’ai toujours eue pour lui, et puis, parce que j’ai voulu éviter tout ce qui ressemblerait à de l’importunité ou de la taquinerie. Je voudrais vraiment qu’Ollivier prit un quart d’heure pour réfléchir à cette affaire. Elle aura son importance comme signe du temps. J’approuve tout à fait que, dans les affaires ecclésiastiques les plus graves, celle du Concile, par exemple, le Gouvernement adopte le principe de l’abstention et de l’indifférence ; mais la conséquence de cette conduite, est qu’il en fasse autant dans les questions d’instruction et de science. Quand l’Etat se permet de faire quelques observations à l’Eglise sur les dogmes qu’elle est en train d’élaborer, l’Eglise répond à l’Etat : « Ne vous mêlez pas de mes affaires. » Vraiment, quand l’Eglise vient dire à l’Etat : « Tel de vos professeurs me déplaît, » l’Etat a bien aussi le droit de lui répondre : « Vous ne voulez pas que je me mêle de vos affaires, ne vous mêlez pas des miennes. » D’ailleurs, dans la rédaction définitive de ma lettre, que j’ai remise à Votre Altesse et à M. Segris, je ne demande en réalité que l’observation des règles établies. A toute interpellation, le ministre a une réponse bien simple à faire : « Ai-je mal fait de demander les présentations ? Le règlement m’y obligeait. Ai-je mal fait de nommer celui qui m’était présenté ? L’usage invariable de toutes les administrations et le simple bon sens m’y obligeaient. »

Il n’est pas possible qu’Ollivier ne comprenne pas cela. Je serai infiniment reconnaissant à Votre Altesse, si Elle veut bien attirer son attention sur ce point, et je reste, avec le plus profond respect,

De Votre Altesse, le très dévoué serviteur,

E. RENAN.

Note de la main du Prince : A quelle heure voir Ollivier pour lui en parler ? Voir M. Renan.


Sèvres, 7 août 1870.

Monseigneur,

Votre Altesse a bien voulu m’associer à ce brillant voyage du Pôle, qui restera l’un des meilleurs souvenirs de ma vie [9].

Je croirais manquer à un devoir, en ne me mettant pas aujourd’hui à la disposition de Votre Altesse. Si Voire Altesse pense que je peux lui être utile en quelque chose, Elle n’a qu’un mot à dire pour que je sois, à ses ordres.

Je suis avec un profond respect, Monseigneur,

De Voire Altesse, le très humble et très dévoué serviteur.

E. RENAN.


Versailles, 19 mai 1871.

Monseigneur,

Il y a deux ou trois jours seulement, j’ai appris par Mme la princesse Mathilde la résidence actuelle de Votre Altesse. Notre vie, d’ailleurs, a été si troublée en ces derniers temps, que ces jours-ci sont, à la lettre, les premiers moments de paix dont nous ayons joui depuis l’heure fatale où nous vîmes, non sans de tristes pressentiments, Votre Altesse s’éloigner de Meudon.

Vous connaissez trop mes sentiments, Monseigneur, pour n’avoir pas été assuré que ma pensée n’a pas cessé un moment d’être tournée vers le sort de Votre Altesse. Que vous aviez été prophète, et que de fois je me suis rappelé le mot que vous me dites le matin à Tromsoë, en me montrant la dépêche qui nous fit tourner le cap, du Spitzberg vers la France ! Votre Altesse n’a été coupable ni de cette guerre insensée, ni de ce qui a suivi. Pour un esprit aussi philosophique et une âme aussi élevée que la vôtre, ce doit être là une grande consolation.

Ici, l’avenir est plus sombre que jamais : l’incapacité, l’indécision sont à leur comble.

Quelle que soit l’hypothèse politique destinée à prévaloir, il est un point bien essentiel au bien de ce pauvre pays, c’est qu’il ne soit pas privé à jamais des lumières de Votre Altesse. Il faudra qu’en toute hypothèse, Votre Altesse rentre parmi nous, et apporte à la politique ses conseils, à l’histoire et à la critique ses lumineuses indications. Votre Altesse doit être trop désabusée pour chercher, dans la conduite de sa vie, autre chose que l’accomplissement du devoir : le devoir a lié sa destinée à la France ; plus le sort de ce malheureux pays est sombre et mystérieux, moins nous pouvons l’abandonner.

Dès qu’il sera possible, j’irai présenter mes devoirs à Votre Altesse, et alors je pourrai lui dire en détail ce qui maintenant exigerait des pages. Je la prie, en attendant, de croire aux sentiments de profond respect avec lesquels j’ai l’honneur d’être

Son tout dévoué serviteur,

E. RENAN.


A Ernest Renan


Londres, Claridge’s Hôtel, ce 23 mai.

Mon cher monsieur Renan,

Quelle joie de recevoir des nouvelles, et de France, et de vous ! Les douleurs de l’absence du pays sont bien réelles. Que j’ai souvent pensé à vous, à votre article de la Revue sur les conséquences du triomphe de la révolution brutale et aveugle ! Vous avez été prophète, comme je l’ai été pour la guerre étrangère. Quel avenir ! Cependant je ne puis me résoudre à croire à la décadence complète de notre pays. Je me cramponne à un espoir que ma raison n’entrevoit pas encore. Peut-on dire : je veux croire ? enfin c’est ce que je fais, mais mieux que personne vous savez ce que le doute patriotique a de cruel et d’affreux !

La période aiguë semble toucher à sa fin, la lutte va finir. Je suis décidé à faire mon devoir envers mon pays ; toute intrigue me répugne, mais je ne discuterai jamais les services à rendre, si j’en suis capable.

L’espoir que vous me donnez me touche : je serais si heureux de vous revoir ! Préférez-vous la Suisse ou l’Angleterre ? Je penche pour la campagne, en Suisse ; dites-moi si cela cadre avec vos projets. Vous devriez y venir passer quelques jours à notre chalet de Prangins, avec Mme Renan. — Quant à moi, voici mes projets. Attendre ici encore huit ou dix jours la prise complète de Paris, ensuite aller pendant plusieurs semaines chez moi en Suisse, où ma famille est restée. Dites-moi ce que vous entrevoyez. Je vous serre bien affectueusement la main.


A S. A. I. le prince Napoléon.


Sèvres, 15 juin 1871.

Monseigneur,

Ces effroyables énormités [10] m’avaient rempli d’une telle stupeur que j’ai un peu tardé à répondre à la lettre de Votre Altesse. Je n’ai pas besoin de dire à Votre Altesse combien je serai heureux qu’Elle me permette d’aller lui présenter mes devoirs à Prangins. A la fin du mois de juin, les cours du Collège de France seront terminés ; le moment de l’élection [11], où quelques personnes persistent à vouloir m’engager, quels que soient à cet égard mon scepticisme et mon indifférence, sera passé également. Il est vrai qu’à cette date Votre Altesse sera peut-être entraînée ailleurs par d’autres devoirs.

Je n’ai jamais plus redouté qu’en ce moment, une part de responsabilité dans les affaires de mon pays ; je plains sincèrement les hommes honnêtes et consciencieux qui sont chargés de résoudre un tel problème ; je ne refuserais pas cependant, si un tel devoir m’était imposé ; ce serait une lâcheté. Ainsi que vous, Monseigneur, je regarde la Révolution du 4 septembre comme un malheur et un crime, comme l’œuvre de cet étroit parti républicain, toujours assez fort pour empêcher tout établissement durable, mais pas assez pour faire triompher sérieusement son utopie. Comme vous, je crois aussi que la seule issue est l’appel au pays. Jamais Assemblée n’osera trancher la question dynastique : d’abord, parce qu’une Assemblée ne saurait faire une monarchie durable dans un pays aussi mobile et aussi contradictoire que la France ; et puis, parce que les honnêtes provinciaux qui composent une Assemblée, bons bourgeois, n’ayant rien de l’homme politique des pays aristocratiques, reculeront devant une telle responsabilité. Ainsi, tout en abhorrant le plébiscite, ils y viendront ; mais ils y viendront le plus tard possible, et en tâchant, d’ici là d’engager le pays. Votre Altesse doit bien croire que mes sentiments sont toujours les mêmes, et que ce que j’écrivais sur la Monarchie constitutionnelle en France je le crois encore. Plus que jamais, seulement, je vois l’importance de la capacité personnelle des gouvernants. Ce pauvre pays, bien que possédant d’admirables ressources, ne tirera pas de son sein une réforme sérieuse ; il faut qu’il soit pris, gouverné, remanié ; mais pour qu’une telle œuvre soit durable, il faut qu’elle soit exécutée par de grandes âmes et des esprits supérieurs. Ces grandes âmes, où sont-elles ? Autour de qui pourraient-elles se grouper ? Une chose, au moins, bien hors de doute pour moi, ce sont les services que Votre Altesse peut et doit rendre à la France. Il faut que nous la voyions parmi nous, apportant à tant de questions complexes les ressources de son grand et lucide esprit.

Veuillez agréer, Monseigneur, l’expression du respect avec lequel j’ai l’honneur d’être

De Votre Altesse, l’affectueux et dévoué serviteur

E. RENAN


A Ernest Renan.


Chalet de Prangins, près Nyon, canton de Vaud, Suisse. Ce 10 juillet 1811.

Mon cher monsieur Renan,

Votre lettre du 15, arrivée à Londres, m’a rejoint ici, où je suis auprès de ma famille, dans un calme extérieur, mais dans une grande anxiété et agitation intérieures. Je ne puis me faire à la déchéance de notre patrie, si grande il y a un an, si malheureuse aujourd’hui ! Il est vrai que la maladie existait, qu’elle était bien profonde quand nous naviguions ensemble, et que ce que nous voyons, n’est que le fait de la lumière qui a éclairé nos affreuses plaies.

N’abandonnez pas votre projet, et venez me voir avec Mme Renan, ou seul, comme vous voudrez. Je reste ici ; quand vous pourrez venir, prévenez-moi seulement quelques jours à l’avance. Je n’insiste pas davantage, mais sachez que, quand vous viendrez, vous serez toujours reçu en ami aimé et admiré. Avez-vous repris vos travaux ? Voyez-vous quelquefois M. Berthelot ? On m’écrit que Mme d’Agoult a été reprise de son affreux mal en rentrant à Paris : le savez-vous ? [12] Toutes mes pensées, toutes mes aspirations vont vers la France et mes amis, et j’éprouve cependant une certaine amertume à m’y fixer. La solitude est un besoin, et la douleur non dérangée une consolation presque.

Vous n’avez pas été nommé aux réélections, je ne sais si je dois le regretter ; peut-être est-ce encore trop tôt, et faut-il mieux attendre ; cette Assemblée ne produira plus rien de bon, elle a rempli sa mission qui était de faire une déplorable paix nécessaire, mais il y a des sacrifices qui tuent celui qui les fait : n’est-ce pas le cas de l’Assemblée ?

Ce que nous avons est un provisoire ; que l’expérience se fasse ! Je vous serre la main, et vous renouvelle l’assurance de toute mon affectueuse amitié.

NAPOLEON (JERÔME).


Ma cousine Julie [13] m’écrit souvent de la campagne près de Tivoli ; elle me parle de vous avec grande amitié.

J’ai de mauvaises nouvelles d’Allemagne : les Prussiens croient que les difficultés vont recommencer sous peu ; ils se renforcent encore, et se tiennent militairement et financièrement prêts à nous battre encore ; ils croient que le sentiment public chez nous voudra se venger, et ils se préparent à une nouvelle lutte.


Ce 1er septembre 1811.

Mon cher monsieur Renan,

Tout souvenir de vous m’est précieux, c’est vous dire combien votre lettre m’a fait plaisir. Je vous envoie une brochure que j’ai publiée sur ma mission en Italie [14], tenant à ce que vous ne la receviez pas comme tout le monde. J’ai bien pensé à nos conversations du bord, en écrivant quelques lignes sur notre voyage en Norvège !

Je n’ai pas reçu l’épreuve de l’Essai que vous m’annoncez, et que votre imprimeur devait m’envoyer ; faites-lui réparer cet oubli. Pourquoi renoncez-vous à aller à Rome ? il faut voir le Pape et la Papauté dans sa figure du moyen âge, une fois encore avant sa chute ou sa transformation, comme on voit un monument avant sa démolition : cela vaut bien de petits ennuis.

N’oubliez pas, si vous allez à Milan et à Venise, avec Mme Renan, que Genève et Prangins sont sur votre route du Mont-Cenis, ouvert, et que l’on vous y recevra avec bonheur. Je vous serre la main, et vous renouvelle l’assurance de toute ma vive amitié.

NAPOLEON (JERÔME).

Croyez-vous que le dernier message du président de la République [15] lui ouvrirait l’Académie française, s’il n’y était déjà ? Je ne sais si on va supprimer la garde nationale, mais ce qui est certain c’est qu’elle a trouvé son écrivain, digne d’elle et de ses tambours.


A S. A. I. le Prince Napoléon.


Sèvres, 2 septembre 1871.

Monseigneur,

J’ai bien tardé à dire à Votre Altesse combien ont été précieux pour moi les jours qu’Elle m’a permis de passer auprès d’Elle ; mais Votre Altesse ne peut jamais douter de mes sentiments. La sérénité philosophique de Votre Altesse, la froideur et le calme de ses jugements, la haute vertu chrétienne de Mme la princesse Clotilde, me sont apparus, au milieu de tant de spectacles attristants, comme une consolation et une espérance. Nos promenades à Saint-Cergues, à Ferney, m’ont laissé un profond souvenir. La nature et les souvenirs d’un passé meilleur font oublier les abaissements qu’on a sous les yeux.

J’ai donné ordre à mon imprimeur, de faire passer à Votre Altesse, quand elles seront corrigées, les épreuves d’un essai que j’imprime en ce moment, sur la façon dont j’entendrais la réforme intellectuelle et morale de la France [16]. J’y ai tout dit avec ma sincérité habituelle ; mais je sais que je prêche dans le désert. Je ne publie ces pages que par acquit de conscience, et pour obéir à une sorte de devoir. La réforme de notre pauvre pays devrait être une œuvre de science et de raison ; or, la science et la raison sont plus éloignées que jamais du gouvernement des choses humaines. On va de plus en plus à la médiocrité ; on ne fera rien, on ne reformera rien ; le pays s’enfoncera dans ses routines, jusqu’à ce que de nouvelles catastrophes viennent le réveiller, et celles-là même, peut-être, ne le corrigeront pas.

J’ai à peu près renoncé au projet dont j’avais touché un mot à Votre Altesse, d’un voyage de Rome vers les mois d’octobre et novembre. La situation me parait trop tendue ; je déteste les esclandres ; je craindrais qu’entre le parti clérical, qui veut paraître insulté, et le parti libre-penseur, qui se croit obligé de répondre aux provocations des cléricaux, ma présence ne devint un prétexte à des manifestations ou plutôt à des cancans. Il est probable que nous ferons seulement, ma femme et moi, une promenade à Milan, à Venise, à Florence.

Que Votre Altesse me permette de nouveau de la remercier des bonnes heures qui se sont écoulées pour moi à Prangins, et de lui présenter l’expression du profond respect avec lequel je suis

Son bien dévoué serviteur.

E. RENAN.


Sèvres. 4 octobre 1871.

Monseigneur,

Aujourd’hui mon éditeur, sur mon ordre, a dû vous expédier les épreuves du travail dont je m’étais permis de parler à Votre Altesse. Je ne réclame pour ce travail d’autre mérite que celui de la sincérité, et d’une grande absence de parti pris. L’élévation d’esprit de Votre Altesse, qui la met si fort au-dessus des illusions du vulgaire, saura me rendre cette justice, qu’aucun parti probablement ne me rendra. Le train de ce monde n’est conduit que par la foi et les convictions absolues ; mais après tant de déceptions, comment l’homme réfléchi ne céderait-il pas par moments au doute et à l’hésitation ?

Je ne voudrais jamais contribuer, ni peu, ni beaucoup, à faire manquer l’expérience de la République ; je reconnais même qu’à quelques égards l’état d’extrême affaiblissement où est la France est une des conditions les meilleures pour l’établissement de ce Gouvernement ; mais qu’un tel régime ne puisse aboutir qu’a une décadence de plus en plus prononcée, à l’inverse en un mot de ce que doit faire un peuple qui veut se réformer et prendre sa revanche, c’est ce que je vois bien clairement. Que fera le pays ? Je crains qu’il ne s’enfonce de plus en plus dans son indécision, qu’il n’ose rien faire de caractérisé. C’est un enfant à qui on demande de résoudre les questions qui tiennent en suspens les meilleurs esprits. Les parties naïves de la nation, guidées par un instinct dynastique qui a sa légitimité, sont peut-être les mieux inspirées ; mais, là même, l’effroyable désastre de Sedan a imprimé de profondes traces. Il est donc probable que les élections des conseils généraux, qui auraient pu avoir tant d’importance, seront insignifiantes et contradictoires comme résultat. Comment un pays qui n’a que des aspirations obscures et opposées entre elles, exprimerait-il une volonté claire ?

Votre Altesse, qui n’a pas commis les fautes qui ont amené cette situation, saura remplir les devoirs de la position grande, nais difficile que le sort lui a faite. La Vérité à mes calomniateurs est une page décisive. Je suis bien fier de l’avoir reçue de Votre Altesse. Dans ces tristes jours, Votre Altesse a su, à chaque heure, faire son devoir, quelque pénible qu’il fût ; en se bornant à publier les pièces officielles, Votre Altesse a su donner à son apologie une force toute particulière. Cette grande et loyale fidélité à l’Empereur, dont Votre Altesse ne s’est pas départie un moment, est, en notre triste siècle, comme un souvenir d’un autre âge, d’un âge meilleur.

Nous partirons le 14 de ce mois, ma femme et moi, pour notre petite promenade d’un mois à Venise. Nous aurions répondu à la permission que nous adonnée Votre Altesse d’aller lui présenter nos devoirs, ainsi qu’à Mme la princesse Clotilde, si nous n’avions avec nous, en allant, mon beau-frère, Arnold Scheffer, que sa santé affaiblie oblige d’aller passer l’hiver à Venise.

Nous irons par la route la plus directe. Nous n’avons pas encore de plan arrêté pour le retour ; si cela m’est possible, Votre Altesse peut croire que je ne perdrai pas l’occasion de passer par Prangins.

Agréez, Monseigneur, l’expression du profond respect avec lequel j’ai l’honneur d’être

De Votre Altesse, le très dévoué serviteur.

E. RENAN.


A Ernest Renan


Prangins, 30 novembre 1871.

Mon cher monsieur Renan,

J’ai tardé à vous répondre, vous sachant absent, et voulant lire et méditer votre travail dont je n’ai reçu que la première partie ; je vous suppose de retour ; moi-même, je pars avec ma femme pour passer quelques semaines en Angleterre.

Vos belles pages philosophiques m’ont vivement intéressé, mais elles contiennent tant et tant de questions, d’indications, de solutions, qu’il faut du temps pour s’en former des idées exactes. Peut-être même sommes-nous, et moi en particulier, trop sous le coup de la politique pour juger sainement de cette haute philosophie : n’est-elle pas un peu éclectique ? N’y a-t-il pas des tendances souvent opposées ? Je sais bien que, quand il s’agit de l’humanité, même d’un pays, on ne peut être logique comme en mathématiques, mais c’est pour cela qu’il m’a fallu beaucoup de réflexion pour me permettre d’avoir une opinion. Il faut non seulement comprendre ce que vous dites, mais en tirer les conséquences et compléter ce que vous ne faites qu’indiquer dans un cadre restreint. La philosophie indique les remèdes vrais, la politique les remèdes relatifs, c’est-à-dire possibles. Vous le reconnaissez vous-même dans quelques-unes de vos belles pages qui semblent se réfuter. — Sur beaucoup de points, nous sommes d’accord ; sur d’autres, il me faudrait des explications. Ne voyez dans ces quelques lignes, non une présomptueuse critique, mais la preuve des aperçus que votre travail m’a ouverts, et des réflexions qu’il m’a fait faire. Quand pourrons-nous avoir de ces intéressantes et utiles conversations qui m’ont inspiré pour vous une si vive amitié ? Vous passerez probablement votre hiver à Paris, et moi en Italie, peut-être à Rome ou à Naples, où j’irai vers le mois de janvier. Je suis très désireux d’avoir la fin de votre étude ; répondez-moi à Prangins d’où on me fera parvenir votre lettre.

Je crois qu’a la réunion de l’Assemblée, nous aurons du nouveau, peut-être une crise qui se traduira par le remplacement du provisoire actuel, par un autre provisoire ; je m’attends à des mesures d’exil, de proscription pour nous, mais cela ne me préoccupe pas ; ce sont de petits incidents dans le grand drame qui se déroule ! Je vous serre la main, mon cher monsieur Renan, et vous renouvelle l’expression de toute ma vive amitié.

NAPOLEON (JERÔME).

Je vous envoie une adresse à mes électeurs que j’ai publiée à la suite d’affaires que j’ai eues en Corse, au Conseil général. Je ne demande le plébiscite que comme la seule base qui puisse nous servir d’abri et soutenir un peu notre pauvre société aujourd’hui ; je suis aussi édifié que qui que ce soit sur ses défauts. Mais c’est encore ce qu’il y a de mieux, ou de moins mauvais. Pour le moment, je ne vois pas d’autre base pour un gouvernement un peu stable en France, où nous avons usé et abusé, de tout. Il faut se servir de ce qui reste et de toutes les bases à donner à un pouvoir ; aujourd’hui, le vote du peuple direct est la seule possible, la légitimité n’étant pas admissible.


A Son Altesse le prince Napoléon


Paris, 8 décembre 1871.

Monseigneur,

A moins d’une erreur que je regarde comme peu probable, les feuilles que Votre Altesse a reçues sont toute la partie neuve du volume que je publie en ce moment. Le reste, à part la nouvelle lettre à M. Strauss, n’est guère composé que de réimpressions, que je n’ai pas cru devoir faire envoyer à Votre Altesse. Le volume a paru avant-hier ; depuis plusieurs jours, j’ai donné ordre à Lévy de vous en adresser un exemplaire à Prangins.

Indécis, hésitant sur les solutions pratiques, oui sans doute je le suis, Monseigneur, et quand on n’est mené que par le sentiment abstrait du bien public, quand on n’a pas le devoir pressant qui incombe à ceux que leur naissance ou un mandat de leurs concitoyens a chargés de prendre les partis décisifs, il est difficile de ne pas hésiter. Les bases pour toute reconstruction, quelle qu’elle soit, sont ébranlées dans notre malheureux pays. Le pays ne sait pas ce qu’il veut, et des hommes politiques, aussi chétifs que ceux qui composent la plus grande partie de la Chambre, ne sont pas capables de vouloir pour lui. Certainement, la majorité du pays, pour des motifs très divers, veut la monarchie ; mais inintelligente et maladroite, cette majorité saura difficilement réaliser sa volonté. Si l’armée avait une opinion, cette opinion triompherait ; car l’armée est, à l’heure présente, la seule force. Mais je suis porté à croire qu’elle est, comme le pays, indécise, sceptique, dégoûtée, uniquement soucieuse de s’abstenir. Par quelques côtés, on devrait se croire à une époque de pronunciamientos ; mais je doute que le soldat s’y prêtât. Il n’aspire qu’au repos, n’a nulle confiance on ses chefs, chercherait à rester neutre.

Comme Votre Altesse, je crois que la seule issue est l’appel au pays, et je l’ai dit, page 77, mais il est difficile de faire un plébiscite autrement que par oui et par non sur un fait accompli. Le plébiciste confirme un pouvoir établi ; il ne peut guère servir à susciter un pouvoir non encore existant ; une lamentable guerre civile est peut-être au bout de tout cela.

Il est clair que si le pays doit se relever, il reprendra la monarchie ; mais il est possible qu’il ne se relève pas. Le malade est peut-être trop affaibli pour le remède qui le sauverait ; le patriotisme est plus éteint qu’il n’a jamais été ; les divisions des partis n’ont jamais été plus égoïstes ; la majorité du pays qui ne pense ni ne sent, qui ne veut que s’enrichir, est arrivée au dernier degré du matérialisme et de la nullité politique. Pour les personnes qui, comme moi, ont besoin d’un sol légal, d’un état stable et accepté, pour déployer utilement leur activité, ces moments sont cruels. On ne se soutient qu’en faisant sa tâche de tous les jours, par pur sentiment du devoir.

Un petit voyage que nous avons fait à Venise et dans le nord de l’Italie, nous a fait un vif plaisir. Quelle joie de voir un pays sensé d’accord sur tous les points essentiels, attaché à son gouvernement légitime ! Les progrès accomplis dans ce beau pays que je n’avais pas vu depuis vingt-deux ans, m’ont rempli de consolation.

Que Votre Altesse me pardonne mes tristes pensées, et veuille bien agréer l’expression de mes sentiments les plus respectueux et les plus dévoués.


E. RENAN.


A Ernest Renan


4 janvier 1872.

Mon cher monsieur Renan,

Je suis heureux de la nouvelle année qui m’apporte votre aimable lettre du 1er janvier. Recevez tous mes vœux et ceux de ma femme, pour vous et Mme Renan ; votre souvenir est vivant dans notre chalet. J’ai été en retard pour répondre à une lettre de vous du 6 décembre, que j’ai reçue à Londres [17] ; elle me donne des détails que je pressentais sur votre speech au Cercle Cavour. Sans doute, un de nos plus grands maux, est que la France n’est ni droitière, ni communarde, et cependant, et de plus en plus, il n’y a que ces deux partis en présence, et c’est eux qui nous ménagent encore de si grands malheurs. C’est une bascule perpétuelle, et la masse flottante se porte contre celui des deux partis qu’elle déteste et craint le plus dans le moment, quitte à changer de côté quelques semaines après. La France est-elle capable de se gouverner elle-même, ou à peu près, par une assemblée ? J’en doute beaucoup : toute l’histoire, depuis 1789, n’est qu’une longue suite de dictatures : les faits ne prouvent-ils pas que nous ne sommes pas gouvernables autrement ? Je vous dis cela quoique rien ne soit plus opposé à mes sentiments, à mes opinions, mais je n’exprime pas mes désirs, je constate ce que le passé m’apprend. Je ne pense pas comme vous au sujet d’un plébiscite. Dans le monde des affaires, de l’intelligence, dans le haut, oui, tous les pouvoirs auront la majorité, et presque les mêmes voix ; dans le bas, non ; il y a l’immense masse populaire inerte, qui n’agit pas, mais qui, à un moment donné, sort de son apathie et vote, quand elle est poussée par un sentiment, par un prestige, bien diminués je le reconnais, mais qui existe encore. C’est de là que peut venir un retour.

Le départ de notre ambassadeur à Rome va faire du scandale, et la droite va attaquer M. Thiers, là où il aura raison, tandis que tous ses autres côtés sont faibles et condamnables. Allons, les rouges et les noirs nous perdent, je commence à douter de la résurrection et souffre comme vous, et avec vous, sans cependant croire que nous ayons le droit de ne pas faire, chacun dans notre sphère, le possible pour sortir le pays de son impasse. Si Dante a dit que le plus grand chagrin était de se souvenir des temps heureux dans la misère présente, je dis que la seule consolation est de souffrir avec des esprits et des cœurs élevés que l’on aime. C’est à vous que je pense, mon cher monsieur Renan.

Mille amitiés.

Votre affectionné.


NAPOLEON (JERÔME).

  1. Sur la lettre figure l’indication suivante : Audience vendredi 20 à une heure et quart.
  2. Inédites. Publiées avec L’autorisation de M. Louis Paul-Dubois.
  3. On trouvera le résultat de l’intervention directe du prince Napoléon dans les Mémoires du maréchal Randon, tome II, p. 89, où il publie la lettre adressée par l’Empereur au ministre de la Guerre pour maintenir H. Taine en fonction Voir H. Taine, sa vte et sa correspondance, t. II, p. 277.
  4. Voir La lettre de George Sand au prince Napoléon du 19 novembre 1863. Correspondance, t. IV, p. 364 et suiv. Cette lettre était une critique, — ou une apologie, — de la Vie de Jésus.
  5. Questions contemporaines, par Ernest Renan, membre de l’Institut.
  6. M. Segris, député, l’un des chefs du Centre droit, avait été appelé par Emile Ollivier à faire partie de son ministère et dans cette évolution profonde de l’Empire, il avait reçu le portefeuille de l’Instruction publique. On devait penser qu’un des actes du nouveau ministère serait une réparation offerte à Renan.
  7. Histoire universelle ; 2* partie, ch. IV.
  8. Si je n’ai pas figuré aux présentations de décembre 1864, c’est que ces présentations ont été demandées pendant que j’étais en Orient. (Note de Renan.)
  9. Au moment où la guerre fut déclarée, le Prince Napoléon ayant avec lui un certain nombre d’amis, parmi lesquels E. Renan, était en route vers les régions arctiques qu’il avait déjà explorées plusieurs fois. Il dut revenir à l’improviste, par des voies rapides, le 15 juillet, pour retrouver l’Empereur.
  10. L’Incendie de Paris par la Commune.
  11. Direction du Collège de France
  12. Marie de Flavigny, comtesse d’Agoult (Daniel Stern) morte à Paris le 5 mars 1876.
  13. Julie Bonaparte, mariée, le 30 août 1847 au marquis del Gallo de Roccagiovine et petite-fille de Lucien et de Joseph Bonaparte.
  14. La Vérité à mes Calomniateurs, par le prince Napoléon. Paris, E. Dentu, 1871, 3e de 16 pages.
  15. Message du 1er septembre 1871.
  16. La Réforme intellectuelle et morale, par Ernest Renan, membre de l’Institut. Paris, M. Lévy, 1871, 8e.
  17. Cette lettre n’a pas été retrouvée.