Correspondance inédite d’Ernest Renan et du prince Napoléon/02

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Frédéric Masson
Correspondance inédite d’Ernest Renan et du prince Napoléon
Revue des Deux Mondes7e période, tome 12 (p. 241-270).
CORRESPONDANCE
D’ERNEST RENAN
ET DU
PRINCE NAPOLÉON [1]
II [2]


A Ernest Renan.


11 février 1872.

J’ai bien tardé, mon cher monsieur Renan, à répondre à votre lettre de décembre. J’ai reçu et relu votre livre qui m’est parvenu par Lévy. Un voyage que j’ai fait à Londres et une maladie assez longue motivent mon long silence ! Je suis presque humilié pour notre pauvre pays de pronostics si désolants à faire ! Je vois des abîmes de tous côtés, et l’appel au peuple avec un gouvernement très fort, peu libéral, comme dernière ressource, tel un médecin qui ne voit pour son malade qu’une opération césarienne comme seul remède ! C’est absolument triste. La maladie est affreuse, le remède assez triste aussi.

Un de mes amis de Paris m’écrit qu’ayant appris que j’avais l’intention de passer deux ou trois semaines à Rome, à la fin de ce mois, vous aviez dit : « Il ne devrait pas se rendre à Rome en ce moment, il y a beaucoup de raisons pour cela. »

J’ai tout lieu de croire le renseignement exact, mon cher monsieur Renan, et comme j’attache grand prix à votre avis, vous seriez bien aimable de me développer, en quelques lignes, les raisons que je voudrais pouvoir apprécier, avant de me décider, mon départ étant presque arrêté.

Mes amitiés à Mme Renan. On m’écrit que M. Berthelot est assez malade à Naples. Le soleil italien m’attire beaucoup ; ici nous sommes au milieu des brouillards.

Je vous serre affectueusement la main.

NAPOLEON (Jérôme).


A S. A. I. le Prince Napoléon.


Paris, 12 février 1812.

Monseigneur,

Effectivement, causant il y a quelques jours avec une personne qui est en relations avec Votre Altesse, je lui exprimai quelques doutes sur l’opportunité du séjour que Votre Altesse voudrait faire à Rome. Ce sont moins des objections formelles que des appréhensions tirées de la situation singulièrement tendue de cette ville. Votre Altesse a eu une part de premier ordre dans la fin du pouvoir temporel de la papauté. C’est là à mes yeux un véritable titre de gloire, le pouvoir temporel des papes étant devenu quelque chose de tout à fait funeste à l’Europe, à la France, à la civilisation et à la religion entendue dans un sens élevé. Mais, justement à cause de cela, la présence de Votre Altesse à Rome ne sera pas un événement ordinaire. On y attachera une foule de significations ; on ne croira pas que Votre Altesse y sera allée seulement pour se reposer et chercher un climat meilleur pour sa santé. Si la présence de Votre Altesse est l’objet de manifestations favorables de la part des libéraux italiens, on glosera ; si elle provoque les récriminations des cléricaux, on glosera encore. Les relations du Gouvernement italien avec le Gouvernement actuel de la France, relations rendues très difficiles par les exigences du parti clérical, seront mêlées à tout cela. On y attribuera une part à Votre Altesse. Les pétitions des évêques, à l’effet d’obtenir que le Gouvernement français n’envoie pas de ministre près du roi d’Italie à Rome, viendront, dit-on, à la Chambre, ces jours-ci. Il peut en résulter des situations délicates. Tout acte de fermeté du Gouvernement italien sera présenté comme l’effet d’une instigation de Votre Altesse.

J’ai presque honte de me faire l’interprète de si basses pensées ; mais les personnes de votre rang, Monseigneur, sont obligées de compter avec l’opinion, et l’opinion est toujours sotte et cancanière. Maintenant, je ne voudrais pas que Votre Altesse attachât à ces appréhensions plus d’importance qu’elles n’en avaient dans mon esprit, c’est-à-dire de simples nuances fugitives, quand je les avais signalées à la personne qui me fit part des intentions de Votre Altesse.

Bien plus encore qu’au moment où j’écrivais mon dernier Essai, je crois qu’un appel au pays peut seul servir de clef à la situation inextricable où nous sommes. Cet appel donnerait seul, au Gouvernement qui en sortirait, la force qui lui serait nécessaire. Mais je doute que l’Assemblée vienne à ce parti. De toutes parts, l’ami de l’ordre et de la légalité se heurte à des impossibilités.

M. Berthelot a été, en effet, bien malade ; il est à peu près rétabli ; il va partir pour Naples ces jours-ci.

Veuillez agréer, Monseigneur, l’assurance de mes sentiments les plus respectueux et les plus dévoués.

E. R.


A Ernest Renan.


Prangins, ce 30 mars 1872.

Mon cher monsieur Renan,

Depuis votre lettre du 12 février, j’ai passé un mois à Rome ; j’y ai bien souvent parlé de vous avec ma cousine, et j’y ai encore plus pensé. Julie m’a communiqué votre avis sur le séjour de l’apôtre Pierre. Je vous ai souvent regretté dans mes longues courses et visites avec MM. de Rossi, et P. Rosa. Cette ville a un grand charme, et pouvoir oublier le présent pendant quelques heures par jour, et s’absorber dans une étude attachante de l’antiquité, est une véritable jouissance !

Souvent j’ai réfléchi à ce que vous me disiez de la possibilité d’un schisme, et il me parait moins impossible que je ne le croyais. Ce qui est certain, c’est que l’état actuel à Rome ne peut durer, ni pour l’Italie, ni pour le pape. Cela va mal pour tous les deux ! mais le pouvoir temporel me parait tout à fait condamné, même dans l’esprit de beaucoup de prêtres, car figurez-vous que j’en ai vu plusieurs ; les Italiens sont, dans la forme, moins exclusifs et intolérants que le clergé français. L’Assemblée se déconsidère de plus en plus chez nous ; c’est M. Thiers qui en a le bénéfice momentané : il espère arriver à la délivrance de notre territoire par les Allemands, et écrire ce succès dans l’histoire. Je le désire plus que je ne le crois, ayant moins de confiance dans la finesse et les petits moyens que dans une conduite nette et franche, convenant seule à la démocratie nécessaire dans laquelle nous vivons. Je sais ce que ce mot doit soulever en vous : votre dernier livre me le dit.

J’ai retrouvé quelques amis à Rome, entre autres, Augier, et Amaury Duval, le peintre. Je reste quelques semaines à Prangins. Dites-moi ce que vous devenez ; je vous serre affectueusement la main, et offre mes hommages à Mme Renan. Votre affectionné.

NAPOLEON (Jérôme).


Londres, Claridge’s Hôtel, ce 29 avril 1872.

Mon cher monsieur Renan,

Votre lettre est venue me rejoindre dans cette grande ville bien triste et bien noire, où mes affaires m’ont appelé pour deux ou trois semaines ; après Rome, la transition était brusque, et l’opposition peu agréable !

J’ai lu votre lettre avec d’autant plus d’intérêt que je viens d’Italie, où je me suis sans cesse posé les problèmes sur lesquels vous me donnez votre opinion. — Je crois, comme vous, que l’ancienne organisation de l’Eglise catholique ne peut durer ; la transformation est évidente : pas un homme intelligent, même à Rome, ne croit à une restauration du pouvoir papal comme dans le passé. Mais qu’arrivera-t-il ? Vous prévoyez un schisme provoqué par une double élection du pontife ; je ne crois pas qu’une double élection ait lieu, parce que le Gouvernement italien, peu prévoyant, fort étranger à la direction des affaires de l’Église, ne pourra trouver ni dix cardinaux, ni dix évêques qui suivront ses conseils, et qui nommeront un pape modéré et conciliant ; il en est un peu des catholiques modérés par leurs idées, comme des républicains modérés ; ce serait bon, si cela existait et était possible, mais ils n’ont aucune force : les deux extrêmes seuls sont en force, tout intermédiaire a disparu, et ne se reconstitue pas ! C’est certes un malheur des temps : en religion, papistes ou libres-penseurs ; en politique, rouges ou autoritaires, voilà où nous en sommes !

Ce qui m’a surtout frappé, c’est combien les gens papalins sont peu éclairés, et étrangers à tout ce qui se passe dans le monde ; ce sont des fanatiques, fatalistes sans passion, — en général les Italiens en ont peu. Ainsi attendez-vous, à la mort de Pie IX, à avoir un seul successeur, produit d’une élection fanatique, surtout si elle se fait à Rome. Hors de la ville éternelle, elle serait moins vive parce que l’élu voudrait rentrer au Vatican, et que ce serait le seul appât capable de leur arracher un peu de modération, et une renonciation tacite au pouvoir temporel.

Quand publierez-vous votre prochain volume ? Que j’ai pensé souvent que vous devriez publier vos idées sur l’état actuel de la question religieuse ! Et où pourriez-vous le faire mieux qu’après avoir étudié sur place, à Rome, le personnel et les idées papales ; vous l’avez fait pour la politique, pourquoi ne le faites-vous pas pour la religion ? Vous le feriez avec cette modération, ce bon sens, ce charme, cette hauteur que vous mettez dans vos écrits.

Je vous serre la main, mon cher monsieur Renan. Votre affectionné.

NAPOLEON (Jérôme).


A S. A. I. le prince Napoléon.


Sèvres, 14 juillet 1872.

Monseigneur,

J’ai appris, seulement il y a quelques jours, que Votre Altesse était revenue à Frangins, et je me suis réjoui de la savoir dans ce beau séjour où Elle m’a permis l’an dernier de passer quelques jours auprès d’Elle. Ce lac délicieux, ces splendides sommets de neige, ces fraîches côtes boisées de Saint-Cergues, m’ont laissé le plus vif souvenir, et je ne doute pas que Votre Altesse, qui sait si bien sentir tout ce qui est beau, ne trouve là encore cette année, le calme et l’oubli du présent.

Notre pauvre pays, malgré sa pesanteur politique, a plus de bon sens que ceux qui le gouvernent. Il commence à s’habituer à l’instable, il vit avec son mal de mer. Il est évident qu’un grand changement s’est opéré depuis 1848. L’immense majorité du pays, à cette époque, avait la foi monarchique ; cette foi s’est affaiblie. Le pays n’aura plus la force de faire par lui-même une restauration monarchique. Certes, si cette restauration se fait, il y applaudira ; mais il fournira peu de vapeur pour la faire. La France est à prendre, mais elle ne se donnera plus. Comme pour le moment, on ne lui demande qu’une chose qui n’exige pas grand effort moral : payer — (chose qui est pour lui la plus facile, vu ses immenses économies), il paiera, créera même la quantité d’ordre matériel sans laquelle la vie n’est pas possible ; mais, quant aux vraies réformes, à celles qui referaient une nation, une hiérarchie sociale, une armée, une instruction publique, un enseignement moral et religieux, nous en sommes plus loin que jamais. Est-ce que Votre Altesse ne songerait pas à publier, sur la situation, les vues lumineuses qu’elle possède, et qui viennent d’une connaissance si profonde de son siècle ? Ou, mieux encore, que ne travaille-t-elle à ces Mémoires qu’Elle doit à l’histoire de son temps, et où tant d’énigmes seront éclaircies ?

La question de la succession de Pie IX posera le problème de la papauté dans toute sa gravité. Il est clair que les conclaves à l’ancienne manière, avec leurs petites intrigues, leurs allées et venues de courriers d’ambassade et de cardinaux protecteurs, sont impossibles. La papauté est devenue une sorte de lamaïsme ; la succession tend à se faire par une sorte de cooptation ou de désignation du prédécesseur. Dans l’état actuel de la conscience catholique, le pape qui aura cette désignation de l’Infaillible décédé, sera le vrai pape pour la grande majorité ; mais les schismes auront là une porte toute ouverte. Je crois bien, en effet, comme Votre Altesse me le disait dans sa dernière lettre, qu’à la prochaine vacance, l’anti-pape italo-allemand, en supposant qu’on réussit à le créer, n’aurait pas grand succès dans la catholicité, dominée qu’elle sera par l’ascendant extraordinaire de Pie IX mort ; mais qu’au bout de quelque temps, l’unité catholique soit tout à fait compromise à ce jeu-là c’est ce sur quoi je n’ai aucun doute. L’unité catholique supposait le pouvoir temporel ; le pouvoir temporel disparu, l’unité catholique disparaîtra. Les Italiens sont naïfs de croire qu’ils garderont la papauté universelle dans la ville de Rome devenue la capitale d’un Etat particulier : la conséquence de la constitution du royaume d’Italie, c’est le départ de la papauté. Pour Dieu ! qu’ils la laissent partir, et ne se mettent pas, comme ils firent lors du grand schisme, à courir après elle.

J’ai beaucoup travaillé en ces derniers temps, et fort avancé mon quatrième volume des Origines du Christianisme, consacré à Néron, à l’Apocalypse, à la prise de Jérusalem. Quoique mes souvenirs de Rome soient très précis, j’ai éprouvé cependant, plus fortement que jamais, en écrivant ce volume, le désir de revoir cette ville extraordinaire. Nous y ferons probablement un petit voyage vers le mois d’octobre. Si Votre Altesse était à cette époque à Prangins, je lui demanderais la permission d’aller lui présenter mes devoirs. Il y a tant de choses que les lettres ne comportent pas et qui n’appartiennent qu’aux libres entretiens !

Veuillez, Monseigneur, agréer l’assurance du profond respect avec lequel j’ai l’honneur d’être, de Votre Altesse, le très dévoué serviteur.

E. RENAN

Si Votre Altesse n’a pas encore le volume de Mélanges de M. Strauss, entête duquel j’ai mis une préface, je le lui ferai expédier par mon éditeur, ou par le traducteur, M. Charles Ritter, qui demeure à Morges.


A Ernest Renan.


Londres.

Mon cher monsieur Renan,

J’ai reçu votre dernière lettre au moment de quitter Prangins. Ma destinée voyageuse m’a amené à Londres pour des affaires, j’en repars dans quelques jours, et c’est à Prangins qu’il faut me répondre. Si vous et Mme Renan vous serez bien reçus à Prangins, vous n’en doutez pas, j’espère ! Quand vous irez en Italie, arrêtez-vous donc chez nous, j’y compte. Que de jolies promenades nous vous ferons faire ! Notre pauvre pays n’est pas en train de se remettre ; tel que les malades qui n’ont pas même la force de suivre un traitement, il reste où il est ; le pays garde ce qu’il a ; ce n’est pas même un provisoire, c’est un fait, voilà tout. Une Assemblée constituante, qui ne peut rien constituer, un chef, soi-disant parlementaire, qui gouverne sans la majorité dans le Parlement, une minorité qui a pour doctrine la souveraineté du peuple, et qui, par-dessus tout, craint un appel sincère fait par le pouvoir actuel au peuple ! Une armée qui peut tout et ne fait rien, qui déteste les rouges et les Prussiens, et justement, et ne les empêche pas d’arriver. M. Thiers amènera les rouges, ceux-ci les Prussiens, qui nous guettent, je le sais. Voilà notre avenir ! Pour le moment, l’opinion, si légère, se laisse éblouir par l’emprunt, qui est une vaste machine à faire gagner de l’argent, aux banquiers étrangers surtout, par les avantages scandaleux qu’on leur a faits ! Quel nom donner à ce gâchis ? Oh ! non, pour l’honneur de la République même, cela ne peut s’appeler de ce nom, — une République sans constitution, c’est-à-dire sans lois, avec un chef qui est et peut tout, sans liberté de la presse qu’on supprime, avec quarante départements en état de siège et que je les défie de lever, avec des hommes comme les Favre, Ferry et compagnie, non cela n’est pas la République ! Si ce Gouvernement était possible chez nous, vous savez que je l’aimerais assez ; mais pour cette forme, il faut avant et par dessus tout, de la vertu et de la modération, deux qualités qui nous font absolument défaut. Mais vous sentez ces choses beaucoup mieux que moi, mon cher monsieur Renan, vous qui avez, ce qui manque si totalement chez nous, l’élévation du cœur et de l’esprit.

En nous voyant, nous causerons du pape. Mon séjour à Rome m’a beaucoup intéressé. Je serai chez moi, à Prangins, dans quinze jours. Venez-y en octobre. Je n’ai pas reçu le volume des Mélanges de Strauss avec préface de vous. Dès mon retour, je le demanderai à Lausanne. Mille amitiés.


Prangins. ce 12 septembre 1872.

Mon cher monsieur Renan,

Votre lettre me fait grand plaisir, puisqu’elle m’annonce votre visite pour le 23, lundi. Je n’ai reçu qu’hier 11, votre lettre datée de Sèvres, le 8 ; la poste est bien inégale, ou probablement bien indiscrète. Donnez-moi quelques renseignements sur votre visite ; Mme Renan vous accompagne, j’espère ? Vous demeurerez tous les deux chez nous ? Quoique mal, nous pourrons vous loger. Pourrez-vous nous donner deux jours ? Nous nous promènerons. Sachant l’heure de votre arrivée, je vous enverrai chercher.

Mille amitiés, et au revoir.


Prangins, ce 18 septembre 1872.

Mon cher monsieur Renan,

J’ai reçu votre lettre du 13, de Sèvres, seulement le 16, elle a mis trois jours au lieu d’un ! Tout est bien convenu ; vous logerez chez nous, ainsi que Mme Renan ; nous vous installerons le moins mal possible. Je vous attends le 23, lundi ; il est difficile de fixer si vous pourrez prendre à Genève le train de Nyon à onze heures et demie ou à une heure et demie : cela dépend de l’exactitude de l’arrivée à Genève du train de Paris, souvent en retard, et qui manque le départ pour Nyon de onze heures et demie, surtout quand on a du bagage. Je me fais une grande joie de vous revoir, et de causer de l’avenir de notre pauvre pays ! Mes amitiés à Mme Renan, et à bientôt.

Votre affectionné.

NAPOLEON (Jérôme).


A S. A. I. le prince Napoléon.


Mandela, octobre 1872.

Monseigneur,

J’ai beaucoup tardé à écrire à Votre Altesse. J’attendais à le faire que j’eusse vu la princesse Julie. Avec sa bonté ordinaire, la Princesse nous a gardés trois jours, et c’est de Mandela que j’écris ces lignes à Votre Altesse. Nous avons trouvé ici M. Hébert qui doit à ces harmonieuses montagnes de la Sabine tant de belles inspirations. Les traits sûrs et rapides qui sont en tête de cette lettre, donneront à Votre Altesse, l’idée la plus juste du pittoresque séjour où nous venons de passer quelques-unes des meilleures heures dont nous ayons le souvenir. La princesse Julie s’est fait ici une vie qui, pour une personne de sentiments aussi élevés, réalise les plus essentielles conditions du bonheur. Le bien qu’elle répand autour d’elle, et auquel s’associe si dignement le marquis [3], contente son noble cœur et lui suffit. Mandela est dans une position charmante ; il y a lâ une vue admirable des montagnes, de délicieuses échappées sur l’Anio et la Digence, une fontaine adorable, que je soupçonne d’avoir été autrefois quelque déesse, comme celles auxquelles Horace offrait des sacrifices, dépossédée aujourd’hui de ses honneurs divins, mais non de son pittoresque.

Avec Hébert, j’ai fait de ravissantes promenades, et, quoique le temps nous ait empêchés d’aller à Roccagiovine et à Subiaco, j’ai pu prendre le sentiment complet de ce classique pays. Combien on est heureux de s’abstraire ainsi des tristesses d’un monde en décadence qui semble prendre à tâche d’exclure de son sein tout idéal, toute poésie !

J’ai vivement regretté l’acte illégal dont Votre Altesse a été l’objet en France. Votre Altesse était sûrement dans son droit, et le Gouvernement a commis une grande faute [4], mais la France est à l’état d’un malade que tout bruit agace. Je crois que Votre Altesse servira mieux le pays et le principe qu’elle représente en restant dans sa solitude de Prangins, qu’elle peut rendre si fructueuse, en écrivant ses Mémoires, ses Commentaires sur les choses du temps. Le jour où Votre Altesse peut être utile au pays n’est pas venu. Les Orléans ont, suivant moi, fait une faute capitale en rentrant en France, puisque cette rentrée les oblige, ou à se déclarer républicains, — ce qui, pour des princes, est une abdication, — ou à faire une opposition au Gouvernement, ce qui semblerait, de leur part, un acte antipatriotique et intéressé. Je désire vivement que Votre Altesse ne commette jamais une faute qui la mette dans cette fâcheuse alternative.

Mon voyage d’Italie m’enchante tellement, par les merveilles que je vois, que je n’ai pas le temps de m’arrêter à ce que je trouve d’un peu superficiel et étourdi dans les tendances maintenant dominantes. Quelques mots que j’ai dits au Cercle Cavour ont été inexactement rapportés par les journaux. Je n’ai pas dit une puérilité comme celle-ci : « La question de la papauté est résolue. » — Je crois l’unité de l’Italie fondée, si elle reste fidèle à la Maison de Savoie ; je ne crois nullement au rétablissement du pouvoir temporel ; mais, plus que jamais, je pense que la papauté quittera l’Italie, et ne se réconciliera pas avec le royaume. L’unité de la catholicité me semble de plus en plus menacée, et la faute en sera attribuée, dans l’histoire, à l’immense orgueil du pape Pie IX.

Comment remercierai-je Votre Altesse des bontés qu’Elle a eues pour nous à Prangins ? Ma femme a été particulièrement heureuse qu’il lui ait été donné d’admirer de près les hautes vertus, la force d’âme, la sérénité chrétienne de Mme la princesse Clotilde. Permettez-moi, Monseigneur, de présenter à la Princesse et à Votre Altesse, l’expression des sentiments du plus profond respect.

E. RENAN.

M. Hébert me charge de vous offrir l’assurance de ses sentiments les plus dévoués. L’affection de la princesse Julie vous est si connue que je craindrais de ne vous rien apprendre, en vous disant quel a été le fond de tous nos entretiens.


A Ernest Renan.


Prangins, le 17 novembre 1872.

Quel charmant dessin d’Hébert, en tête de votre aimable lettre, mon cher M. Renan ! Ce n’est plus seulement dans mes archives, que je mettrai vos lettres, mais parmi mes objets d’art ; il est vrai qu’ils ne sont plus nombreux, depuis l’incendie de la Commune [5] !

Vous avez bien deviné qu’en allant en France, je ne voulais pas y rester ; mais j’ai voulu éclaircir ma position, savoir si, oui ou non, j’étais exilé, en avoir les bénéfices en même temps que les inconvénients, ne pas rester dans une fausse position ; aujourd’hui elle est nette, et j’attends dans ma solitude.

Je vous suppose rentré à Paris avec Mme Renan, pour votre cours au Collège de France. Je n’ai pas cru un mot de ce que les journaux ont publié sur vos paroles au Cercle Cavour, mais je voudrais bien les connaître et les lire. Ne pensez-vous pas que le temps que vous étudiez et allez nous montrer dans votre prochain volume, l’établissement de l’Empire romain, a une ressemblance avec notre état en France ? Je ne fais aucune allusion au rétablissement de l’Empire, non certes, mais à l’état de trouble, de décomposition de la société romaine à cette époque, à sa démoralisation : tout cela ressemble à chez nous. Il y a un tableau de Rome, à la chute de la République, dans cet ennuyeux Mommsen, qui m’a beaucoup frappé.

Ma cousine Julie m’a écrit tout son enchantement de vous avoir chez elle ; je l’envie : quelles promenades, quelles causeries dans ce cadre, sur cette terre, dans ces souvenirs, aujourd’hui surtout que, pour penser à ce que l’on aime, il faut regarder en arrière, car l’avenir est trop triste ! Je ne partage pas l’avis de Dante, non, il y a de la jouissance, triste souvent, mais attachante, dans les souvenirs : toutes les illusions que l’on sème sur cet aride chemin que laisse derrière vous le temps, vous les retrouvez un peu, en regardant dans le passé.

Le trouble de Paris, qui me semble assez grand, vous laisse-t-il le loisir de bien travailler ?

Je ne crois pas que nous touchions encore à la crise finale ; il s’écoulera encore quelques mois, et puis, la. nouvelle catastrophe rouge, et puis ! Dieu le sait, et peut-être aussi nos ennemis les Prussiens !

Je vous serre bien affectueusement la main, mon cher M. Renan, l’ami des mauvais jours, encore plus que des bons.


A S. A. I. le prince Napoléon.


Paris, 6 décembre 1872.

Monseigneur,

Nous ne sommes rentrés à Paris que lundi dernier, 2 décembre. Nous avons tiré la corde le plus possible : rentré à Paris à sept heures du matin, j’ai fait mon cours à deux heures de l’après-midi. Je tenais essentiellement à ne pas être en retard pour éviter l’inconvénient d’une affiche et d’une annonce particulière.

Que je suis fier que Votre Altesse ait bien vu que le speech que m’ont prêté les journaux italiens était faux pour une grande part ! Effectivement, ces Italiens ont un art admirable pour vous faire dire ce qu’ils désirent que vous ayez dit. Mais ils y mettent tant de bonne grâce et de courtoisie qu’on est désarmé. Ce que j’ai bien réellement dit, c’est que je crois le royaume d’Italie fondé, et à l’abri de tout danger grave, au moins jusqu’à la mort du roi Victor-Emmanuel. Le parti républicain ne sera un inconvénient sérieux qu’alors, et quant aux troubles qui pourraient éclater dans des parties anarchiques, telles que Naples, je crois que l’armée du Nord suffira tout à fait à les réprimer. Ce que j’ai dit encore, c’est que la restauration du pouvoir temporel est très peu probable, que même la France rangée au trône légitime de Henri V (hypothèse qui a peu de chances) ne referait pas l’expédition de 1849. Le parti légitimiste met, à l’heure qu’il est, cette restauration dans son programme, mais, s’il était au pouvoir, il se verrait obligé d’y renoncer. Mais ce que je n’ai pas dit, c’est que la question papale était résolue. Je pense, au contraire, que cette question est à ses débuts, et qu’elle traversera les phases les plus étranges. Sur ce point, les Italiens sont presque tous superficiels. Ils s’imaginent naïvement que la situation actuelle peut durer presque indéfiniment, que la papauté s’accointera dans la situation secondaire qui lui est faite au Vatican. Je ne le crois pas ; le fanatisme catholique réagira, même sur la tiédeur du Sacré Collège, et engagera la lutte. Il y aura une papauté exaltée qui finira par quitter Rome, ou qui, si elle y reste, portera ses protestations aux derniers excès. Mais cette papauté ne sera pas assez forte pour briser le royaume, à moins qu’un jour elle ne se réconcilie politiquement avec l’Empire allemand, lequel, dans ses embarras avec les démocrates, pourra fort bien être tenté d’accepter le marché du parti catholique.

La crise où nous sommes engagés est sans issue. La droite ne veut à aucun prix du renouvellement partiel, qui est pourtant la seule solution légale. Elle n’attend qu’une occasion pour amener M. Thiers à une démission qu’elle acceptera sur le champ. Alors, elle considérera un Gouvernement militaire qui fera des coups d’Etat, des proscriptions. Elle croit ainsi écraser le parti démocratique, et elle y réussira peut-être. Mais ce qu’elle ne voit pas, c’est que la victoire ne sera pas pour elle. La France est monarchique ; elle n’est pas droitière. Aucun militaire n’est en mesure d’exercer la dictature pour son compte, en son nom ; aucun ne se souciera de l’exercer pour l’Assemblée ; donc le militaire, maître de la situation, jouera au Monck ; or ce ne sera ni pour Henri V, ni pour les Orléans. Tout cela est dans l’hypothèse où la droite réussirait à forcer M. Thiers à la retraite ; ce qui est probable, mais pas sûr.

Je prie Votre Altesse de croire à mes sentiments les plus affectueux, et les plus respectueusement dévoués.

E. R.


Paris, 1er janvier 1873.

Monseigneur,

Que Votre Altesse me permette, par ces lignes, les premières que je trace au début de cette mystérieuse année, de lui présenter, ainsi qu’à Mme la princesse Clotilde, des souhaits dont elle connaît la sincérité. La philosophie de Votre Altesse est trop ferme et trop élevée pour qu’Elle pût accepter d’autres vœux que ceux que comportent la nécessité des temps étranges où nous vivons, et le bien du pays. Naïve à sa manière, mais très vraie assurément, est la théorie de l’Evangile, sur la prière, interdisant de demander au Père céleste ceci ou cela, et voulant que l’on dise seulement : que ta volonté soit faite. La crise que traverse notre pauvre pays ne fait que s’aggraver. La trêve n’est qu’une apparence ; les diverses fractions de l’Assemblée opposées à M. Thiers pour des motifs très divers, sont plus décidées que jamais à réduire sa présidence à un vain titre, ou à provoquer de sa part une démission qui serait sur le champ acceptée. Peu de personnes dans la droite comprennent que c’est là une politique des plus superficielles, puisque l’armée dont on se servirait pour faire des réactions blanches, ne ferait pas ces réactions pour les beaux yeux de l’Assemblée, étirait au delà à une restauration monarchique dont la grande majorité de l’Assemblée ne veut pas. Il se peut que M. Thiers remporte la victoire, c’est-à-dire obtienne une majorité d’une vingtaine de voix, qui lui permette d’enlever, dans un moment d’embarras, un renouvellement partiel qui lui donnerait ensuite une majorité suffisante ; mais cela n’est nullement sûr. On ne vit jamais mieux combien le gouvernement d’une Assemblée est étroit, égoïste, inintelligent. La popularité de M. Thiers, qui est réelle, vient en grande partie de ce que le pays voit en lui une garantie contre les excès d’une Assemblée qui ne représente en rien le pays, mais qui, néanmoins, ne peut être dissoute sans grave danger pour le pays. Si M. Thiers était un prince ou un militaire, il ferait un coup d’Etat, réussirait infailliblement, puis obtiendrait, pour ses plébiscites, les mêmes majorités que l’empereur Napoléon III ; je vais plus loin, je pousse le paradoxe jusqu’à soutenir que ceux qui voteraient pour lui seraient à peu près le même personnel qui votait pour l’empereur Napoléon III.

Pendant ce temps, le pays s’énerve, se démoralise, de plus en plus. Rien ne se réforme, tout s’abaisse ; la funeste politique cléricale, fondée sur l’affaiblissement de la raison politique, s’affirme de plus en plus. Que Votre Altesse doit souffrir, et que je souffre avec Elle !

Je la prie d’agréer l’expression de mes sentiments les plus respectueux et les plus dévoués.

E. RENAN.


Paris, 15 janvier 1873.

Monseigneur,

Votre Altesse ne peut douter que ma pensée ne l’ait accompagnée dans les graves et tristes événements de ces derniers jours. La mort de l’Empereur [6] est un événement pour le monde entier et, pour moi, une véritable peine. La nature de l’Empereur m’était sympathique, et le souvenir des bontés qu’il eut pour moi, a complètement effacé le souvenir de quelques actes qu’il fit, comme tant d’autres, à contre-cœur. J’avais presque pris date pour aller à Chistehurst lui présenter ma Mission de Phénicie, dont l’impression est enfin presque achevée. Je serais certainement allé aux funérailles, si je n’avais pensé que des relations qui n’allèrent jamais jusqu’à la politique, ne m’assignaient point une place au jour des regrets officiels. Mais quant aux vrais regrets, ceux du cœur, l’Empereur n’en aura pas de plus sincères que les miens. Il aimait le vrai et le bien ; sa politique était, au fond, plus élevée que celle des esprits superficiels qui, comme s’ils n’avaient jamais péché, osent lui jeter la première pierre.

Son nom restera attaché à quelques-unes des plus grandes choses de l’histoire du monde, et même en France, son règne fera époque, et devra servir, à quelques égards, de leçon aux politiques de l’avenir. En somme, il pécha surtout par faiblesse, et pour avoir subordonné son instinct, qui était presque toujours juste et profond, à d’étroites et funestes suggestions.

Qui pourra, mieux que Votre Altesse, dire ce qu’il y eut de grand au point de vue moral dans son attitude, si indignement calomniée, aux jours néfastes qui précédèrent Sedan ? Il y a là des vérités que Votre Altesse doit à l’histoire, et que seule elle peut révéler ; car elle fut étrangère aux fautes qui amenèrent ces cruels malheurs.

Puisse l’élévation d’esprit et de cœur, qui est en Votre Altesse, l’inspirer en ces jours difficiles, et lui dicter la conduite la meilleure pour les intérêts de notre malheureux pays ! Ses conseils vont avoir une importance majeure, et Elle est trop au-dessus des ambitions vulgaires, pour ne pas demander uniquement ses inspirations au patriotisme le plus pur et au désir le plus désintéressé du bien général.

Je prie Votre Altesse d’agréer l’expression du profond respect avec lequel j’ai l’honneur d’être

Son affectueux et dévoué

E. RENAN.


A Ernest Renan


Londres, Claridge’s Hôtel, 1er février 1873.

Mon cher monsieur Renan,

Dans ma profonde douleur, j’ai éprouvé une grande consolation à recevoir votre lettre et l’expression de votre sympathie pour l’illustre mort. J’ai beaucoup souffert de cette perte, et un de mes plus grands chagrins a été d’être si vite rappelé aux misères humaines par ce qui s’est passé sur le tombeau à peine sous terre [7]. Aussi, profondément dégoûté, je quitte Londres, et vais à Prangins et en Italie, décidé à m’éloigner, au moins momentanément, de toute politique active, me réfugiant dans l’étude, et tâchant de m’y absorber.

N’ajoutez aucune foi aux stupidités que disent et diront les journaux, je méprise trop les critiques pour m’y mêler en rien.

Mes amitiés à Mme Renan, je vous serre affectueusement la main.

J’irai, de Milan, passer une partie de l’hiver à Rome.


Prangins, ce mercredi 19.

Mais avec un véritable et grand plaisir, mon cher monsieur Renan : venez déjeuner demain jeudi 20, à midi, avec Mme Renan. J’enverrai une voiture vous chercher à Nyon, au bateau qui arrive à 11 à 45, et qui quitte Ouchy à 9 à 45 du matin. Quelques heures avec vous sont une bonne fortune. Vous nous trouverez dans un affreux désordre, déménageant.

Mille amitiés, à demain. — Votre affectionné.


Dieppe, Grand Hôtel, 28 juillet 1874.

Mon cher monsieur Renan,

Il parait à Paris un journal hebdomadaire qui voudrait avoir votre collaboration. Seriez-vous disposé à lui donner la valeur de trois ou quatre articles sur la question qu’il vous conviendrait de choisir ? L’état du catholicisme en Italie et en Allemagne ? le futur conclave ? ou tout autre sujet ? La direction, parmi laquelle j’ai quelques amis, me prie de faire cette démarche auprès de vous. Je vous serai bien reconnaissant si vous voulez accepter cette proposition. — Quant aux conditions, si vous me répondez oui sur le principe, je vous indiquerai le journal et le directeur à Paris, et il se rendrait chez vous. Je n’ai pas besoin de vous dire que c’est un journal libre-penseur qui voudrait relever sa rédaction par un nom tel que le vôtre. Si vous le pouvez, dites oui, je vous prie, vous me rendrez un véritable service. — En tout cas, je compte sur votre discrétion pour n’en parler à personne, quelle que soit votre décision.

Je suis ici pour prendre des bains de mer, et y reste encore huit ou dix jours. — Mille amitiés, mon cher monsieur Renan, j’espère que vous ne trouverez pas ma démarche indiscrète.

Votre affectionné.


Dieppe, ce vendredi 31 juillet 1875.

Je n’ai reçu que ce matin, mon cher monsieur Renan, votre lettre d’avant-hier, 29. Elle me cause un vif plaisir, je n’avais pas espéré vous voir ici ; vous dire que vous y serez le bienvenu est, j’espère, inutile. Je vous attends donc, le plus tôt sera le mieux ; prévenez-moi par un télégramme ; je vous enverrai chercher à la gare, et j’ai une modeste chambre d’auberge qui vous attend. Nous causerons de l’étude que l’on désire tant que vous fassiez ; en face de notre belle plage, nous causerons du présent si triste, et un peu de notre voyage du Nord, il y a quatre ans !

Faites toutes mes amitiés à Mme Renan, priez-la bien de ne pas vous retenir ; vous devriez venir demain samedi. Mille amitiés, et toute mon impatience de vous serrer la main.

Voire affectionné.


Paris, jeudi, 29 octobre 1874.

Mon cher monsieur Renan,

Merci de votre grand et bel ouvrage sur votre mission en Phénicie [8]. Merci surtout de votre souvenir. J’y suis très sensible, vous connaissez ma grande estime et ma sincère amitié.

Votre affectionné.


Paris, jeudi 8 juin 1876, 7 heures soir.

Mon cher monsieur Renan,

Je reçois deux dépêches : Mme Sand est morte. Voulez-vous venir déjeuner demain à midi pour arranger notre départ ? Flaubert m’écrit qu’il faut qu’il soit à Rouen le lundi 12.

Je lui écris pour qu’il vienne déjeuner demain.

Amitiés.


Paris, vendredi 4 heures soir.

Voici, mon cher monsieur Renan, la réponse de Maurice Sand que je reçois à l’instant : « Enterrement demain samedi midi, venez. » Ainsi, après diner, nous irons ensemble à la gare. Tout à vous.


A S. A. I. le prince Napoléon.


Paris, 3 mars 1877.

Monseigneur,

Je ne renonce jamais qu’à la dernière extrémité au plaisir de voir Votre Altesse. Hélas ! cette fois encore, le mal est plus fort que moi. Je ne pourrai me rendre demain à l’aimable invitation de Votre Altesse pour le diner. Ce retour de Hollande a été pour moi une vraie retraite de Russie. Je crains d’être cloué pour longtemps.

J’ai trouvé la Reine beaucoup mieux que quand je l’ai vue à Paris [9]. Le mal me paraît enrayé. Sa Majesté m’a chargé de transmettre à Votre Altesse l’expression des sentiments les plus affectueux. Le prince Alexandre, qui jouit de la popularité la plus méritée, m’a chargé également de le rappeler au souvenir de Votre Altesse.

Veuillez agréer, Monseigneur, l’expression de mes sentiments les plus respectueusement dévoués.

E. RENAN.


Paris, vendredi 8 juin 1877.

Mon cher monsieur Renan,

Je réfléchis à notre conversation d’hier au sujet du travail que vous voulez faire sur ma cousine Sophie [10]. Mes papiers sont à Prangins ; dans les circonstances présentes, je ne pense pas pouvoir y aller d’ici à un mois ; impossible d’envoyer quelqu’un chercher les lettres de ma cousine : il y en a une telle quantité, elles traitent d’objets si divers, souvent si intimes, que moi seul puis faire ce travail ; en tout cas, il sera long, et doit être fait avec tact et beaucoup de soin. Je ne pense pas que cela puisse coïncider avec la date d’un mois que vous m’avez indiquée. Je veux vous prévenir, afin que vous modifiiez peut-être votre projet de travail. Il ne faut pas compter sur les lettres ; pour tout autre renseignement, je suis à votre disposition, heureux de rendre ce dernier service à mon amie qui aurait été heureuse et fière de voir sa vie appréciée par un esprit et un cœur comme le vôtre, si bien faits pour la comprendre.

Recevez, mon cher monsieur Renan, l’expression de toute mon amitié. Votre affectionné.


Paris, le 14 mars 1878.

Monseigneur,

Je sors de chez Charles Buloz (je dirai à Votre Altesse pourquoi je n’ai pas suivi la voie de Mazade).

M. Buloz est très heureux ; il a lu et accepte avec empressement, ne regrettant qu’une chose, c’est qu’il n’y en ait pas davantage. Il voudrait surtout, intégralement, la lettre du général Turr. Il va faire composer le morceau, et viendra en causer avec Votre Altesse.

Je prie Votre Altesse d’agréer l’expression de mes sentiments les plus affectueux.

E. RENAN.


A Ernest Renan.


Paris, jeudi 14 mars 1818.

Mon cher monsieur Renan,

En rentrant, je trouve votre billet ; je vous en remercie, sans bien comprendre ce qui s’est passé. Comment M. Charles Buloz a-t-il lu le manuscrit [11] ?

Comment l’a-t-il pour le faire composer ?

Après vous avoir vu, j’ai consulté M. Maxime Du Camp, ainsi que cela avait été convenu entre nous ; Du Camp m’a dit qu’il verrait M. Buloz après le 15, et me donnerait réponse. — Je n’en ai plus entendu parler, et votre mot me fait croire que l’affaire a été beaucoup plus vite que nous ne le croyions. J’ignore entièrement ce qui s’est passé.

Si M. Buloz peut venir me voir, il me trouvera tous les jours de huit heures du matin à midi, ou de trois à cinq heures. Je désire beaucoup corriger moi-même les épreuves. La lettre complète du général Turr est avec mes papiers à Prangins ; elle contient des longueurs sans intérêt.

J’attends vos éclaircissements pour savoir comment M. Buloz a lu le manuscrit ? — Mes amitiés les plus affectueuses.


Paris, dimanche 7 mai 1878.

Je vous remercie, mon cher monsieur Renan, des épreuves que vous m’avez communiquées ; j’ai été très vivement intéressé, tout en trouvant ces entretiens bien transcendants [12]. Je voudrais bien reconnaître les personnages dont je me doute, vous me les nommerez. Je regrette de n’avoir pas trouvé la fin de votre lettre à M. Berthelot ; les épreuves s’arrêtant à la page 160. Mille amitiés de votre affectionné.


Paris, ce lundi 8 juillet.

Cher monsieur Renan,

Depuis votre élection à l’Académie [13], je ne vous ai pas vu. J’ai évité Paris depuis quelques semaines ; me voilà de retour pour quelques jours seulement. Voulez-vous venir diner chez moi demain mardi 9, à 7 heures, en très petit comité ? Je tiens à vous serrer la main avant les absences de l’été, et vous dire que je félicite l’Académie française, encore plus que vous, de votre nomination. Amitiés. Votre affectionné.


A S. A. I. le Prince Napoléon.


Paris, 8 juillet 1878.

Monseigneur,

A demain mardi. Heureux et flatté autant qu’on peut l’être de vos félicitations.

E. RENAN.


A Ernest Renan.


Paris, ce jeudi 17 avril 1879.

Cher monsieur Renan,

Je relis ce matin votre lettre à un ami d’Allemagne [14]. Mon émotion est grande : quelle noblesse d’idée, quel style, au service de la vérité ! Sans tout approuver, sans partager tous vos raisonnements, tous vos jugements, je suis séduit, fasciné, convaincu sur beaucoup de points. Ma vieille amitié pour vous me donne le droit de venir vous le dire. Vous êtes un homme de bien, un penseur, un grand écrivain, un noble cœur. Ce n’est pas un amour-propre exagéré qui dicte mes éloges ; l’affection et l’estime que je vous porte m’en donnent le droit : recevez-les comme un témoignage de profonde et sincère amitié, cher monsieur Renan.


Paris, 28 juillet 1880.

Cher monsieur Renan,

Je lis dans un journal de ce matin, une lettre que j’ai écrite à Sainte-Beuve en 1867 [15], sans me rendre compte comment le journal a pu l’insérer sans l’assentiment de M. Calmann-Lévy. Je ne me plains pas de la publication, mais je me plains vivement qu’elle ait été tronquée. J’accepte tout à fait la responsabilité de ce que j’ai écrit, cela prouve que mes opinions n’ont pas été modifiées par les événements, mais je veux que le public puisse juger le document dans son entier, et non coupé par le caprice d’un rédacteur. C’est convenable et de droit. Ayant bien voulu être l’intermédiaire dans cette affaire dont vous m’avez parlé, je compte sur votre obligeance pour prier M. Calmann-Lévy d’exiger la publication intégrale de ma lettre dans le Figaro.

Recevez, mon cher monsieur Renan, l’assurance de toute mon amitié.


A S. A. I. le Prince Napoléon.


Paris, 17 janvier 1883.

Monseigneur,

Je désire que Votre Altesse sache que, dès qu’on pourra approcher d’Elle, son philosophe et ami sera heureux d’aller lui présenter ses devoirs et contribuer à la distraire [16]. Ma politique ressemble un peu à la rhétorique de Chrysippe, que Cicéron déclarait excellente pour apprendre à se taire. Ma politique, à moi, est excellente pour apprendre à ne rien faire. Votre Altesse, sans se croire obligée de la suivre, a quelquefois pris plaisir à l’écouter. Elle sait, en tout cas, avec quels sentiments de respect je suis

Son très affectueusement dévoué,

E. RENAN.


Paris, 19 décembre 1886, au Collège de France.

Monseigneur,

J’allais écrire à Votre Altesse pour me rappeler à son souvenir, quand la princesse Mathilde m’a dit que Votre Altesse désirait l’indication d’une personne qui pût l’aider dans le travail préparatoire de ses Mémoires. Ai-je besoin de vous dire, Monseigneur, avec quelle joie j’ai accueilli l’annonce d’une œuvre qui sera, j’en suis sûr, lumineuse pour l’histoire du XIXe siècle, et léguera à l’avenir l’image complète de votre rare esprit.

J’ai cherché, dans le cercle de mes connaissances, le jeune homme qui pourrait vous être le plus utile. C’est, je crois, un M. Henri Bachellier, âgé d’environ vingt-huit ans, originaire de Nantes. Son histoire est singulière. Engagé dans la prêtrise par les idées dominantes de son pays, il a rempli les fonctions d’aumônier de la princesse Gisèle, et a longtemps vécu dans l’entourage de la Maison royale de Bavière. Ses relations avec Dœllinger et l’atmosphère relativement libre qu’on respire dans le catholicisme de l’Allemagne du Sud, lui ont rendu insupportable l’esprit de notre clergé, surtout dans les provinces de l’Ouest. Il a tout à fait rompu avec son ancien état. C’est un homme très bien élevé, d’un esprit cultivé, écrivant bien en français, sachant parfaitement l’allemand. Je le crois très honnête. Son ignorance totale du monde parisien, et sa naïveté de Breton, redoublée par son séjour en Bavière, lui a fait faire, à son arrivée à Paris, quelques maladresses, qui l’ont dépouillé à peu près de ce qu’il avait. Il a cru aux journaux ! Je crois qu’il conviendrait à Votre Altesse, si Votre Altesse daignait, pendant quelque temps, le prendre à l’essai.

Une difficulté, c’est que mon pauvre compatriote, plus doué de cœur que de froide raison, et plus en règle avec le droit de nature qu’avec le droit canon, a contracté dans un petit village de Bavière une union, pour lui sacrée, et à laquelle il ne manquera que le sacrement catholique. Ce jeune couple pourrait, ce me semble, demeurer à Nyon, où la vie doit être fort bon marché. Chaque matin, M. Bachellier viendrait reprendre son travail près de Votre Altesse. Je crois, en tout cas, que ce ne peut être là une objection insoluble.

Je prie Votre Altesse d’agréer l’assurance de mes sentiments respectueusement et affectueusement dévoués.

E. RENAN.


A Ernest Renan.


Rome, Hôtel de Londres, place d’Espagne, le 24 décembre 1886.

Mon cher monsieur Renan.

Votre souvenir si aimable m’est précieux. Je vous remercie de vous être occupé du rédacteur que je cherche : dès mon retour à Prangins, je m’en occuperai ; mais c’est plus qu’un copiste qu’il me faut : je cherche un homme capable de rédiger, de coordonner mes souvenirs, et mes nombreuses notes et lettres, au courant de la politique des trente dernières années : est-ce bien l’homme convenable ?

Hier, j’ai passé la journée à Mandela ; votre souvenir y est très vif ; j’ai su que vous y aviez été cinq fois. Ma pauvre cousine va bien mieux que l’on ne devait s’y attendre après la mort tragique de son fils[17]. Le pays est curieux, l’hospitalité excellente. La tristesse du paysage couvert de neige, était trop d’accord avec mes sentiments pour ne pas me plaire. Votre nom, ainsi que celui de Mme Renan, y ont été souvent prononcés ; c’est vous dire que ma journée m’a beaucoup plu. Je vous renouvelle, mon cher monsieur Renan, l’expression de tous mes meilleurs souvenirs. Votre affectionné.


A S. A. I. le prince Napoléon.


Paris, 12 mars 1887.

Monseigneur,

M. Calmann-Lévy, mon éditeur et mon ami, sort de chez moi, et me prie de transmettre à Votre Altesse un vif désir qu’il a, et que je comprends à merveille : c’est d’être l’éditeur du volume que prépare Votre Altesse sur l’empereur Napoléon Ier.

J’ai toujours été très content de la maison Lévy. Pour la correction des épreuves en particulier, on trouve dans cette maison de précieuses ressources, d’excellents correcteurs, réellement instruits, et suppléant à l’insuffisance de ce que présentent à cet égard, les imprimeries.

Votre Altesse sait les sentiments de haute estime et de grande amitié que j’ai pour M. Taine. Il y a un an, il me fit lire ses deux articles à Menthon Saint-Bernard. Je lui dis ce que j’y trouvais de partial et d’injuste. Quand j’ai appris que Votre Altesse se proposait de reprendre le sujet, j’en ai éprouvé une vive joie, car je sens d’avance quelle fête ce sera, pour tous les esprits éclairés, de lire les jugements de Votre Altesse sur une matière qu’elle connaît si à fond.

Je prie Votre Altesse d’agréer l’expression de ma plus respectueuse affection.

E. RENAN.


A Ernest Renan.


Prangins, 16 mars 1887.

Cher monsieur Renan,

Mes projets ne sont pas encore fixés sur l’intention qu’on me prête d’écrire sur Napoléon Ier : le sujet est bien vaste [18] !

Je suis indigné des dernières publications de M. Taine ; que de haine, de partialité, etc. ! j’en dirais plus s’il n’était votre ami, mais il dépasse la mesure. Si l’occasion se présente, je profiterai de votre aimable proposition pour M. Calmann-Lévy.

Mes respectueuses amitiés à Mme Renan, et recevez l’expression de toute mon ancienne et vive amitié.


Prangins, 31 mai 1881.

Mon cher monsieur Renan,

J’ai reçu le volume de vos Discours et Conférences, et suis très touché de votre souvenir en me l’envoyant. J’assistais à votre conférence sur : Qu’est-ce qu’une nation ? [19] Je me souviens combien elle m’a frappé. Je la relirai avec plaisir dans une plus fâcheuse situation pour moi, mais avec la même estime et admiration pour l’auteur. Mes amitiés à Mme Renan, et recevez l’assurance de tous mes meilleurs sentiments.

Votre affectionné.


A S. A. I. le prince Napoléon.


Paris, 1er juin 1888.

Monseigneur,

Je me permets de vous adresser un tirage à part d’un article de notre Histoire littéraire, où j’ai cherché à faire revivre un pauvre homme d’il y a six cents ans, qui s’évertua à trouver quelques mots de vérité et ne réussit que très imparfaitement [20]. J’avais espéré un moment que je pourrais, en ce mois de juin, présenter mes devoirs à Votre Altesse. Si ma santé me l’avait permis, je serais allé représenter le Collège de France au Centenaire de l’Université de Bologne, et sûrement, j’aurais fait tous mes efforts pour joindre quelque part Votre Altesse, et lui demander la faveur d’un de ces entretiens sur les choses divines et humaines qui m’étaient si chers autrefois. Il m’est resté, de toutes mes épreuves de l’hiver, un grand fond de fatigue ; je n’aurais pu faire face à toutes ces cérémonies de gala.

Je ne renonce cependant pas à l’espoir de voir encore l’Italie et Votre Altesse. A quelque mois d’octobre, j’irai chercher, au delà des monts, un peu de ce soleil que la Bretagne me dispense avec parcimonie, et alors, si Votre Altesse veut me le permettre, je goûterai, en dépit de ces tristes lois d’exil, le. plaisir que j’avais autrefois de m’entretenir avec un des premiers esprits de mon siècle. Votre supériorité, Monseigneur, doit vous consoler des tristesses du temps présent.

Veuillez agréer, Monseigneur, l’assurance de mes sentiments les plus respectueux et les plus affectueusement dévoués.

E. RENAN.


A Ernest Renan.


Prangins, 5 juin 1888

Mon cher monsieur Renan,

Très touché de votre souvenir en m’envoyant votre brochure, je vous en remercie. Votre aimable lettre m’est particulièrement précieuse, quoique je ne mérite pas vos éloges.

Si vous allez en Italie, n’oubliez pas Prangins, presque sur votre chemin. Nos tristesses patriotiques sont grandes, mais les échanger avec un esprit aussi éminent que le vôtre, serait un grand soulagement pour mon exil. A Bologne, on vous espérait et attendait avec joie.

Permettez que Mme Renan trouve ici l’expression de tous les sentiments d’amitié avec lesquels je suis votre affectionné et dévoué.


A S. A. I. le prince Napoléon.


Rosmapamon, près Perros-Guirec (Côtes-du-Nord), 16 septembre 1880.

Monseigneur,

Je viens tard pour féliciter Votre Altesse d’un événement que tous ses amis ont salué avec bonheur [21]. Mais Votre Altesse sait, et veut bien agréer, la nuance particulière du sentiment qui m’unit à Elle. C’est à la fois une rare estime pour un des plus grands esprits de mon siècle, et une juste gratitude pour des services de premier ordre rendus à la cause de l’esprit humain, qui est ma religion, à moi. Les services de cet ordre restent le plus souvent sans récompense. Nous savons un gré infini à l’Italie d’avoir ravivé, par cette haute alliance, les glorieux souvenirs de 1859. Plus que jamais, vous serez, Monseigneur, le bon génie qui, en cette question capitale des rapports de la France et de l’Italie, fera entendre les paroles de raison et de paix. Vous rappellerez le passé à ceux qui l’oublient. Vous plaiderez pour cette pauvre France, toujours occupée à couper l’arbre qu’elle a planté, à piétiner la moisson qu’elle a semée, et que pourtant, on ne cesse pas d’aimer.

Que j’aurais voulu causer avec Votre Altesse des problèmes qui s’accumulent à l’horizon de notre vieille Europe, et que si peu savent comprendre ! Que j’en veux aux lois d’exil qui me privent de ce qui était autrefois une de mes plus douces accoutumances !...

Certes, si l’hiver m’amène à chercher un peu de soleil en Italie, je demanderai la permission à Votre Altesse d’aller lui présenter mes devoirs, n’importe où Elle sera. Je vieillis ; les jambes sont mauvaises ; mais la tête et le cœur sont entiers.

Je prie Votre Altesse de vouloir bien agréer l’expression respectueuse de mes sentiments les plus affectueusement dévoués.

E. RENAN.


A Ernest Renan.


Prangins, 21 septembre 1888.

Mon cher monsieur Renan,

Une lettre aussi aimable que la vôtre est toujours la bienvenue. Je suis très heureux du mariage de ma fille ; tout s’est bien passé, quoique je sois peut-être trop philosophe pour aimer une cour où la position d’un proscrit et d’un Français pouvait être difficile dans la situation présente. Ma famille a été parfaite, mais le premier ministre est malveillant et hostile, il n’y a pas d’illusion à se faire. L’opinion n’est pas trop mauvaise en Italie, mais le Gouvernement est détestable. Me voilà heureux de me retrouver dans ma retraite, et de détourner la tête des fêtes allemandes qui auront lieu à Rome.

Vous revoir serait une grande satisfaction. Si vous allez en Italie, venez à Prangins avec Mme Renan : je serais si heureux de vous y donner l’hospitalité ! Vous adoucirez mon exil, et, à nos âges, il ne faut pas trop tarder à serrer la main de ses amis avant le grand voyage. L’état de la France n’est pas satisfaisant ; tout y est indécis et confus ; il y a un grand affaissement dans notre société. J’espère que nous vivrons assez pour voir le relèvement, mais souvent j’en doute ! Que je serai heureux d’en causer avec vous !

Recevez, mon cher monsieur Renan, l’expression de mon amitié dévouée.

NAPOLEON (Jérôme).

Je désire que Mme Renan trouve ici l’assurance de ma sincère amitié,


A S. A. I. le prince Napoléon


Paris, 3 avril 1889.

Monseigneur,

Que d’émotions, que de joies, j’ai éprouvées en lisant ces récits qui ont mis dans un si grand jour le courage et le sang-froid de Votre Altesse ! [22] Je me suis rappelé le fjord de Drontheim, et tant de circonstances où j’ai vu Votre Altesse déployer une si remarquable présence d’esprit. Il faut la vaillance de Votre Altesse pour n’être pas restée un moment sous le coup d’une épreuve qui a fait frémir tous ceux qui en ont lu les détails. Nous prions Votre Altesse de recevoir à ce sujet nos bien sincères félicitations.

La santé de ma femme ayant été un peu altérée, je vais la mener faire une petite promenade pendant nos vacances de Pâques. Nous avons choisi Ouchy, sous Lausanne, dont la position sur le lac nous a toujours beaucoup plu. Nous y serons à peu près du 15 au 28 avril.

Certainement, si Votre Altesse, durant cet intervalle de temps, est à Prangins, je lui demanderai la permission d’aller lui présenter mes devoirs. J’aimerais tant à l’entretenir des questions qui se posent en ce moment d’une façon si impérieuse pour notre cher pays !

Veuillez agréer, Monseigneur, l’assurance de mes sentiments les plus respectueusement dévoués.

E. RENAN.


A Ernest Renan.


Prangins, 10 avril 1889.

Mon cher monsieur Renan,

L’espoir de vous voir bientôt me cause une grande joie. D’Ouchy à Prangins, ce n’est pas loin, vous savez si vous y serez bien reçus, ainsi que Mme Renan. Je regrette d’apprendre qu’elle est souffrante. L’air de la Suisse vous fera du bien.

Je me retrouve sur mon lac après d’assez vives émotions, mais ma vie si agitée m’y a habitué. Je n’en suis pas à un naufrage près !

Venez, nous causerons de notre chère France dont l’avenir me parait bien incertain. Recevez, mon cher monsieur Renan, l’expression de toute ma vive amitié.

Votre affectionné.


Prangins, 22 avril 1889.

Mon cher monsieur Renan,

Je suis heureux de vous savoir notre voisin, et bien désireux de vous voir ainsi que Mme Renan. Voulez-vous venir déjeuner le mercredi 24 à midi ? Indiquez-moi l’heure de votre arrivée à Nyon (il y a un train de Lausanne, arrivant à onze heures vingt- trois du matin) ; ma voiture vous y attendra.

Recevez, mon cher monsieur Renan, l’assurance de toute mon amitié. Votre affectionné.

NAPOLEON (Jérôme).

Télégraphiez-moi, j’aurai votre réponse plus rapidement.


Nous n’avons pas retrouvé de lettres postérieures à cette date de 1889. Aussi bien la fin approchait pour les deux correspondants. Le Prince est mort à Rome le 18 mars 1891 ; Ernest Renan est mort à Paris le 2 octobre 1892.

  1. Copyright by Prince Louis Napoléon, 1922.
  2. Voyez la Revue du 1er novembre.
  3. Le marquis del Gallo di Roccagiovine, son mari.
  4. Le prince Napoléon, conseiller général de la Corse, muni d’un passeport régulier du consul général de France à Genève, régulièrement visé à Turin, Bruxelles, Londres, se rendit le 8 octobre 1872, accompagné de sa femme, la princesse Clotilde, au château de Millemont, appartenant à son ami M. Maurice Richard. Il y fut arrêté le 11 octobre sur les ordres de M. Thiers. président de la République, et de M. Victor Lefranc ministre de l’Intérieur, par M. Georges Patinot, chef du cabinet du préfet de Police. Il fut conduit à la frontière et expulsé de France. Ce fut seulement après quelques jours que M. Thiers fit présenter un projet de loi ayant pour objet de légaliser sa conduite.
  5. Les objets d’art réunis par le Prince, les collections rapportées de ses voyages les précieuses bibliothèques, ses portraits de famille ont été en grande partie détruits lors de l’incendie du Palais-Royal. Le séquestre avait été apposé par ordre de M. Thiers, bien qu’aucune réclamation n’eût été formulée ; le Prince payait en effet chaque jour la dépense de toute la maison.
  6. 9 janvier 1873.
  7. Le prince Napoléon s’était, à Chistehurst même, trouvé en opposition avec l’impératrice Eugénie au sujet des volontés suprêmes de l’Empereur.
  8. L’ouvrage : Mission de Phénicie, dirigée par M. Ernest Renan, membre de l’Institut, professeur au Collège de France, a commencé de paraître en 1864, et se compose de 9 livraisons de texte et de 7 livraisons et demie de planches.
  9. La Reine Sophie, reine des Pays-Bas, avec laquelle le prince Napoléon a entretenu depuis son extrême jeunesse une correspondance des plus intimes.
  10. La Reine des Pays-Bas.
  11. Les alliances de l’Empire de 1869 à 1870 par le prince Napoléon Bonaparte (Jérôme), article paru dans la Revue des Deux Mondes du 1er avril 1876, et publié sous forme de brochure in-18 chez Dentu.
  12. Caliban, suite de la Tempête, drame philosophique, Paris, 1878, in-8o.
  13. Élu à l’Académie française, le 13 juin 1878, en remplacement de Claude Bernard et reçu le 3 avril 1879.
  14. Lettre à un ami d’Allemagne, par Ernest Renan, de l’Académie française, Paris 1879, in-8o.
  15. On trouvera cette lettre de 32 pages d’impression, dans C.-A. Sainte-Beuve. Nouvelle Correspondance, avec des notes de son ancien secrétaire. Paris, Calmann-Lévy, 1880, in-12.
  16. Le prince Napoléon arrêté pour la publication d’un manifeste avait été incarcéré à la Conciergerie (16 janvier 1883). Appendice.
  17. Napoléon de Roccagioine, ancien officier à la Légion Étrangère française, s’était tué dans des circonstances tragiques.
  18. Le Prince publia cette même année (1887) chez Calmann-Lévy le livre intitulé : Napoléon et ses détracteurs, par le prince Napoléon.
  19. Discours et Conférences, par Ernest Renan. Paris. 1881, in-8.
  20. Le livre des secrets aux philosophes ou dialogues de Placide et Times, par M. Ernest Renan. Extrait de l’Histoire littéraire de la France.
  21. Le mariage de S. A. I. la princesse Laetitia Napoléon avec S. A. R. Amédée de Savoie, duc d’Aoste, ci-devant roi d’Espagne (1845-1890).
  22. Le Prince allant de Belgique en Angleterre le 30 mars 1889, sur la Comtesse de Flandre, par temps de brouillard, ce navire fut rencontré par la Princesse Henriette allant de Douvres à Ostende. L’avant de la Comtesse de Flandre fut enfoncé ; l’eau envahit la chaudière qui fit explosion. Le navire coula par l’avant, mais l’arrière resta à flot. Le capitaine, le second, quatre passagers et dix matelots avaient péri.