Correspondance inédite de Hector Berlioz/011

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Texte établi par Daniel Bernard, Calmann Lévy, éditeur (p. 90-94).
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XI.

AU MÊME.


Rome, 1er janvier 1832.

Ah ! vous ne m’aviez pas écrit parce que vous vous êtes mis dans vos meubles ! voilà une exquise raison ! Il valait mieux me dire : « parce que je suis à Paris, et qu’à Paris on oublie le reste du monde ». — Enfin, n’en parlons plus ; je pense que vous aurez reçu la petite lettre que j’ai envoyée pour vous à Schlesinger, ne sachant pas votre adresse, et que vous ne me ferez pas attendre le petit morceau que je vous prie de me faire parvenir. J’avais vu un compte rendu dans le Globe, qui vous a fait un assez bon article, mezzo philanthropico-mystique, et qui prétend que vous sortez du Conservatoire de Paris. Je n’ai rien vu dans les autres journaux ; M… était sans doute trop occupé à décrire quelque nouvelle roulade ou trille de madame Malibran, ou à expliquer l’accord d’un second et d’un troisième cor dans Robert le Diable, pour s’amuser à une vétille comme votre concert.

Nous aurions été bien flattés de voir le jugement que ce gigot fondant aurait laissé tomber du haut de sa succulence sur vos nouvelles productions. Il comprend si bien la poésie de l’art, ce Falstaff !… Patience, je lui ai taillé des croupières (comme on dit en Dauphiné) dans un certain ouvrage dont je vous prie de ne pas parler et dans lequel j’ai lâché l’écluse à quelques-uns des torrents d’amertume que mon cœur contenait à grande peine. Cela fera, au jour de l’exécution, l’effet d’un pétard dans un salon diplomatique. Je ne vous en avais rien dit, parce que vous savez que je n’aime pas à vous parler de ce que je fais, jusqu’au moment de la mise au monde de l’ouvrage. Ce n’est pas, comme vous me faites l’amitié de le supposer, parce que j’ai peur que vous ne me fassiez un vol intellectuel (gros scélérat !!), mais bien parce que je veux suivre tout droit le chemin de mon caprice, de ma fantaisie, dût-il me conduire dans quelque bourbier obscur, et que l’impression bonne ou mauvaise, produite sur vous par des épreuves anticipées de l’ouvrage, se reflétant sur moi, me distrairait en mal de ma première direction, ou ralentirait l’élan de ma course. Voilà !

Vous voulez savoir ce que j’ai fait depuis mon arrivée en Italie ; 1º ouverture du Roi Lear (à Nice) ; 2º ouverture de Rob-Roy, Mac Gregor (esquissée à Nice, et que j’ai eu la bêtise de montrer à Mendelssohn, à mon corps défendant, avant qu’il y en eût la dixième partie de fixée). Je l’ai finie et instrumentée aux montagnes de Subiaco ; 3º Mélologue en six parties, paroles et musique ; composé par monts et par vaux en revenant de Nice, et achevé à Rome. Puis, quelques morceaux vocaux, détachés, avec et sans accompagnement : 1º un chœur d’anges pour les fêtes de Noël ; 2º un chœur de toutes les voix, improvisé (comme on improvise) au milieu des brouillards, en allant à Naples, sur quatre vers que je fis pour prier le soleil de se montrer ; 3º un autre chœur sur quelques mots de Moore avec accompagnement de sept instruments à vent ; composé à Rome, un jour que je mourais du spleen, et intitulé : « Psalmodie pour ceux qui ont beaucoup souffert et dont l’âme est triste jusqu’à la mort. »

Voilà tout.

À présent, je ne fais que copier des parties et écrire un grand article sur l’état actuel de la musique en Italie, qui m’a été demandé de Paris pour la Revue européenne ; si vous le lisez, vous le verrez sans doute d’ici à deux mois ; le journal n’étant que mensuel, cela ne paraîtra pas plus tôt… Eh bien, oui, je suis allé à Naples, c’est superbe ; j’en suis revenu à pied, ce que vous savez déjà, en traversant jusqu’à Subiaco les montagnes des frontières, couchant dans des repaires ou capitales de bandits, dévoré de puces, et mangeant des raisins volés ou achetés le long de la route pendant le jour, et, le soir, des œufs, du pain et des raisins ; après deux jours de repos à Subiaco, où j’ai trouvé un de mes camarades de l’Académie qui m’a prêté une chemise dont j’avais grand besoin, je suis parti, toujours à pied, pour Tivoli, et de là à Rome.

Voilà encore.

Mille choses à Mendelssohn, dont nous parlons bien souvent chez M. Horace. Madame Fould m’a fait entendre dernièrement, chez elle, la symphonie qu’il fit exécuter à Londres, et qu’il a dérangée pour violon, basse et piano à quatre mains. Le premier morceau est superbe, l’adagio ne m’est pas resté bien net dans la tête, l’intermezzo est frais et piquant ; le final, entremêlé de fugue, je l’abomine. Je ne puis pas comprendre qu’un pareil talent puisse se faire tisserand de notes dans certains cas comme il l’a fait, mais lui le comprend. C’est toujours la même histoire ; il n’y a pas de beau absolu, et je trouve que vous avez bien de la bonté d’établir des discussions à mon sujet avec Mendelssohn.

Voulez-vous prouver à quelqu’un qu’il a tort d’être impressionné de telle manière plutôt que de telle autre ?… Il n’y a pas plus de tort réel qu’il n’y a de crime, de vice ou de vertu : tout n’est que relation ou convention. Je suis sot de vous dire cela, je pense bien que vous n’en êtes plus à avoir encore les idées contraires : ce sont de vieux lambeaux de langes que vous devez avoir secoués à présent pour jamais.

Vous avez (toujours suivant moi) bien fait de conserver votre adagio et de le mettre en ut ; ce morceau-là est plein de délicatesse. Il paraît que vous n’avez pas écrit de menuet, j’en suis charmé ; il n’en faut plus, on a usé cela.

Je relis votre lettre : Comment ! si j’irai en Allemagne ? — Êtes-vous fou ? Certainement ; je passerai à Wesserling voir Th. Schlösser, puis à Francfort si vous y êtes, puis enfin à Berlin. Mais auparavant je passerai à Paris lâcher deux ou trois bordées musicales à la fin de l’année. Je partirai de Rome dans trois mois et m’arrangerai de manière à passer en France le reste de mon temps d’Italie, ce qui m’économisera un peu d’argent. Mais je ne dis pas cela à M. Horace, auquel je serai obligé de faire un conte, un mensonge bien serré pour pouvoir m’évader.

Dieu vous soit en aide !

Mes amitiés à Gounet, mais sans impiétés, parce que cela l’oppresse, ce qui est contre ma volonté bien nette. Je lui souhaite, pour son nouvel an, une augmentation d’appointements, de grade, d’argent, d’honneurs, et une indifférence radicale pour la politique. — Pour tous les autres, comme ils ne m’ont pas donné signe de vie, je leur souhaite une plume bien taillée et un peu moins de paresse à s’en servir.