Correspondance inédite de Hector Berlioz/056

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Texte établi par Daniel Bernard, Calmann Lévy, éditeur (p. 190-192).
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LVI.

À JOSEPH D’ORTIGUE.


Londres, 5 mai [1852].

Mon cher ami,

Je n’ai pas eu ces jours-ci une heure pour t’écrire ; et je te réponds aujourd’hui au sortir d’une répétition de la symphonie avec chœurs de Beethoven, et au moment d’en aller commencer une autre pour la partie vocale du même ouvrage.

J’ai couru vainement tous les cabinets de lecture sans pouvoir trouver ton article. Je le lirai à Paris. Les comptes du caissier du Journal des Débats ne se règlent que de mois en mois et du 15 au 18. Ainsi ne dis rien ; je ne puis supposer qu’on ait eu l’idée de ne te pas payer. Pour l’envoi du journal, c’est différent ; je sais qu’on ne l’envoie qu’aux rédacteurs sempiternels. Je n’ai pas écrit à M. Bertin. Maintenant fais l’article sur Coussemaker, et, de plus, je te prie instamment d’aller de ma part chez Stephen de la Madeleine, nº 19, rue Tronchet, lui dire que, ne pouvant trouver ici le temps d’écrire quelque chose sur son excellente Théorie du chant, je te charge de me remplacer. Il te donnera son livre et tu feras entrer cette analyse dans le même numéro avec celle de l’ouvrage de Coussemaker. Si tu peux trouver le moyen de dire en une colonne et demie quelque chose d’important sur mes collections de chants, fais-le ; sinon, laisse-les pour une autre occasion.

Je veux seulement qu’on sache qu’ils existent, que ce n’est point de la musique de pacotille, que je n’ai point en vue la vente et qu’il faut être musicien, et chanteur, et pianiste consommé, pour rendre fidèlement ces petites compositions ; qu’elles n’ont rien de la forme ni du style de celles de Schubert.

Mademoiselle Moulin était au second concert. Je lui avais donné deux places ; mais sa mère est, je crois, absente de Londres. L’effet, je te le répète, a été de beaucoup supérieur à celui du premier concert, et l’exécution beaucoup meilleure. J’ai conservé le tambour de basque[1], parce que j’avais un habile artiste pour le jouer et qu’il a fait ces petits solos très délicatement et avec un excellent résultat de lointain, qui ne ressemblait pas à ce que nous entendions à Paris ; en outre, le pianissimo des timbales dans cette salle n’étant presque pas entendu, le contraste des rythmes eût été perdu en laissant la timbale seule. Non, c’est bien cela que j’ai voulu ; mais, pour le tambourin comme pour le violon, il faut en savoir jouer quand on s’en sert.

Veux-tu me rendre encore un service ?

Va chez Amyot, libraire, rue de la Paix, et chez Charpentier, rue de Lille, demander s’il leur conviendrait à l’un ou à l’autre de publier un fort volume in 8º de 450 à 500 pages, de moi, très drôle, très mordant, très varié, intitulé les Contes de l’orchestre. Ce sont des nouvelles, historiettes, contes, romans, coups de fouet, critiques et discussions, où la musique ne prend part qu’épisodiquement et non théoriquement, des biographies, des dialogues soutenus, lus, racontés, par les musiciens d’un orchestre anonyme, pendant la représentation des mauvais opéras. Ils ne s’occupent sérieusement de leur partie que lorsqu’on joue un chef-d’œuvre. L’ouvrage est ainsi divisé en soirées ; la plupart de ces soirées sont littéraires et commencent par ces mots : On joue un opéra français ou italien ou allemand très plat ; les tambours et la grosse caisse s’occupent de leur affaire, le reste de l’orchestre écoute tel ou tel lecteur ou orateur, etc.

Lorsqu’une soirée commence par ces mots : On joue Don Juan, ou Iphigénie en Tauride, ou le Barbier, ou la Vestale, ou Fidelio, l’orchestre plein de zèle fait son devoir et personne ne lit ni ne parle. La soirée ne contient rien que quelques mots sur l’exécution du chef-d’œuvre.

Tu conçois que ces soirées sont rares et que les autres donnent lieu à mille sanglantes ironies, facéties ; sans compter les nouvelles d’un intérêt purement romanesque. Je termine ce livre ; vois si tu peux lui trouver un éditeur. Adieu, mille amitiés.

  1. Dans la scène intitulée : Tristesse de Roméo.