Correspondance inédite de Hector Berlioz/059

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Texte établi par Daniel Bernard, Calmann Lévy, éditeur (p. 197-200).
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LIX.

À M. AUGUSTE MOREL.


Paris, 19 décembre 1852.

Mon cher Morel,

Vous auriez le droit de m’adresser de vifs reproches sur la longue interruption de notre correspondance et pourtant vous me les épargnez !… Je reconnais bien là votre bonté ordinaire. Si quelque chose peut atténuer mes torts, c’est la certitude que j’ai, moi, de l’intention où j’étais de vous écrire après-demain. Eh bien je vous écris ce soir en rentrant d’un concert de la nouvelle Société symphonique organisée par Aristide Farrenc, concert dans lequel on a eu l’heureuse et audacieuse idée de nous faire entendre une symphonie de Haydn.

Vous voyez maintenant combien le besoin de cette société devait être vif et impérieux chez les amateurs parisiens !… Oui, j’ai grande envie de dormir et pourtant je vous écris tout de suite, pour vous assurer que j’ai ressenti une grande joie en apprenant votre tardive nomination.

Je m’étais depuis un an fait le flatteur de Balton pour l’exciter à sévir contre vos obstacles ; car il avait vu et il n’avait pas encore vaincu. Heureusement, il était presque aussi indigné que moi, et je n’ai pas eu besoin de descendre à des flatteries excessives. Enfin, vous voilà à peu près tranquille sinon bien portant !… Je vous cherche bien souvent au café Cardinal, et je ne conçois pas pourquoi on y déjeune sans vous. Mais vous me faites espérer votre visite et un deuxième quatuor. J’aurais de longues pages à barbouiller pour vous donner tous les détails des affaires de Weimar et de Londres et de Paris.

Je vous dirai seulement que cette petite excursion en Allemagne a été la plus charmante que j’aie jamais faite dans ce pays-là. Ils m’ont comblé, gâté, embrassé, grisé (dans le sens moral). Tout cet orchestre, tous ces chanteurs, acteurs, comédiens, tragédiens, directeurs, intendants réunis au dîner de l’hôtel de ville la nuit de mon départ, représentaient un ordre d’idées et de sentiments qu’on ne soupçonne pas en France. J’ai fini par pleurer comme deux douzaines de veaux, en songeant à ce que ce même Benvenuto m’a valu de chagrins à Paris. Cet excellent Liszt a été adorable de bonté, d’abnégation, de zèle, de dévouement. La famille ducale m’a comblé de toutes façons. Les jeunes princesses de Prusse ont été d’une grâce ravissante, elles ont eu des mots… surtout sur Roméo et Juliette, que nous avons exécuté en entier avec un chœur superbe de cent vingt voix. Puis le bouillant Griepenkerl, qui était venu de Brunswick et qui a oublié le peu de français qu’il savait, m’a dit, après la première représentation de Benvenuto, en m’embrassant avec fureur : E pur si muove, mon cher ! e pur si muove ! J’ai retouché quelques petites choses dans la partition, et arrangé le livret de manière à ce qu’il marche bien maintenant. On s’occupe de le traduire en italien.

Mais tout cela ne doit pas me faire oublier nos grandes solennités de Londres !… Il fallait voir cet immense public d’Exeter Hall, lancé après les morceaux de Roméo et de Faust !… et ces hourras de notre grand orchestre !… ah ! je vous ai bien souvent cherché, le soir, en rentrant, quand nous soupions avec ces Anglais, enthousiastes réels, au rhum, au vin de champagne glacés. Quel singulier, mais quel grand peuple ! il comprend tout ! ou du moins on y trouve des gens pour tout comprendre.

Eh bien, Beale, après m’avoir prévenu, il y a un mois, que j’allais recevoir mon engagement pour la saison prochaine, m’écrit il y a huit jours, qu’il vient de donner sa démission du Comité, parce que l’un de mes chefs d’orchestre a trouvé le moyen d’obtenir qu’on ne m’engageât pas. Il a été tellement berné l’an dernier par les artistes, par le public et par la presse, qu’il veut l’an prochain, dit-il, prendre sa revanche en se choisissant un partenaire moins incommode. Il veut faire engager le vieux Spohr. Je ne pouvais pourtant pas, pour être agréable à ce monsieur, conduire en dépit du bon sens, c’est-à-dire comme il conduisait lui-même. Il ne veut qu’un borgne ou un aveugle pour associé et je ne portais pas même de lunettes.

Ceci est fatal ;… mais ni moi ni nos amis de Londres, nous n’y pouvons rien. On me parle maintenant d’autres projets, toujours pour l’Angleterre ; ce sera bientôt décidé. Ici rien, toujours rien. Le Te Deum est en l’air, on en parle ; mais l’empereur ne veut pas dire un mot. Il renvoie sa décision à trois ou quatre mois. Il est même question pour moi de sa chapelle. Je laisse faire et dire, et je ne crois à rien. Je connais trop mon pays et mon monde. Mon livre des Soirées de l’orchestre réussit ; on en parle beaucoup. Je vais vous l’envoyer.

Mille amitiés à Lecourt. Oh ! comme il aurait ri, bu et blagué à Weimar, s’il y fût venu !… Nous avions du monde de tous les environs, de Leipzig, de Iéna, de Brunswick, de Hanovre, d’Erfurth, d’Eisenach, de Dresde même, et jusqu’à Chorley qui était venu de Londres. Celui-là aime Benvenuto et ne comprend rien à Roméo ! qu’y faire ? Certes non, le pauvre M*** n’a pas pu vous remplacer au Requiem !…

Adieu, mon cher Morel ; il est une heure du matin et ma bougie est finie.