Correspondance inédite de Hector Berlioz/064

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Texte établi par Daniel Bernard, Calmann Lévy, éditeur (p. 206-207).
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LXIV.

À LOUIS BERLIOZ, ASPIRANT VOLONTAIRE A BORD DE L’AVISO LE CORSE, À CALAIS.


Lundi, 6 mars 1854.

Pauvre cher Louis, tu as reçu ma lettre d’hier ; maintenant tu sais tout. Je suis là tout seul à t’écrire dans le grand salon de Montmartre, à côté de sa chambre déserte[1]. Je viens encore du cimetière ; j’ai porté sur sa tombe deux couronnes, une pour toi, une pour moi. Je n’ai pas la tête à moi ; je ne sais pourquoi je suis rentré ici… Les domestiques y sont encore pour quelques jours. Elles mettent tout en ordre et je tâcherai que ce qu’il y a puisse produire le plus possible pour toi. J’ai gardé ses cheveux ; ne perds pas cette petite épingle que je lui avais donnée. Tu ne sauras jamais ce que nous avons souffert l’un par l’autre, ta mère et moi, et ce sont ces souffrances mêmes qui nous avaient tant attachés l’un à l’autre. Il m’était aussi impossible de vivre avec elle que de la quitter. Enfin, elle t’a vu avant de mourir. Moi, j’étais venu la veille, le lendemain de ton départ et je suis rentré dix minutes après qu’elle venait de rendre sans secousses ni douleurs le dernier soupir. La voilà délivrée. Je t’aime, mon cher fils. Nous avons longuement parlé de toi hier, dans ce triste jardin, avec Alexis Bertschtold. Combien il me tarde de te voir devenir un homme raisonnable ! que je serais heureux de te savoir sûr de toi-même ! Je pourrai maintenant t’aider plus que par le passé, mais toujours en prenant des précautions pour que tu ne puisses gaspiller l’argent. Alexis lui-même est de cet avis. Je suis sans ressources dans ce moment.

Ma gêne durera encore six mois au moins, car il faut que je paye le médecin et la vente des meubles ne rapportera presque rien. J’ai reçu hier une lettre de l’intendant du roi de Saxe ; on m’attend à Dresde pour le mois prochain. Il faut que j’emprunte de l’argent pour faire ce voyage. Hier soir, Alexis m’a envoyé sous enveloppe la lettre que tu lui avais laissée pour moi et que son portier avait gardée.

Je n’ai pas de réponse de M. de Maucroix ; demande-lui, je t’en prie, s’il a reçu ma lettre. J’espérais de lui quelques détails sur la destination du Corse, etc.

Adieu, je t’embrasse de tout mon cœur. Aime-moi comme je t’aime.

  1. Berlioz venait de perdre sa première femme : Henriette Smithson, mère de Louis Berlioz.