Correspondance inédite de Hector Berlioz/093

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Texte établi par Daniel Bernard, Calmann Lévy, éditeur (p. 259-261).
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XCIII.

AU MÊME.


Paris, 9 février 1858.

Cher Louis,

Le courrier des Indes part demain et j’ai tout juste aujourd’hui quelques instants pour causer un peu avec toi. Je suis bien impatient de recevoir de tes nouvelles ! Comment auras-tu fait cette longue traversée ? comment te portes-tu ? comment te trouves-tu à bord ? n’oublie aucun de ces détails. Ici, on ne va pas bien. Je suis, moi, assez passablement remis en ce moment ; mais ma femme est presque toujours au lit et fort souffrante, et se tourmentant beaucoup.

J’ai aussi une triste nouvelle à t’annoncer ; le pauvre M. Lawsson est mort ces jours-ci. Il s’est éteint sans agonie, sans souffrance, comme une lampe qui n’a plus d’huile. Mon oncle est toujours à Cannes en Provence.

Je travaille tant que je peux pour finir ma partition et j’avance peu à peu. J’en suis à cette heure au dernier monologue de Didon : « Je vais mourir dans ma douleur immense submergée. »

Je suis plus content de ce que je viens d’écrire que de tout ce que j’ai fait auparavant. Je crois que ces terribles scènes du cinquième acte seront en musique d’une vérité déchirante.

Mais j’ai encore modifié cet acte. J’y ai fait une large coupure et j’y ai ajouté un morceau de caractère, destiné à contraster avec le style épique et passionné du reste. C’est une chanson de matelot ; je pensais à toi, cher Louis, en l’écrivant et je t’en envoie les paroles. Il fait nuit, on voit les vaisseaux troyens dans le port : Hylas, jeune matelot phrygien, chante, en se balançant au haut du mât d’un navire.


             Vallon sonore
             Où, dès l’aurore,
    Je m’en allais chantant, hélas !
Sous tes grands bois chantera-t-il encore
             Le pauvre Hylas ?
Berce mollement sur ton sein sublime,
Ô puissante mer, l’enfant de Dindyme !

             Fraîche ramée
             Retraite aimée,
    Contre les feux du jour, hélas !
Quand rendras-tu ton ombre parfumée
             Au pauvre Hylas ?
Berce mollement sur ton sein sublime,
Ô puissante mer, l’enfant de Dindyme !

             Humble chaumière,
             Où de ma mère,
    Je reçus les adieux, hélas !
Reverra-t-il ton heureuse misère
             Le pauvre Hylas ?
Berce mollement sur ton sein sublime,

Ô puissante mer, l’enfant… (Il s’endort).

Voilà à peu près toutes mes nouvelles, cher ami. Je suis allé au bal des Tuileries mercredi dernier ; mais il y avait une telle foule, qu’il n’y avait pas moyen même d’apercevoir l’empereur ni l’impératrice, et je suis revenu à onze heures, trop heureux de n’avoir pas été étouffé et d’avoir retrouvé mon paletot. Je ne puis te donner des nouvelles d’Alexis[1], je ne l’ai pas vu depuis longtemps. Adieu, cher enfant ; j’ai un long et filandreux article à faire, il faut que je me résigne à y travailler.

Jules B*** est revenu avant-hier d’une tournée dans les provinces. Il est maintenant fixé à Paris avec une pauvre petite position, qui le fait terriblement travailler et lui donne à peine de quoi vivre. Un garçon d’une pareille intelligence et de tant d’esprit !… voilà la vie.

Adieu. Je t’embrasse de tout mon cœur, cher Indien, reviens-moi vite bien portant, bien savant, bien en argent, et tout ira merveilleusement.

  1. M. Alexis Bertschtold, dont il a déjà été question plusieurs fois.