Correspondance inédite de Hector Berlioz/102

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Texte établi par Daniel Bernard, Calmann Lévy, éditeur (p. 273-275).
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CII.

AU MÊME.


Paris, 14 février 1861.

Cher ami,

Je te remercie de ta lettre que j’espérais chaque jour. Je te vois pourtant encore dans un état d’esprit qui me tourmente ; je ne sais pas quels rêves tu as caressés qui te rendent pénible ta position actuelle ; tout ce que je puis te dire, c’est qu’à ton âge j’étais fort loin d’être aussi bien traité du sort que tu l’es.

Bien plus ; je n’avais pas espéré quand tu as été reçu capitaine que tu aurais un emploi même modeste si promptement. Ton impatience de parvenir est toute naturelle, mais exagérée. Il faut te le dire et te le redire. Un an quelquefois amène plus de changements imprévus dans la vie d’un homme que dix ans d’efforts fiévreux.

Que puis-je te dire pour te faire prendre patience ? tu te tourmentes pour des niaiseries, et tu as une matrimoniomanie qui me ferait rire, si ce n’était pas triste de te voir aspirer avec tant d’âpreté à la chaîne la plus lourde qui se puisse porter, et aux embarras et aux dégoûts du ménage, qui sont bien ce que je connais de plus désespérant et aussi de plus exaspérant. Tu as, à vingt-six ans, 1,800 francs d’appointements et la perspective d’un avancement peut-être rapide. Moi, quand j’ai épousé ta mère, j’avais trente ans, je ne possédais que 300 francs, que mon ami Gounet m’avait prêtés, et le reste de ma pension du prix de Rome qui ne devait durer que dix-huit mois. Après cela, rien, qu’une dette de ta mère, à peu près 14,000 francs (que j’ai payés peu à peu) ; et je devais envoyer de temps en temps de l’argent à sa mère, qui habitait l’Angleterre ; et j’étais brouillé avec ma famille, qui ne voulait plus entendre parler de moi ; et j’avais, au milieu de tous ces embarras, à faire ma première trouée dans le monde musical. Compare un peu ce que j’ai dû souffrir alors avec ce qui te mécontente si fort aujourd’hui.

Encore à présent, crois-tu que ce soit gai, d’être forcé, contraint, de rester à cette infernale chaîne du feuilleton qui se rattache à tous les intérêts de mon existence ? Je suis si malade que la plume à tout instant me tombe de la main, et il faut pourtant m’obstiner à écrire pour gagner mes misérables cent francs, et garder ma position armée contre tant de drôles qui m’anéantiraient s’ils n’avaient tant de peur. Et j’ai la tête pleine de projets, de travaux, que je ne puis exécuter à cause de cet esclavage ! Tu te portes bien, et moi, je me tords du matin au soir dans des souffrances sans répit et auxquelles il n’y a pas de remède.

Depuis un mois je n’ai pu trouver un seul jour pour travailler à ma partition de Béatrice. Heureusement, j’ai du temps pour l’achever. Je suis allé lire la pièce à M. Bénazet, qui s’en est montré enchanté. Cet opéra sera donc joué à Bade sur le nouveau théâtre ; et le sort des Troyens est toujours incertain. J’ai eu une longue conférence, il y a huit jours, avec le ministre d’État à ce sujet ; je lui ai raconté toutes les vilenies dont j’avais été victime. Il m’a demandé à connaître mon poème ; je le lui ai porté le lendemain, et depuis lors je n’ai pas de nouvelles. L’opinion publique s’indigne de plus en plus de me voir laissé en dehors de l’Opéra quand la protection de l’ambassadrice d’Autriche y a fait entrer si aisément Wagner.

En attendant, la gravure de ma partition se poursuit tout doucement ; elle ne sera probablement pas terminée avant trois mois. Je ne sais si je t’ai dit que je venais de faire un double chœur pour deux peuples, chacun chantant dans sa langue. C’est pour les orphéonistes français qui vont au mois de juin faire une seconde visite aux orphéonistes de Londres ; les Anglais chanteront en anglais et les Français en français. On étudie déjà ici le chœur français et tous ces jeunes gens sont dans un entrain d’enthousiasme que je ne demande qu’à voir se continuer jusqu’au bout. Ce sera curieux, un duo chanté au Palais de cristal par huit ou dix mille hommes, mais je n’irai pas l’entendre. Je n’ai pas d’argent à dépenser en parties de plaisir.

La Société des concerts du Conservatoire va me demander un fragment de la Damnation de Faust pour une de ses prochaines séances, on m’en a prévenu. Comme cela ne lui coûtera rien, cela se fera.

Voilà où j’en suis. Marie te remercie de ton bon souvenir ; elle est aussi toujours malade.

Je ne reçois pas plus que toi de nouvelles de là-bas. Chacun pour soi et Dieu pour personne ! voilà le vrai proverbe. Tu as au moins, toi, un père, ami, camarade, frère dévoué qui t’aime plus que tu ne parais le croire, mais qui voudrait bien voir ton caractère se raffermir et devenir plus clairvoyant.