Correspondance inédite de Hector Berlioz/138

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Texte établi par Daniel Bernard, Calmann Lévy, éditeur (p. 324-325).


CXXXVIII.

À LOUIS BERLIOZ.


6 novembre 1865.

Cher ami,

Je ne t’ai pas écrit hier, j’étais très souffrant et d’une humeur de dogue.

Figure-toi que l’acquéreur de mon domaine du Jacquet qui devait me payer ces jours-ci vingt mille francs, qui s’y est engagé par écrit dans le contrat, me fait dire tout simplement qu’il n’est pas en mesure et qu’il me payera une forte somme à Pâques, c’est-à-dire dans six mois et demi. C’est là que tu te mettrais en fureur… Tu vois que les écrits ne font pas plus que les paroles. Mon beau-frère me dit qu’il n’y a pas d’inquiétudes à avoir, parce que ce monsieur est riche. Mais j’aimerais mieux un pauvre qui paye qu’un riche qui ne paye pas. J’ai toujours cinq cents francs à toi, si tu m’en envoies cinq cents autres, j’achèterai des obligations ottomanes qui te rapporteront quatre-vingt-dix francs par an (pour mille francs). D’après mon calcul, l’inexactitude de mon acquéreur me fera perdre au moins neuf cents francs, puisqu’il ne me donne en revenu que 5 pour 100 et que j’eusse reçu 9 en plaçant la somme dans les obligations ottomanes.

D’ailleurs, c’est d’un sans-gêne incroyable, et ce serait curieux si la Banque de France, qui, elle aussi, est riche, s’avisait, quand on lui présente un billet, de dire qu’elle n’est pas en mesure. Allons, il faut en prendre son parti, je n’y puis rien.

Je vois que tu deviens un virtuose, et le grand navire est un instrument dont tu joues tout à fait bien. Je te fais mon compliment. Mais il t’en faut un à toi (un navire). En conséquence, travaille toujours pour l’avoir ; mais, quand on te l’aura promis, n’y compte pas plus que si l’on ne t’avait rien dit. Il faut toujours dire comme Paul-Louis Courier : « Je crois que deux et deux font quatre et encore… n’en suis-je pas bien sûr. » Un avare disait aussi : « Si saint Pierre venait m’emprunter de l’argent en me donnant le Père éternel pour caution, je ne lui en prêterais pas. »

On annonce plusieurs morceaux de ma musique dans des concerts qui auront lieu cet hiver à Bruxelles. D’Ortigue a fait un grand article sur Rossini dans le Correspondant[1]. Cet écrit est fort sensé, fort juste, mais a blessé horriblement le prétendu philosophe compositeur. Un rossiniste a répondu à d’Ortigue, et Rossini a écrit à ce monsieur pour le remercier, en lui disant : « Je vous dois beaucoup pour avoir si bien lavé la tonsure de mon ami M. le curé d’Ortigue. »

  1. Intitulé les Royautés musicales.