Correspondance inédite de Hector Berlioz/146

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Texte établi par Daniel Bernard, Calmann Lévy, éditeur (p. 338-339).
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CXLVI.

À MADAME DAMCKE, A MONTREUX (SUISSE).


Paris. Je ne sais pas le quantième. [24 septembre 1867].

Chère madame Damcke,

Je vous eusse bien écrit depuis mon retour, mais je ne savais pas où adresser ma lettre. Je vous remercie donc doublement de la vôtre.

Voici ma réponse laconique : je suis toujours malade.

Arrivé à Néris, j’ai pris cinq bains ; au cinquième, le médecin en m’entendant parler et me tâtant le pouls : « Sortez vite, s’est-il écrié, les eaux vous sont contraires ; vous allez avoir une laryngite ; il faut vous en aller en un lieu où vous soignerez bien votre gorge ; diable ! ce n’est pas une chose légère ! »

Je suis parti, le soir même. J’ai failli étouffer en chemin de fer dans une quinte de toux. Puis je suis arrivé à Vienne où mes nièces m’ont comblé de soins. J’étais presque toujours couché. Enfin, la voix naturelle m’est à peu près revenue, le mal de gorge a fui ; mais ma névralgie aussi est revenue, plus féroce que jamais.

On m’a fait rester à Vienne un mois, parce que l’aînée de mes nièces se mariait et qu’elle me voulait pour témoin.

Elle a épousé un chef de bataillon, charmant sous tous les rapports ; sans quoi je n’eusse pas témoigné. Après le dîner de noces, ils sont partis pour un long voyage dans le sud de la France ; sans quoi encore je n’eusse pas témoigné.

Nous étions trente-deux gens de la noce, venus de tous les coins de la famille, de Grenoble, de Tournon, de Saint-Geoire, etc., etc. ; nous nous sommes tous retrouvés là, moins un, hélas !…

C’est le plus vieux que j’ai eu le plus de plaisir à revoir ; mon oncle le colonel, âgé de quatre-vingt-quatre ans. Nous avons bien pleuré en nous revoyant ; il semblait honteux de vivre… ; je le suis bien davantage.

Me voilà à Paris maintenant, presque toujours couché comme à Vienne. Et dernièrement, la grande-duchesse Hélène de Russie m’a fait entortiller pour aller à Saint-Pétersbourg ; elle a voulu me voir, et enfin j’ai consenti. Je partirai le 15 novembre pour aller diriger six concerts du Conservatoire, dont un de ma musique.

La princesse paye mon voyage, aller et retour, met une de ses voitures à ma disposition, me loge chez elle au palais Michel et me donne quinze mille francs. Au moins, si j’en meurs, je saurai que cela en valait la peine.

J’ai écrit à votre mari, l’autre jour, une lettre que je n’ai pas envoyée, faute d’adresse, pour lui demander si je ne lui ai pas prêté ma belle partition d’Orphée de Leipzig. Je ne puis plus la trouver ; je suis allé chez Heller, je lui ai laissé ma carte ; je n’ai point de ses nouvelles.

Adieu, madame ; je vous serre la main en vous envoyant à tous les deux mille amitiés.