Correspondance inédite de Hector Berlioz/151

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Texte établi par Daniel Bernard, Calmann Lévy, éditeur (p. 346-347).
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À M. DAMCKE.


Moscou, 31 décembre 1867.

Mon cher Damcke,

J’étais si fatigué ces jours-ci, que je n’avais pas le courage de vous écrire ; et pourtant il m’est arrivé un grand événement musical. Les directeurs du Conservatoire de Moscou sont venus me chercher à Saint-Pétersbourg et ont obtenu de la grande-duchesse un congé de douze jours pour moi. J’ai accepté l’engagement de diriger deux concerts.

Ne trouvant pas une salle assez grande pour le premier, ils ont eu l’idée de le donner dans la salle du Manège, un local grand comme la salle du milieu de notre Palais de l’Industrie, aux Champs-Élysées. Cette idée qui me paraissait folle a obtenu le plus incroyable succès.

Nous étions cinq cents exécutants et il y avait, au compte de la police, douze mille cinq cents auditeurs.

Je n’essayerai pas de vous décrire les applaudissements pour la Fête de Roméo et Juliette et pour l’Offertoire du Requiem. Seulement, j’ai éprouvé une mortelle angoisse quand ce dernier morceau, qu’on avait voulu absolument, à cause de l’effet qu’il avait produit à Pétersbourg, a commencé. En entendant ce chœur de trois cents voix répéter toujours ses deux notes, je me suis figuré tout de suite l’ennui croissant de cette foule, et j’ai eu peur qu’on ne me laissât pas achever. Mais la foule avait compris ma pensée, son attention redoublait et l’expression de cette humilité résignée l’avait saisie.

À la dernière mesure, une immense acclamation a éclaté de toutes parts ; j’ai été rappelé quatre fois ; l’orchestre et les chœurs s’en sont ensuite mêlés ; je ne savais plus où me mettre. C’est la plus grande impression que j’aie produite dans ma vie. On a aussitôt envoyé une dépêche à la grande-duchesse pour l’informer de cette émotion populaire…

Après-demain, on me donne une fête dans la salle de l’assemblée des Nobles, où sera toute la ville artiste de Moscou. Après quoi, je repartirai pour Saint-Pétersbourg… Je suis bien exténué, mais heureux aussi de ce beau résultat. Adieu, mon cher ami ; je vous embrasse de tout mon cœur.

Je remercie bien Heller d’avoir été assez bon pour m’envoyer le volume des Mémoires. Malgré nos précautions, le livre a mis douze jours pour arriver entre mes mains. Je n’ai pu le remettre à la princesse que le jour de mon départ pour Moscou.

Si vous avez un instant pour voir Reyer, faites-le. Adieu à madame Damcke, dont je n’ai pas encore vu la sœur.