Correspondance inédite de Hector Berlioz/Appendice

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Texte établi par Daniel Bernard, Calmann Lévy, éditeur (p. 357-379).


APPENDICE


À SA SŒUR[1].

Paris, 20 février 1822.

…Nous fîmes un dîner charmant avec le cousin Raimond et mon oncle. Après, nous allâmes à Feydeau entendre Martin. On jouait ce soir-là Azémia et les Voitures versées. Ah ! comme je me dédommage des violons et du flageolet du bal de M. T… ! J’absorbais la musique ! Je pensais à toi, ma sœur ! Quel plaisir tu aurais à entendre cela ! l’opéra te ferait peut-être moins plaisir ; c’est trop savant pour toi, au lieu que cette musique touchante, enchanteresse de Dalayrac, la gaîté de celle de Boïeldieu, les inconcevables tours de force des actrices, la perfection de Martin et de Ponchard… oh ! tiens ! je me serais jeté au cou de Dalayrac si je m’étais trouvé à côté de sa statue, quand j’ai entendu cet air auquel on ne peut point donner d’épithète : « Ton amour, ô fille chérie ! »

C’est à peu près la même situation que celle que j’ai éprouvée en entendant à l’Opéra, dans Stratonice, celui de : « Versez tous vos chagrins dans le sein paternel. » Mais je n’entreprends pas de te décrire encore cette musique… (la fin manque).

À M. LESUEUR, MEMBRE DE L’INSTITUT, SURINTENDANT DE LA CHAPELLE DU ROI.

(Sans date — vers 1825 — de la Côte-Saint-André.)

Monsieur,

Depuis longtemps, j’étais tourmenté du désir de vous écrire, et je n’osais le faire, retenu par une foule de considérations qui me paraissent, à présent, plus ridicules les unes que les autres. Je craignais de vous importuner par mes lettres, et que mon désir de vous en adresser ne vous parût avoir sa source dans l’amour-propre qu’un jeune homme doit naturellement ressentir en correspondant avec un de ces hommes rares qui honorent leur pays. Mais je me suis dit : cet homme rare auquel je brûle d’écrire trouvera peut-être mes lettres moins importunes si l’art sur lequel il répand tant d’éclat en est la matière ; ce grand musicien a bien voulu me permettre de suivre ses leçons, et, si jamais les bontés d’un maître, la reconnaissance et l’amour filial de ses élèves lui ont acquis sur eux le titre de père, je suis du nombre de vos enfants.

J’ai été reçu dans ma famille comme je m’y attendais, avec beaucoup d’affection. Je n’ai point eu à essuyer de la part de ma mère de ces malheureuses et inutiles remontrances, qui ne faisaient que nous chagriner l’un et l’autre ; cependant papa m’a recommandé, par précaution, de ne jamais parler musique devant elle. J’en cause, au contraire, très-souvent avec lui. Je lui ai fait part de vos curieuses découvertes, que vous avez bien voulu me montrer, sur la musique antique. Je ne pouvais pas venir à bout de lui persuader que les anciens connussent l’harmonie ; il était tout plein des idées de Rousseau et des autres écrivains qui ont accrédité l’opinion contraire. Quand je lui ai cité le passage latin de Pline l’ancien, dans lequel il y a des détails sur la manière d’accompagner les voix et sur la facilité que l’orchestre peut avoir à peindre les passions par le moyen de rhythmes différents de celui de la vocale, il est tombé des nues et m’a avoué qu’il n’y avait rien à répliquer à une pareille explication. Cependant, m’a-t-il dit, je voudrais avoir l’ouvrage entre les mains pour être bien convaincu.

Je n’ai encore rien fait depuis que je suis ici. D’abord, je n’ai pas été maître de mon temps pendant les premières semaines. Les visites à recevoir et à rendre, dans une petite ville où tout le monde se connaît, me l’absorbaient presque en entier. Puis, quand j’ai voulu me mettre à cette messe dont je vous avais parlé, je suis demeuré si froid, si glacé en lisant le Credo et le Kyrie, que, bien convaincu que je ne pourrais jamais rien faire de supportable dans une pareille disposition d’esprit, j’y ai renoncé. Je me suis mis à retoucher cet oratorio du Passage de la
mer Rouge
que je vous ai montré et que je trouve à présent terriblement barbouillé dans certains endroits. J’espère pouvoir le faire exécuter à Saint-Roch, à mon retour, qui aura lieu, je crois, avant les premiers jours d’août.

En attendant que j’aie le plaisir de vous revoir, monsieur, mon père me charge d’être l’interprète de ses sentiments auprès de vous, et de vous témoigner toute sa reconnaissance pour les soins que vous m’avez prodigués ; vous ne doutez pas, monsieur, que je n’en sois pénétré moi-même. Veuillez en recevoir l’assurance avec mes salutations respectueuses.


À M. BERLIOZ, A LA COTE-SAINT-ANDRÉ.

Paris ce 10 mai [1828].

Mon excellent père,

Que je vous remercie de votre lettre ! Quel bien elle m’a fait ! Vous commencez donc à prendre un peu de confiance en moi ! Puissé-je la justifier ! C’est la première fois que vous m’écrivez sur ce ton, et mille fois je vous en remercie ; c’est un si grand bonheur de pouvoir faire honneur et plaisir à ceux qui nous sont chers. Oh ! certes, oui, je serais enchanté de pouvoir me faire entendre de vous ; mais pour un voyage de vous à Paris, il faut quelque chose de plus positif et de plus assuré qu’un concert qui peut être empêché par le plus léger caprice des hommes du pouvoir. J’attends depuis huit jours, dans une mortelle impatience, la permission de M. Mangin, le préfet de police, pour faire afficher le concert ; je dois retourner seulement demain pour savoir si on m’accorde l’autorisation. Il faut passer par les mains des chefs et sous-chefs de division, qui ont l’air de faire une affaire d’État de ce qui n’est qu’une formalité. Dans mes deux précédents concerts, je m’en étais dispensé ; mais, comme cette fois, c’est le soir et dans un théâtre, les directeurs des Nouveautés ne veulent point prendre d’engagement décisif avec moi, avant d’avoir la pièce officielle de la police. D’un autre côté, M. de La Rochefoucauld pourrait, s’il voulait, empêcher ma soirée d’avoir lieu, car, dans ce pays de liberté, les musiciens sont au nombre des esclaves. D’un autre côté, le succès de ma symphonie n’est pas sûr ; le public sera moins musical dans cette saison que dans l’hiver ; toute la haute société qui a une espèce d’éducation musicale est à la campagne, et je doute que l’originalité de mon drame musical inspire assez d’intérêt pour faire revenir à Paris des gens de sang aussi froid. Puis, j’ai un autre sujet d’inquiétude, c’est celui de l’exécution : mon orchestre va être obligé de se frayer une route à travers une forêt vierge. Outre qu’il y a beaucoup de choses nouvelles pour eux, la plus grande difficulté est celle de l’expression. La première partie, surtout, est d’une telle fougue dans le mouvement et d’une si grande intensité de sentiment, qu’avant de pouvoir leur inculquer toutes mes intentions et qu’ils puissent les rendre, il faudra une patience angélique de la part du chef d’orchestre et un nombre très-considérable de répétitions. Heureusement, ce n’est pas plus difficile que l’ouverture des Francs-Juges (que je redonne encore), et elle a été sublimement exécutée.

Je suis déjà vos instructions quant au régime ; je mange ordinairement peu et ne bois presque plus de thé.

Je ne fais depuis quelques jours, que corriger des parties d’orchestre, surveiller mes copistes, copier moi-même. Le soir, je vais au théâtre allemand, où le directeur a eu la politesse de me donner mes entrées, sans que je les aie, en aucune manière, demandées. Je compte sur l’incroyable chanteur Haitzinger pour chanter à mon concert et compléter le programme. Je l’ai vu ces jours-ci ; il m’a demandé si j’avais un rôle important pour sa voix dans l’opéra des Francs-Juges (que je ne pourrai jamais monter à Paris) ; et, sur l’assurance que je lui en ai donnée, il m’a engagé beaucoup à venir en Allemagne, où il me serait beaucoup plus aisé de le faire exécuter, mais je ne puis pas encore m’occuper de le faire traduire en allemand. Voilà mon plan : si ces messieurs de l’Institut me croient digne d’obtenir un des deux grands prix, si je puis me faire assez petit pour passer par la porte du royaume des cieux, je resterai aussi peu de temps que possible en Italie, et de là, je courrai à Carlsruhe, où est ordinairement Haitzinger, ou bien à Dresde, où le célèbre compositeur Spohr est maître de chapelle et professe des principes autrement généreux que le font les compositeurs de Paris. Alors, il me sera aisé de voir ce que j’ai à faire pour monter mon opéra. Vous me parlez d’hommes de lettres en réputation ; mais rien n’est plus inutile. Il n’y en a qu’un, c’est Scribe, qui puisse faire passer une partition. Les directeurs ne font pas plus de cas des autres que s’ils étaient inconnus. J’ai un grand opéra, Atala, qui a été reçu, il y a deux mois, à l’unanimité, sans corrections, ni conditions, par le jury de l’Opéra. Dernièrement, Onslow, qui venait de lire la partition des Francs-Juges que je lui avais prêtée, courut, dans son enthousiasme de jeune homme (quoiqu’il ait 49 ans), chez M. Lubbert, directeur de l’Opéra, lui parler de moi. Il savait qu’Atala était reçu et m’était destiné ; il pressa beaucoup Lubbert de me faire jouer, l’assurant que rien n’était ridicule comme les obstacles qu’on me faisait éprouver et qu’il était de son intérêt de les lever. À tout cela, Lubbert se contenta de répondre que beaucoup de gens lui avaient parlé de moi, les uns avec admiration, les autres lui assurant que j’étais fou ; d’autres, qu’il n’y avait aucun fond à faire sur moi (entre autres Cherubini, qui n’a jamais entendu de sa vie une note de moi, si on excepte les balivernes de l’Institut défigurées sur un piano) ; mais que, dans tous les cas, il avait l’intention de m’écrire pour m’engager à ne pas faire la musique d’Atala, parce que, malgré sa réception, il ne voulait pas monter ce poëme, dont il ne voulait pas introduire le genre à l’Opéra. « D’ailleurs, ajouta-t-il, je répète encore ce que j’ai dit déjà tant de fois : il me faut de l’argent ; rien ne fait plus d’argent que la musique d’Auber, parce que le peuple l’aime. Ainsi, j’ai assez d’Auber et de Rossini. Beethoven et Weber reviendraient au monde et m’apporteraient des opéras, que je n’en voudrais pas. »

À Feydeau, c’est le dernier degré de la dégradation musicale ; ils ne pourraient m’exécuter. Le directeur va faire banqueroute incessamment. Il faut absolument laisser un théâtre nouveau jouer de la musique nouvelle ; il faut que cet odieux privilège tombe, et il tombera si, à la Chambre des députés, la demande en est faite. Benjamin Constant et deux autres devaient se charger de la présenter, si la prorogation ne fût survenue. Conçoit-on que les Allemands, les Italiens, tous les étrangers puissent élever des théâtres à Paris pendant une partie de l’année et que les Français, seuls, soient obligés de se faire écorcher à Feydeau, ou de garder leurs partitions, tandis que le théâtre des Nouveautés a un orchestre superbe et des chœurs passables, qu’on emploie à chanter des vaudevilles ou des morceaux tirés des partitions étrangères. Mais il ne faut pas porter ombrage à ce Conservatoire du pont-neuf et de la routine ; il faut tout sacrifier pour faire prospérer la ronde, la romance, le duetto ; et, malgré la puissance de ces grands moyens musicaux, donner des subventions payées par les provinciaux qui ne vont pas à l’Opéra-Comique, et voir, tous les deux ans, un directeur manquer.

Eh ! mon Dieu ! laissez-les donc libres tous de jouer ce qu’ils voudront : opéra, grand ou petit ; ne donnez point de subventions et laissez-les se ruiner ! Cela coûtera moins cher aux contribuables, et les moyens ne manqueront pas, à quelques-uns du moins, de s’enrichir.

Je vous écrirai dans quelques jours pour vous donner des nouvelles de mon affaire, si les répétitions sont commencées. — Adieu, mon cher papa, je vous embrasse tendrement.


À SON PÈRE

Paris, ce 3 novembre 1828.

Mon cher papa,

D’abord, pour vous tirer d’inquiétude, vous saurez que j’ai obtenu un succès d’enthousiasme des artistes et du public, que j’ai couvert les frais du concert et que j’ai gagné… 150 francs ! J’ai mieux aimé ne pas vous parler de ce concert avant de l’avoir donné. Je vous aurais encore trop inquiété. Quoiqu’il m’ait donné beaucoup moins de peine que le premier, néanmoins, après la dernière répétition, je ne pouvais plus me tenir. La fatigue m’accablait. Je ne m’en ressens presque plus. Cherubini s’est contenté cette fois, de ne pas trop me contrarier. Il m’a refusé d’abord, et accordé l’instant d’après, tout ce que je lui ai demandé.

Enfin, le concert a eu lieu. Mon orchestre de cent musiciens a été dirigé par Habeneck. À part quelques fautes qui venaient du défaut de répétitions, mes grands morceaux ont été exécutés d’une manière foudroyante. Il n’y a eu que mon septuor de Faust que je n’ai pas eu le temps d’apprendre aux exécutants et au public.

J’ai été mis à une épreuve effrayante à laquelle je n’avais pas réfléchi. Hiller, ce jeune Allemand dont je vous ai parlé, jouait dans mon concert un concerto de piano de Beethoven, qui est une composition vraiment merveilleuse. Immédiatement après, venait mon ouverture des Francs-Juges. En voyant l’effet du sublime concerto, tous mes amis m’ont cru perdu, écrasé, anéanti, et j’avoue que j’ai éprouvé un moment de crainte mortelle. Mais aussitôt que l’ouverture a été commencée, je me suis aperçu de l’impression qu’éprouvait le parterre et j’ai été complétement rassuré. L’effet a été terrible, volcanique ; les applaudissements ont duré près de cinq minutes. Après que le calme a été un peu rétabli, j’ai voulu me glisser entre les pupitres pour prendre une liasse de musique qui était sur une banquette du théâtre (car l’orchestre est sur la scène). Le public m’a aperçu. Alors, les cris, les bravos ont recommencé ; les artistes s’y sont mis, la grêle d’archets est tombée sur les violons, les basses, les pupitres. J’ai failli me trouver mal ; cette bourrasque inattendue m’a bouleversé. Je tremblais comme vous pouvez le penser ; mais vous me manquiez. J’étais seul de la famille dans un tel moment ; tout le monde m’embrassait, tout le monde… excepté mon père, ma mère, mes sœurs !

La séance a été terminée par mon chœur du Jugement dernier, qui a produit presque autant d’effet que l’ouverture des Francs-Juges. Je n’avais pas assez de voix ; l’orchestre les écrasait.

Quand tout a été fini, que j’ai cru les issues libres, je suis sorti ; mais les artistes m’attendaient dans la cour du Conservatoire, et en me voyant passer les cris ont recommencé. Hier soir, à l’Opéra, tous les musiciens sont venus me complimenter, me féliciter. Enfin, j’ai obtenu un grand succès qui m’a complétement satisfait. Le Figaro d’aujourd’hui a rendu compte de mon concert ; je vous l’enverrai avec les autres journaux.

Eh bien ! depuis hier, je suis d’une tristesse mortelle ; j’ai envie de pleurer ; je voudrais mourir. Je sens que le spleen va me reprendre plus fort qu’auparavant. Il faut, je crois, que je dorme beaucoup. Je ne puis lier mes idées.

Adieu, mon cher papa, j’embrasse maman, et vous, et mes sœurs, et mon frère.

À M. BERLIOZ, A LA COTE-SAINT-ANDRÉ.

Paris, ce 2 août 1829.

Mon cher papa, j’ai attendu que tout fût terminé pour répondre à la dernière lettre de maman que j’ai reçue à l’Institut, avec la dernière lettre qu’elle contenait. Le jugement a été porté hier : il n’y a point de premier prix ni pour moi, ni pour d’autres.

L’Institut ayant déclaré qu’il n’y avait pas lieu à en donner un, l’a réservé pour l’année prochaine, où il pourra en donner deux si bon lui semble. M. Lesueur étant malade n’a pu se mêler de tout cela, et c’est ce qui m’a nui terriblement. Cependant, Cherubini et Auber m’ont soutenu ; MM. Pradier, Ingres, grands admirateurs de l’École allemande, ont fait, à la fin de la séance, un long discours où ils ont exhalé toute leur indignation en disant qu’il était inconcevable qu’une telle assemblée prononçât aussi légèrement sur moi dont on connaissait les antécédents et dont on ne pouvait connaître l’ouvrage après une pareille exécution.

En effet, madame Dabadie, qui devait chanter pour moi, a été obligée de me manquer de parole à cause de la répétition générale de Guillaume Tell, qui était à la même heure que le concours de l’Institut. Elle m’a envoyé sa sœur, élève du Conservatoire, qui est d’une inexpérience totale, et qui n’avait eu que quelques heures pour se préparer.

Mais la principale cause de tout ceci est que, d’après la voix publique, le prix m’était destiné. Je me suis cru assez solidement soutenu pour me permettre d’écrire comme je sens, au lieu de me contraindre comme l’année dernière. Le sujet était la Mort de Cléopâtre, qui me paraissait grand et neuf, et que je n’ai pas résisté à écrire… et c’est là mon tort ! ..

Tous ces messieurs étaient bien disposés pour moi : mais ils ne m’ont pas compris, et pour les musiciens, mon ouvrage a été une sorte de satire de leur manière.

Je viens de rencontrer Boïeldieu sur le boulevard. Il est tout de suite bonnement venu à moi et m’a tenu conversation pendant une heure.

— Oh ! mon ami ! qu’avez vous fait ? nous comptions tous vous donner le prix. Nous pensions que vous seriez plus sage que l’année dernière, et voilà qu’au contraire vous avez été cent fois plus loin en sens inverse. Je ne puis juger que ce que je comprends : aussi, suis-je bien loin de dire que votre ouvrage n’est pas bon ; j’ai déjà tant entendu de choses que je n’ai comprises et admirées qu’à force de les entendre ! Mais, que voulez-vous ? je n’ai pas encore pu comprendre la moitié des œuvres de Beethoven. Vous avez une organisation volcanique au niveau de laquelle nous ne pouvons pas nous mettre.

D’ailleurs, je ne pouvais m’empêcher de dire à ces messieurs hier : — Ce jeune homme, avec de telles idées, une semblable manière d’écrire, doit nous mépriser du plus profond de son cœur. Il ne veut absolument pas écrire une note comme personne. Il faut qu’il ait jusqu’à des rhythmes nouveaux ; il voudrait inventer des modulations si c’était possible. Tout ce que nous faisons doit lui paraître commun et usé !…

Voilà la clef de l’énigme pour Catel et Boïeldieu. Auber et Cherubini ont été néanmoins pour moi, par des considérations personnelles ; mais ils éprouvaient la même influence de mon ouvrage ; Cherubini, toutefois, beaucoup moins que les autres.

Pour les membres non musiciens, ils n’y ont rien compris : c’est comme si on faisait lire Faust à P… L’autre second prix qui concourait avec moi pour le premier, n’a rien eu pour la raison contraire ; il était trop plat ; il a excité l’hilarité.

Je n’ai pas pu faire la commission de l’alcarazas ; quand je suis sorti de la loge, votre caisse de livres était déjà partie.

Je ne puis pas encore aller vous voir. Je veux terminer quelques arrangements avec Feydeau qui me donneront la latitude de demeurer plus longtemps auprès de vous.

Je vous écrirai encore dans peu. Il faut, ce soir, que j’aille passer la soirée chez Boïeldieu. Il me l’a fait promettre pour reprendre notre conversation. Il veut, dit-il, m’étudier.

À M. THÉOPHILE GAUTIER.

Vers 1845 (Sans date).

Mon cher Thé,

Les autres disent Théo, je supprime l’o et ne garde que le Thé ; première bêtise !

Je donne un concert ; deuxième bêtise !

Faites maintenant la troisième de l’annoncer pour engager le public à faire la quatrième, la plus grosse de toutes, celle d’y venir !

Vous pouvez dans votre feuilleton blaguer à mort sur mon voyage d’Allemagne, puis dire que dimanche 19, au Conservatoire, il y aura Duprez, Massol, madame Dorus-Gras, chantant un grand trio de ma façon ; Duprez chantera l’Absence de M. Théophile Gautier, un poète de grande espérance, avec orchestre. J’ai instrumenté ce morceau à Dresde ; on ne l’a pas encore entendu à Paris.

Il [y] aura un solo de violon exécuté par Allard, puis l’ouverture du Roi Lear, la symphonie de Harold, le scherzo de la Reine Mab, le finale de la Symphonie funèbre et l’Apothéose, avec les deux orchestres.

Il faut que je prie le jeune poëte de grande espérance de venir à la répétition de samedi, s’il en a le temps, tellement je suis impatient de lui faire entendre le chant de l’Absence, ainsi rendu par l’orchestre de Duprez.

Adieu. Mille amitiés.

À M. LE GÉNÉRAL LVOFF.

Riga, 16/28 mai 1847.

Mille remercîments, général, pour les excellentes recommandations que vous m’envoyez. J’en ai déjà fait usage et la famille du gouverneur m’a accueilli comme un de vos amis. Nous nous occupons du concert, qui ira comme il plaira à Dieu. En attendant ma répétition, qui va commencer dans une heure, il faut que je vous dise encore combien j’ai été frappé des belles choses que contient, en grand nombre, votre dernière partition. Ce sujet d’« Ondine » vous a on ne peut mieux inspiré ; et le style harmonique et méthodique de cette grande œuvre brille autant par la vérité de l’expression que par une distinction constante et une fraîcheur juvénile bien rares partout aujourd’hui. L’ouverture est une des plus heureusement trouvées que je connaisse ; il y a là des effets de rhythme syncopé qui m’ont fait bondir de joie. Le premier chœur, l’air d’Ondine d’un charmant coloris, le premier final si franc et si chaud, la prière avec accompagnement de violons, le morceau splendide de la fête, le deuxième final, la marche et tant d’autres passages que je pourrais citer, prouvent une invention, un goût et un savoir de premier ordre et vous placent à un rang bien haut parmi les compositeurs actuels. Mais, pour vous tout dire, j’étais sûr de cela avant de vous avoir entendu. Quand on aime et respecte la musique comme vous l’aimez et la respectez ; quand on en parle comme vous en parlez et qu’on a la pratique de l’art que vous avez, on doit écrire de la sorte. Tout cela s’enchaîne : tout cela désole aussi, si l’on pense aux moyens d’exécution qui deviennent de plus en plus introuvables. Et je ne sais si cet Anglais qui demandait dans un de nos grands restaurants de Paris un ténor ou un melon pour son dessert avait raison de laisser le choix au garçon. Moi, je demanderai toujours le melon ; il y a beaucoup plus de chances avec lui d’éviter les coliques ; le végétal est bien plus inoffensif que l’animal.



À M. ERNST[2].

Paris, 8 mai 1849.

Mon cher Ernst,

Je vous remercie de votre lettre, j’étais impatient d’avoir de vos nouvelles. Vous n’êtes pas mort, bon ! moi je suis malade d’ennui, de dégoût de Paris et de tout ce qui s’y tripotte ; je suis d’une humeur de chien, je voudrais m’en aller et je ne puis pas bouger, et j’ai des feuilletons à faire… ah ! les Plaies d’Égypte ne sont rien en comparaison de celle-là. J’avais écrit à Maurice Barnett à votre sujet ; le connaissez-vous ? Il rédige le Morning Post ; c’est un excellent homme. Comment va Halle ? et Dawson ? et Vivier ?… Quel temps ! il a plu hier à emporter les maisons ! maintenant, il fait presque froid. J’ai mal à la tête, damné feuilleton ! je ne le commencerai pas, voici huit jours que je recule, je n’ai pas la moindre idée sur le sujet qui m’est imposé… Quel métier !… Où trouver du soleil et du loisir ? être libre de ne penser à rien, de dormir, de ne pas entendre pianoter, de ne pas entendre parler du Prophète, ni des Élections, ni de Rome, ni de M. Proudhon, de regarder à travers la fumée d’un cigare le monde s’écrouler…, d’être bête comme dix-huit représentants…

Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! quel sacré monde vous nous avez fait là ! Vous fûtes bien mal inspiré de vous reposer le septième jour et vous auriez diablement mieux fait de travailler encore, car il restait beaucoup à faire.

Mon cher Ernst, je voudrais vous écrire une lettre bien… (bien quoi ? voyons !) bien… (animal, on n’annonce pas une épithète quand on n’est pas capable de la trouver !) enfin une lettre qui vous fit plaisir, et je vois qu’il faut renoncer à la moindre chance d’y parvenir. (Quelle phrase !) Je ne trouve rien…, mais rien, rien de rien. C’est comme pour mon feuilleton. Ce feuilleton me fera tourner en Cabet ! c’est sûr.

Je sors, je vais m’ennuyer dehors, je m’ennuie trop chez moi.

Venez donc un peu à Paris.

Adieu.

P.-S. — J’ai mal à l’estomac ; autre chose que j’ai oublié de vous dire. Ah ! mon pauvre Ernst, plaignez-moi ; les feuilletons me feront mourir.

À M. ÉRARD[3]

Old Cavendish street, Cavendish square, London, 20 avril 1852.

Mon cher Érard,

Je sors de la première répétition du fragment de la Vestale que nous exécutons à notre troisième concert d’Exeter Hall, mercredi prochain 28, à 8 heures.

Les musiciens sont dans un étonnement et une admiration qui ne peuvent se décrire. Et ils étaient venus avec les préjugés hostiles qu’une espèce de faction anti-spontinienne se plaisait à répandre à Londres depuis vingt-cinq ans. Je crois que je vais leur donnera tous une rude leçon. L’effet sera immense ; nous avons cent vingt choristes, un orchestre colossal. Staudigl chante le Grand Prêtre, madame Novello, Julia ; pour Licinius, j’ai un jeune ténor allemand, Reichart, à qui j’apprends le rôle et qui ira.

Tâchez donc de venir avec madame Spontini assister à ce triomphe vingt fois plus important que ceux obtenus sur le continent. Voir écraser une cabale qui dure depuis un quart de siècle ! C’est une joie qui ne se trouve pas souvent.

Venez ! venez !

À M. ZACHARIE ASTRUC.

23 mai 1858 ( ?)

Monsieur,

Permettez-moi de vous remercier pour le bel article que vous venez d’écrire sur mon concert. Je n’ai jamais lu sur mes tentatives musicales rien qui m’ait aussi vivement touché. — Le spectre grimaçant de l’ironie est bien là, comme toujours, pour me siffler à l’oreille : « Ce n’est pas vrai ; M. Astruc se trompe et te trompe. Vous êtes des niais tous les deux. » Mais il y a aussi un autre juge qu’il est permis de consulter et qui siège à côté du sens intime. Et quand je demande à celui-là : « Mon critique est-il un niais, suis-je un niais, nous trompons-nous à ce point ? L’amour du vrai et du beau est-il une chimère, la passion un leurre, l’enthousiasme une hallucination ?… » Le juge me répond : « Non, non, non, non… et non. »

Vous aimez ce que j’aime, vous honorez et adorez tous mes dieux ; voilà pourquoi à la joie d’être loué par vous, se joint un sentiment plus vif, plus profond, plus intense, le fanatisme clairvoyant d’un coreligionnaire.

Voilà pourquoi j’emprunte quelques mots à Shakespeare pour vous dire :

Most noble brother, give me your hand…

À M. STEPHEN HELLER.

Vienne (en Dauphiné). mardi 4 ou 5 septembre c’est-à-dire mercredi 6 (1865).

Mon cher Heller,

Voilà bien longtemps que je n’ai de vos nouvelles. Pourquoi n’avez-vous pas répondu un mot à ma lettre collective adressée à madame Damcke ? Je vous écrivais à tous les trois. Je suis toujours malade et j’ai bien peur de n’apporter qu’une addition d’ennui à celui que vous subissez probablement avec tant de peine. — Mes nièces sont plus charmantes que jamais. Nous lisons beaucoup, elles comprennent tout admirablement et rapidement. Malgré leurs instances pour me garder, je retournerai pourtant à Paris à la fin de la semaine ; voulez-vous être assez bon pour prévenir mon concierge que j’arriverai dimanche matin à 6 h. ½ de plus, venez dîner avec moi ce même dimanche ; nous serons seuls, car je crois que ma belle-mère ne sera pas encore revenue. Dans tous les cas, si vous venez, faites-le savoir à Caroline, pour qu’elle nous fasse à dîner.

Il fait une chaleur atroce ; j’ai un violent mal de tête et j’ai peine à vous écrire.

J’ai reçu, il y a quatre jours, de Genève une lettre qui m’a fait un bien infini et m’a rendu à peu près raisonnable. Il serait bien temps que cela fût et que je pusse vivre de la vie qui m’est propre, sans pourtant souffrir si cruellement de ma lutte insensée contre l’impossible. Cela viendra votre amitié aidant.

Avez-vous composé quelque chose ? Vous me direz cela et de quelle manière vous avez tué ce brigand de temps qui nous tue si lâchement.

Adieu, adieu, à dimanche.

À M. SZARWADY.

Paris, 25 février 1866.

Mon cher Szarwady,

Je vous remercie de la peine que vous prenez pour l’édition allemande de mes Mémoires. Je vous autorise à traiter avec M. Heinze et à lui céder la propriété complète de cet ouvrage au prix de 4,000 fr., pas à moins ; aux conditions dont je vous ai parlé, c’est-à-dire de ne le mettre en vente qu’après moi et quand il sera publié à Paris. MM. Heller et Damcke ont rejeté bien loin la tâche de traducteur pour la somme de 500 fr. ; en conséquence si vous pouviez vous en charger ce serait au mieux. Mais je tiens à ce que cela soit fait à Paris sous vos yeux. Tenez-moi au courant de ce que vous aurez stipulé avec M. Heinze à Leipzig, mais écrivez un peu plus lisiblement car, malgré tous mes efforts, il y a bien des lignes de votre lettre qu’il m’a été impossible de déchiffrer.

Le concerto de Kreutzer marche bien, nous avons déjà fait quatre répétitions partielles. Madame Massart a invité Mademoiselle Szarwady, qui nous fait espérer qu’elle viendra.

P.-S. — Je ne puis pas vous signaler toutes les parties du livre qui ont paru dans les journaux, le nombre en est trop considérable.

En tout cas, ce qui regarde mon histoire intime n’a jamais paru et le reste a été considérablement augmenté.

À M. HOLMÈS[4].

Saint-Pétersbourg, 1er février 1868.

Mon cher Holmès,

On vous a dit la vérité au sujet des concerts particuliers qui ne pourront commencer qu’en mars. Je donne le dernier qui m’est confié au Conservatoire dans quelques jours. Après quoi, je partirai pour Paris sans en donner un pour moi, malgré les offres des divers artistes qui joueraient gratuitement de bon cœur. Mais je ne puis accepter ces générosités et je suis trop malade ; je n’ai plus de force ; j’aspire à mon lit, à mon feu, à mon repos absolu ; les répétitions me tuent. Vous dépenserez trois fois plus d’argent ici qu’à Berlin et il y a un jeune violoniste, Vuillelmi, qui a joué une fois dans un concert, qui est engagé par la Grande-Duchesse, et qui a un succès fou. On ne parle que de lui. Malgré toutes les offres qu’on me fait pour me garder, je veux repartir ; le froid, la neige me chassent ; je suis incapable, avec ma santé, de soutenir une telle température. J’ai une répétition ce soir et j’en tremble d’avance. Je n’ose rien vous dire pour votre symphonie. En quelle langue la chanterez-vous ? Et qui la chantera ?

Pardon de vous écrire avec si peu d’ordre. Je n’ai pas la force de rassembler mes idées. Le voyage de Moscou m’a achevé. Les gens du Conservatoire de Moscou sont venus me chercher, la Grande-Duchesse m’a accordé un congé de douze jours et c’était de l’argent à gagner. J’ai dirigé le premier concert dans la salle immense du manége avec cinq cents musiciens et un auditoire de dix mille six cents personnes. En ce moment, il s’agit de faire marcher, ici, un programme terrible approuvé par la Grande-Duchesse pour ma fin. Le concert qu’on m’eût fait donner pour moi au mois de Mars m’eût retenu ici plus d’un mois ; j’aime mieux sacrifier huit mille francs et m’en retourner tout de suite.

Les gracieusetés de tout le monde, des artistes, du public ; les dîners, les cadeaux, n’y font rien. Je veux le soleil ; je veux aller à Nice, à Monaco.

Adieu, mon cher Holmès, présentez mes hommages à Madame, qui aura bien besoin de courage pour soutenir le vôtre.

Il y a six jours, il faisait 32 degrés de froid. Les oiseaux tombaient ; les cochers tombaient de leurs siéges. Quel pays ! et je chante l’Italie dans mes symphonies et les sylphes et les bosquets de roses des bords de l’Elbe !!!


fin

  1. Communiquée ainsi que ces trois suivantes par M. de Colongeon.
  2. Communiquée par M. Émile Laurent.
  3. Communiquée par madame Érard.
  4. Communiquée par M. B. de Fourcaud.