Correspondance inédite du marquis de Sade/1780

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Texte établi par Paul BourdinLibrairie de France (p. 151-160).
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1780


Madame de Sade demande aux trois meilleurs avocats d’Aix (pour confondre ceux de Paris, qui ne sont que des bêtes) une consultation disant que l’admonestation faite au marquis et l’interdiction de séjour prononcée contre lui ne sont nullement infamantes. Les Aixois attestent que M. de Sade a été entièrement blanchi par son arrêt.

La présidente se préoccupe également, mais à des fins plus pratiques, d’obtenir des certificats qui lui permettront de toucher, dans l’intérêt des créanciers, certains arrérages échus avant la sentence de réhabilitation.

Une des tantes religieuses, madame de Saint-Laurent, est morte, et sa communauté prétend continuer à toucher sa pension. Une autre, la bernardine de Cavaillon, paye « un petit royaume » à ses amis et veut avoir du gibier de la Coste pour les personnes qui font gras. Il n’est guère question de la troisième, madame de la Coste, qu’à l’occasion du paiement de ses quartiers.

Gaufridy a trouvé de l’argent en engageant sa signature à Ripert et si le marquis ne reconnaît pas ce procédé à sa sortie, il ne sera qu’un Jean-fiche. Partie de cet argent reste à la Coste où les seigneurs le trouveront à leur retour, et ce sera autant de sauvé car Paris est un gouffre. Mademoiselle de Rousset est si malade qu’elle craint de ne pouvoir être du voyage. On l’a saignée au bras et au pied et on la met au lait d’ânesse pour réparer ses forces. Par contre on lui fait prendre des médecines qui l’empêchent de déjeuner, au prétexte qu’elle a de la bile. Madame de Sade ne la croit pas fort atteinte : elle crache seulement le sang ! Mais la pauvre fille y voit plus clair : elle donne rendez-vous à Gaufridy à la vallée de Josaphat et lui confie que sa feinte gaieté n’est qu’un moyen dont use sa raison pour combattre la mélancolie de son caractère.

Rayolle, juge de la Coste, est vieux et imbécile. Son fils et Gaufridy convoitent tous deux la judicature : l’absence du seigneur fournit à la marquise une commode défaite pour ne pas bouger.

Gothon tourne à l’amour comme l’hélianthe à la lumière. Grégoire le Nîmois promet de l’épouser, mais il est catholique et point de justes noces sans abjuration. Un mari qui vient si à propos et prend tant de choses à son compte vaut bien une messe. Gothon s’y rend à la barbe des protestants de la Coste qui ont le sang des vieux Vaudois et sont bien plus sectaires que religieux.

Marais est mort. Madame de Sade connaît quelqu’un qui sera dispensé d’aller lui brûler la cervelle. Mais la présidente lui avait avancé quatre mille livres dont il n’a point laissé de reconnaissance et c’est du bel argent perdu.

Madame de Sade a mis en dépôt la grosse somme reçue pour la libération du marquis. Le succès est certain : madame de Montreuil et ses créatures sont impuissantes. Mais on veut six mille livres net et le magot est déjà écorné. Les faux frais s’accumulent. M. de Sade fait grand chère dans sa prison et tire sur sa femme des mandats qui la ruinent. Elle s’est refusée à payer la pension du captif, mais ne peut se refuser à payer ses dettes. La note du libraire est particulièrement lourde. La marquise n’a plus que douze livres dans sa bourse et lésine si bien qu’on la croit avare. Depuis l’arrêt madame de Montreuil ne lui a pas donné un sol des quatre mille livres annuelles qu’elle doit lui payer pour sa dot et son dessein secret est de pousser les créanciers à agir en parlement pour provoquer une administration des biens. Déjà le juif Cadet Sayon menace de poursuivre l’honnête Paulet qui a cautionné une dette de la famille. On évitera le piège de la présidente en faisant sortir le marquis avant six semaines, mais il faut garder le secret, ne prêter aucune attention aux propos des Costains qui parlent pour faire parler et trouver encore dix-huit cents livres.

La marquise est si mal en ses affaires qu’elle tire, pour la première fois, une traite sur l’avocat, sans l’avoir prévenu. Lions y fera honneur, en dépit de la mauvaise récolte et du bas prix des laines imputable à la guerre sur mer, mais il ne faut pas laisser s’enraciner cette pratique.

Malgré ses soucis d’argent, madame de Sade observe vis-à-vis de sa mère, une attitude pleine de fierté. Elle ne lui a pas soufflé mot du marquis depuis un an et prétend recevoir de lui ce qui lui est nécessaire pour vivre.

Madame de Montreuil adore, au demeurant, ses petits-fils : « Toute sa tendresse a passé là ». L’aîné termine ses études et l’on essaie vainement d’intéresser le commandeur au cadet qui va entrer dans l’ordre de Malte. Tous deux ont, successivement, la petite vérole. Une jeune sœur de la marquise a été au plus mal d’une fièvre putride.

Mademoiselle de Rousset a de nouveau craché le sang. Elle ne partira pas avec le marquis et madame. Ses amoureux, dit-elle, la retiennent à Paris et sauront l’y garder, même si Gaufridy obtient une lettre de cachet pour la faire revenir. En ce cas il sera peloté d’importance ! À travers ce badinage un peu lugubre, la demoiselle affirme que les entreprises n’échoueront pas et que le régisseur sera bientôt remboursé.

Cependant l’affaire si bien engagée n’avance pas. « Un diable d’avocat nous tient », écrit la marquise, qui n’ose plus demander de nouveaux fonds. Il faut cependant multiplier les démarches, que madame de Montreuil feint d’ignorer. On examine à Versailles les motifs de la détention et le ministre, qui se montre honnête en paroles et semble bien disposé, a demandé communication des pièces et un rapport à ses subordonnés. Des placets ont été remis et des recommandations faites à tous les ministres. Deux des princesses ont parlé de l’affaire à M. de Maurepas. Mais le marquis écrit des horreurs qui vont prendre place dans son dossier. Si l’enquête est sévèrement menée, il ne sortira pas. Et s’il obtient sa liberté, écrit mademoiselle de Rousset, « nous ne nous importunerons guère. »

Madame de Sade était si sûre de son prochain départ qu’elle a donné congé, pour la Saint-Jean, de l’appartement de sa belle mère où elle avait cependant fait bien des dépenses. Il faut se résoudre à prendre, dans la même maison, un autre logement sans bail. Il s’ensuit un pénible charroi de meubles, mais on se reposera là-bas en mangeant des melons et l’on devisera à quatre, dans le cabinet de monsieur, « sur les individus de Paris ». Mademoiselle de Rousset se blesse au bras avec un clou à crochet. La Jeunesse se soûle pour ne point travailler, fait du train avec les filles et se fait prendre par la garde. La marquise affecte de ne rien voir pour ne pas avoir à sévir. On serait curieux de savoir ce qu’en pensent les dames carmélites !

La chaleur est extrême et le nouveau logement est malsain. Madame fait un second déménagement et va se loger rue de la Marche, au Marais. Mais elle a fait des dettes dans le quartier et n’a plus un patard à attendre de Provence. Les baux, momentanément prorogés, viennent à expiration ; à la Coste, le parc est à l’abandon et les terres sont infestées de serpents ; un orage a causé de grands dégâts à Mazan ; il faut payer la moitié des frais d’un procès que les coseigneurs de cette localité ont soutenu en cour de Rome pour l’amortissement des cens : le parlement d’Aix en avait connu pendant la réunion, son arrêt a été confirmé à Rome et l’affaire renvoyée pour exécution à l’officialité de Carpentras. Les fâcheux s’ajoutent aux créanciers et, parmi eux, un allié, M. de Simiane qui réclame des papiers de famille. « Il veut, dit la marquise, nous payer ses obligations en nous volant. » Cependant les ouvertures obligeantes que lui fait un sieur Jaume, provençal d’origine établi banquier à Paris, font espérer à madame de Sade qu’elle pourra se tirer de ce mauvais pas ; mais Jaume a le défaut des gens de son pays : il fait de grandes offres de services à condition que l’on n’en use pas. Mademoiselle de Rousset n’est pas la dernière à dire rage des Provençaux. À l’en croire, les citoyens de la Coste (le mot, mis à la mode par Jean-Jacques, citoyen de Genève, poursuit sa fortune) ne sont ni sociables ni solides : tout est caprice et circonstances en leur pays.

Le temps passe sans réaliser les grands espoirs de la marquise, qui ne peut refuser à sa mère d’aller passer quelques jours avec elle à la campagne. Mademoiselle de Rousset met son absence à profit pour se dégonfler et pour médire. La dépiteuse fille a voulu savoir et, par un coup qui exposait le quidam qui l’a renseignée aux galères, elle a su quels étaient les motifs de la détention du marquis. Sa liberté se fera attendre longtemps encore, et la présidente n’est pas si coupable. Les raisons sont très graves : M. et madame de Maurepas ont pu s’en convaincre et jugent madame de Sade folle ou complice. Les dires des exempts qui sont allés à la Coste accablent le marquis : tout est connu, même les particularités qu’on croyait ensevelies dans le mystère. Il existe un in-folio où la vie du captif est écrite. À parler net : l’homme est à pendre. Ces confidences, mêlées d’effusions qui sèchent avec l’encre de l’épistolière, ne sont pas plus à l’avantage de Rousset que celles qu’elle y joint sur la marquise et sa pétaudière de maison. C’est d’ailleurs en vain qu’elle a tenté de tirer madame de ses illusions ; elle a essuyé mille orages et le désordre est à tel point que Gaufridy fera bien de prendre ses garanties pour la somme qu’il a cautionnée. Les six mille livres réservées à la libération de M. de Sade, ou ce qu’il en reste, ont pu heureusement être sauvées, en dépit d’un billet imprudemment signé par sa femme. Le sac est actuellement commis à la garde de la demoiselle qui le défend à bec et à ongles.

La marquise a choppé dans la voie où elle s’était mise, mais elle est déjà repartie sur une autre. Puisque l’élargissement de M. de Sade est impossible, elle essayera d’obtenir qu’on le fasse interner dans une autre prison où il sera plus à portée de ses affaires. Ce dessein n’échouera que par le mauvais vouloir du captif.

Madame de Sade, que rien ne détourne de son grand objet, mais que cet objet même ne distrait pas de ses autres soucis, n’oublie dans ses lettres ni les soins à donner aux terres, ni les emplois à pourvoir, ni les créanciers à apaiser, ni l’argent à tirer des fermiers qu’elle assomme de réclamations (c’est le sage Lions qui le dit et on peut le croire), ni le mariage de Gothon, à qui elle déclare tout net qu’elle n’admettra pas son futur mari parmi les domestiques du château pour ne pas retomber dans les anciennes cabales, ni son abjuration, ni la discussion de ses gages, ni même un abonnement au Mercure que Gaufridy est chargé de prendre sous son nom.

Madame de Montreuil paraît avoir gagné du terrain dans la lutte engagée pour reconquérir sa fille. Le ton que la présidente emploie avec elle continue bien à exaspérer la marquise, mais elle ne se refuse point à voir sa mère parce que sa façon d’agir avec les enfants mérite de l’indulgence. Les deux femmes sont même à merveille « quand elles ne parlent pas de lui. »

Sieur Pierre Isaac de Maillefer de Ballaiague, au bailliage d’Yverdon, dans le canton de Berne, envoie de Suisse son autorisation au mariage de sa fille Anna Marguerite Maillefer (dite plus simplement Gothon et parfois, je ne sais pourquoi, Duffé) avec Jacques Grégoire, de Nîmes, à condition qu’il soit de la religion réformée. L’autorisation était attendue ; quant à la condition elle sera tenue pour non écrite, probablement comme contraire à l’ordre public du royaume.




Querelle de préséance.

Granier, viguier de la Coste, fait à la marquise un exposé, à la fois pittoresque et significatif, de son démêlé avec le capitaine-consul. (Premier janvier 1780).

……Il est d’usage que la veille de notre foire il se fait un feu de joie et le garde ou le viguier du seigneur [y] assiste, accompagné des consuls, étant d’usage qu’on l’en prévienne et [qu’il] l’allume. Vous savez, madame, que les tambours doivent aussi battre aux officiers, après le seigneur et avant les consuls. Cependant, au mépris des usages et des prérogatives, dont je ne suis jaloux qu’à cause que j’ai l’honneur de vous appartenir, le sieur Sambuc, capitaine consul, fut allumer le feu sans me faire avertir, et refusait opiniâtrement de payer les tambours sur ce qu’ils étaient venus battre à ma porte au retour du château. Sur les plaintes qui me furent portées par les tambours du refus qu’on leur faisait de leurs honoraires, je pris le parti d’écrire deux mots à M. le consul pour l’engager à payer ces gens ou de me poser amiablement le grief qu’il avait contre des gens qu’il avait lui-même commandés. Sa réponse fut si insolente et si digne de pitié en même temps qu’elle ne méritait pas de vous être présentée. Je vous l’envoie cependant, madame, pour que vous en jugiez. Vous verrez qu’il élude la question et qu’il la fait tomber sur ce que je me mêle sans droits des affaires de la communauté. Mais la plainte, à moi faite par des gens à qui on refuse un juste paiement, me paraît plutôt une affaire purement particulière et juridique pour ne pas faire justice à des gens qui se sont comportés, en battant à ma porte, selon l’usage le plus généralement reçu.

……Vous me faisiez la grâce, madame, de me demander, de la [part] de M. le comte, des nouvelles de son petit filleul. Il se porte bien, le drôle, et apprend assez bien, et d’autant plus volontiers (il va à l’école) qu’il dit que, quand il sera savant, il ira à la guerre avec son parrain.


Mademoiselle de Rousset a des amoureux à la douzaine, en dépit du nez de l’avocat. (7 février 1780).

……Je suis d’un rhume affreux et laisse la place à mademoiselle Rousset[1].

Oui, c’est un rhume que l’on nomme, à Paris, la coquette. Toutes les jolies femmes toussent lorsqu’elles veulent se faire remarquer de leurs adorateurs. Madame la marquise prend d’avance tous leurs faits et gestes pour émoustiller celui qui, je crois, n’aura pas besoin d’être provoqué pour lui prouver son amour et son estime, qu’elle mérite à tous égards, et surtout par une abstinence véritablement édifiante ou l’exemple contraire ne peut rien. Eh ! oui, monsieur l’avocat, j’ai des amoureux à l’infini ! Aussi suis-je bien [plus] menacée qu’on vous le dira. Ne dirait-on pas, à entendre madame la marquise, que notre amitié est un obstacle à favoriser mes amoureux ? Je ne l’ai jamais entendu comme cela. Vous êtes trop juste pour ne pas sentir que, vous ne pouvant faire, il faut tout au moins laisser faire, le tout pour tuer le temps et mes réflexions qui, à coup sûr m’auraient conduite au tombeau si je ne m’étais ravisée de faire l’amour. Je me porte beaucoup mieux depuis qu’on me dit : « Je vous aime ».


Gothon a abjuré pour avoir un mari. (12 février 1780).

Monsieur,

J’ai l’honneur de vous faire savoir que nous avons fini lundi au soir. M. le curé l’a trouvé à propos pour faire taire toutes les mauvaises langues des protestants. Quelques-uns des plus apparents se sont avisés de vouloir venir me faire quelque remontrance à leur guise ; je les ai payés de la bonne monnaie, leur faisant entendre de ne pas se donner la peine de m’en parler une seconde fois, et, de dépit, ils se sont attroupés un certain nombre pour me voir sortir de la messe, que j’ai assistée avec beaucoup de plaisir. Je les ai salués fort honnêtement, leur demandant des nouvelles de leur santé, et eux, bien surpris de me voir si résolue, ils croient me mortifier, mais ils se sont trompés. C’est ce qui m’a déterminée à finir car j’aurais bien désiré de vous y voir, monsieur, car vous êtes mon ange qui dirige mes pas. Il ne me reste plus qu’à vous remercier de toutes les peines, soins que vous avez bien voulu vous donner…… Cela s’est passé sans bruit, sans dépense, car je n’ai pas donné un verre d’eau à personne. M. le viguier vous le dira qui est un témoin.


Mademoiselle de Rousset ne veut pas céder à son mal. (3 mars 1780).

Ah ! monsieur l’avocat, je ne suis pas encore morte, mais de peu s’en faut ! Mon penchant à vous dire que je vous aime est bien fort puisque vous êtes le seul qui m’aiguillonniez à prendre la plume pour vous donner preuve de ma petite existence. Je commencerai demain le lait d’ânesse, ordonné pour deux mois, que je reprendrai en septembre si je vis encore, et puis nous verrons si j’irai vous embrasser en Provence. Sinon, nous nous embrasserons à la vallée de Josaphat, ce qui me paraîtra d’assez dure digestion et à vous aussi. Je sais que vous m’aimez !… Passons à des idées plus gaies. Les malades sont des sottes gens : ils voient plus souvent en noir qu’en couleur de rose. Ma feinte gaieté, et ma très sage et céleste raison, m’a tirée de plus d’un mauvais pas ; je vais faire tous mes efforts pour franchir celui-ci. J’ai à combattre contre un fonds de mélancolie qui est le propre de mon caractère. Il faut que j’en vienne à bout tout exprès pour vous donner des coups de poings ; je ne mourrai pas contente sans cela… Ainsi ne vous alarmez pas de mon indisposition ; je crois qu’en faisant les remèdes nécessaires je quitterai mon air blême pour reprendre un teint de lys et de rose qui vous assassinera à coup sûr……


Madame de Sade ne parle jamais du marquis à sa mère. (6 juillet 1780).

……Ma mère ne vous écrit plus ; j’en devine la raison : parce que vous n’avez pas donné dans son sens. Ma conduite vis-à-vis d’elle la démonte. Il y a plus d’un an que je [ne] lui ouvre la bouche de M. de Sade ; si elle veut parler des biens, je lui dis que cela ne me regarde pas, que tout aille comme cela voudra, que cela m’est égal. Elle me demande : « Avez-vous de quoi vivre ? » Je lui réponds : « Mon mari me donne ce qu’il me faut, je n’ai point à me plaindre de lui ». Cela coupe court ses idées d’administration……


Mademoiselle de Rousset fait savoir à Gaufridy que le premier ministre examine les motifs de détention. (24 juillet 1780).

……Les motifs de détention s’examinent et se jugent actuellement à Versailles. Le premier ministre a ordonné à un autre ministre, son inférieur, de lui mettre toutes les pièces sous les yeux. Il ne répondra que lorsqu’il les aura lues ; il a fait dire verbalement les choses les plus obligeantes ; il est entré dans des détails qui montrent l’intérêt. Sa réponse donnera un grand jour sur quantité de choses que nous ignorons, et nous saurons enfin décidément à quoi nous en tenir…… Madame la marquise est impatiente de me voir la plume en main, elle m’accuse intérieurement de vous en dire si long. Il est quelquefois bon d’avoir des yeux et ne pas voir et des oreilles pour ne pas entendre. Elle promène à pas de géant à mes chastes côtés pour m’obliger de finir. Tout cela ne sert qu’à prolonger son impatience et mes malices……


Mademoiselle de Rousset pense que s’il n’y avait pas de raisons pour qu’on détienne M. de Sade, il serait le premier à en créer. (7 juillet 1780).

……Cette apostille est pour vous seul. Point de réponse.

Je vous ai écrit, en même temps que madame de S., le courrier dernier. Vous devez voir, par le peu que je vous mande, que j’aurai beaucoup de choses à vous dire et beaucoup d’imprudences à vous apprendre, mais fortes, très fortes, de la part de celui que vous savez. Les longueurs sont tuantes, je le sais. Plus ennuyée dix mille fois que vous, je viens de prendre un moyen où il faut que le captif soit élargi ou que l’on donne des raisons fondées pour le détenir enfermé. Je n’examine pas s’il y en a, je ne serai fondée à le croire que lorsqu’on les aura données. Madame la présidente doit être instruite d’une partie des démarches qui se font, ou elle feint de les ignorer. Presque tous les ministres ont des placets et des lettres de recommandation ; des princesses ont recommandé l’affaire à M. de Maurepas qui examine les pièces. Nous avons prévu beaucoup de choses pour les informations ; si elles sont rigoureuses nous sommes fichus, parce qu’il se conduit très mal et qu’il nous accable par écrit des horreurs et des sottises qu’on nous lit ou qu’on nous dit. Tous ses chefs-d’œuvre restent en dépôt. Vous pensez bien que ces sortes de lettres ne sont pas faites pour être envoyées. C’est ce qu’il y a de pis. Je suis apostrophée de pu… ; il est des expressions plus fortes pour les autres. Convenez qu’il faut avoir un grand courage pour oser solliciter avec persévérance……


Mademoiselle de Rousset a su, par un coup hardi, les raisons véritables de la détention du marquis ; elles sont si graves qu’il faut que madame de Sade soit folle pour conserver ses illusions. (21 octobre 1780).

Bonjour, mon très cher et monsieur l’avocat. Eh bien ! Que pensons-nous de notre silence mutuel ? Il n’est, ma foi, pas joli…… Les affaires sont toujours dans la même position et elles le seront, je le crois, longtemps. Après beaucoup de longueurs et de promesses vagues, j’ai voulu voir et mis madame de S. à portée de voir par elle-même les motifs de détention. Ce n’était pas une chose aisée ; la personne assez hardie pour faire le coup a hasardé et couru le risque de la galère ou d’une prison perpétuelle. Il s’en est tiré » j’en ai eu la fièvre plusieurs jours. Nous avons su par ce coup hardi que la chère présid… n’était pas si coupable que nous le pensions. Il a des ennemis mérités encore plus forts. Il faut la mort des uns et l’oubli des autres pour espérer quelque chose. Tout cela me paraît long et un peu chimérique, relativement au mot « liberté ». Mille preuves d’impossibilité n’empêchent pas que madame de S. n’espère toujours et ne se fasse l’illusion la plus complète sur le présent et sur l’avenir. Comme la nature de ses affaires et le rôle d’amie que je joue auprès d’elle méritaient la plus grande sincérité et la plus parfaite franchise, je l’ai fait à travers toutes sortes d’orages et mille et un millions de désagréments qu’elle aurait pu m’épargner si elle avait eu plus d’éducation, plus de grandeur d’âme ou, pour tout abréger, de ces sentiments naturels et délicats que la naissance donne et que la vertu et la justice soutiennent jusqu’au tombeau. Enfin, mon cher ami, il est des individus si baroquement organisés qu’ils inspirent plus de pitié que de colère. Celui-ci est du nombre, je l’ai bien examiné et disséqué. Je ne suis plus si étonnée que l’infortuné ait tant fait de sottises ; il lui aurait fallu une personne qui eût du nerf ; celle-ci n’a que des fibres, ou filaments tissus ou ourdis par les araignées……

Le déménagement et les dettes qu’il a fallu payer dans l’ancien quartier ont donné sur les oreilles des six mille livres. Comme cela ne me regarde pas, je dors tranquillement. Il n’en est pas de même de sa pétaudière de maison ; tous sont maîtres, tous sont impertinents, plus pour elle que pour moi……

Notre homme en question a toujours à peu près la même conduite, c’est-à-dire mauvaise. Cela corrige la sensibilité de mon cœur à son égard et sur son sort qui, quoique triste, lui est peut-être plus avantageux que tout autre……


Mademoiselle de Rousset revient sur les raisons de l’emprisonnement du marquis. (23 octobre 1780).

……Il est des motifs graves, très graves, qui me font craindre une longue captivité. Qu’ils soient vrais ou faux, ils n’en sont pas moins les chevaux de bataille du ministre pour fermer la bouche à tous les honnêtes gens. M. et madame de Maurepas, deux princesses et quelques autres ont dit après avoir vu et lu les motifs : « Il est bien où il est ; sa femme est folle ou coupable comme lui pour oser demander sa liberté. Nous ne voulons pas la voir…… »

Les différents exempts qui ont été au château ont fait des dépositions abominables. Ces gens-là sont crus. Toute la vie de M. de S. est écrite sur un in-folio ; (ôtons le nom) l’homme est à pendre ! Quelques particularités que je croyais n’être sues que de peu de personnes sont mises au grand jour et beaucoup d’autres choses, grand Dieu ! qui exigent le plus profond silence, me font croire une longue captivité. Cependant, comme c’est ici le pays des inconséquences, je ne vous répondrai de rien……


Mademoiselle de Rousset dépeint ses relations avec madame de Sade et sa vie chez elle. (15 novembre 1780).

……La personne ici en question se flatte toujours ; telle est sa folie. Elle a vu et entendu ; je lui ai dit et fait des réflexions les plus justes et les plus sages. Elle s’étourdit si bien là-dessus qu’elle me dit journellement avec le plus grand sang froid : « Quand M. de S. sera dehors nous ferons, nous dirons, etc. » Projets tous plus insensés les uns que les autres ! Je ris ou je lève les épaules ; je chante quelquefois ; elle me regarde et s’endort de dépit, mais d’un très bon sommeil qui n’est, ma foi, pas léthargique. Concevez-vous cela ? Ensuite nous travaillons à des chiffons, mangeons et dormons. Nous nous portons très bien. Voilà nos journées ; quand je dis nous, il ne faut pas tout à fait le prendre au pied de la lettre : ma santé a souffert et souffre encore de mille misères qui m’affectent…… Je vois bien que je serai forcée de faire encore le voyage pour mes péchés. Si quelque chose me dédommage, ce sera le plaisir de vous y embrasser, de n’avoir plus sous les yeux cette abominable galère ; je rajeunirai de dix ans. J’ai fixé mon départ au printemps prochain, si rien ne le dérange. J’en ai préludé quelque chose à ma compagne qui m’a fait la grimace avec l’air de n’en rien croire. C’est la seule tournure honnête que je trouve pour nous quitter décemment, et je concilierai par là mon goût et mes intérêts. Chez elle, je dépense beaucoup trop et je suis mal servie. Chez mes autres amis, je serai avec agrément et je ne dépenserai rien du tout……




  1. Dernière phrase d’une lettre de la marquise.