Correspondance inédite du marquis de Sade/An 1

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Texte établi par Paul BourdinLibrairie de France (p. 325-342).


AN I


Les Costains ont pillé le château au prétexte qu’il s’y faisait des accaparements de blé. Gaufridy se défend d’une accusation qui ne monte pas jusqu’à lui : si elle n’est pas totalement calomnieuse, c’est le concierge seul qui pourrait être incriminé. La Soton prétend que cet homme tenait au château tripot et bordel.

Les émeutiers n’ont peut-être pas trouvé du blé, mais ils ont trouvé du vin et ils l’ont bu. Ils ont fait main basse sur tout ce qui était à leur convenance et défénestré le reste. Le curé a réuni au presbytère ce qu’il a pu retrouver ; quelques personnes de bon renom ont pris certains meubles chez elles ; d’autres les ont imitées avec l’espoir de bénéficier du temps et de l’oubli. La population a été publiquement exhortée à restituer, mais des charrettes sont venues de Marseille et le gros du butin a été emporté pour les besoins de l’armée du midi ! La municipalité a fait ce qu’elle a pu, mais elle n’a pas réussi à empêcher le pillage. Lorsqu’on hante le loup, il faut le museler ou hurler avec lui.

Le marquis ignore l’étendue de son malheur sur lequel il ne reçoit que des renseignements contradictoires. Il se plaint justement que Gaufridy n’ait pas suivi ses ordres en déménageant le château. Parmi les seuls objets qu’il lui ait envoyés se trouvait la grande cassette et elle est arrivée vide, sans trace d’effraction. C’est encore un coup des Montreuil, ou de madame de Sade, ou de Gothon, ou de Rousset. Gaufridy, qui a dû rire dans sa barbe en remettant la cassette au roulier, répond que les papiers ont vraisemblablement été brûlés par la demoiselle.

Cependant l’avocat, que sa position de faciendaire d’un ci-devant empêche de dormir, fait savoir à M. de Sade qu’il reçoit des avis secrets de se séparer de lui. Mais le marquis ne veut pas admettre qu’on courre quelque risque à s’occuper de ses affaires, alors que lui-même travaille à faire son chemin dans la révolution et y conquiert ses grades. Il est commissaire de sa section et on l’a chargé, à ce titre, de la levée des scellés qui avaient été mis chez son beau-père. Il est également délégué à l’assemblée administrative des hôpitaux. Ses écrits patriotiques (et il en publie beaucoup) lui ont fait avoir dix voix « pour être officier municipal ». Il n’y a plus rien en lui qui sente l’aristocrate : treize ans de Bastille et son civisme ont rendu sa personne inviolable. Les Costains qui l’ont pillé sauront d’ailleurs ce qu’il en coûte de s’en prendre à son bien et devront rendre gorge. C’est Gaufridy qui n’est pas encore « à la hauteur de la révolution » : il emploie dans ses lettres des expressions qui suffiraient à faire pendre un homme.

La prospérité du marquis s’arrête au département des finances. La suppression des droits féodaux a diminué ses rentes de moitié, tandis que les impôts vont croissant à proportion même de ses pertes. La municipalité de Saumane a fait placer dans une chambre (Dieu sait avec quels soins !) le mobilier de son château qui risquait de subir le sort de celui de la Coste et on ose lui demander une rançon de trois mille cinq cents livres pour sauver les murs. On lui répond de montrer ses titres quand il réclame son dû, mais, s’il est question de payer, les exacteurs et les administrateurs de district ne lui font grâce ni d’une heure ni d’un patard. M. de Sade est parvenu, il est vrai, à faire rayer son nom sur la liste des émigrés des Bouches-du-Rhône, mais cette radiation n’est que provisoire et l’arrêté qui l’ordonne contient une erreur de prénom. Personne ne prête attention à ces détails dont nous verrons plus tard les conséquences.

Les deux Ripert ont disparu ; Lions aîné a démissionné après avoir reçu une lettre d’injures ; Gaufridy, toujours à Lyon, refuse de revenir malgré les raisons qu’emploie M. de Sade pour le convaincre que son exil est aussi préjudiciable à sa santé qu’à sa réputation. Le marquis, privé de ses lieutenants, est contraint de donner une procuration pour Mazan au nommé Quinquin, farouche jacobin de cette ville, qui néanmoins l’accepte, affecte un zèle mêlé de bouffe et d’insolence, met tout en branle, retient tout, trafique avec l’administration, ne donne pas un sou et finit par capter, en la détournant du marquis, la confiance de madame de Villeneuve.

M. de Sade prend alors le parti d’envoyer un sieur d’Auctoville à l’avocat, qui est rentré chez lui, mais refuse, une fois de plus, de prendre à rente sûre la ferme générale de ses biens. Gaufridy se laisse arracher l’engagement de donner au marquis une somme de onze mille livres pendant toute l’année qui va suivre, et celui-ci paie son ambassadeur en billets de théâtre. On cherche en outre de l’argent pour permettre à M. de Sade de retirer sa vaisselle, qui a passé du mont-de-piété entre les mains d’un prêteur à qui il faut servir jusqu’à libération un louis d’intérêt par jour. Mais les emprunts négociés par l’avocat restent en l’air. Un sieur Suleau avait promis et ne tient pas. C’est « l’argent Suleau » et, pendant de longs mois, le marquis n’a que cet « argent Suleau » au bout de la plume. Un sieur Silvan ne s’exécute pas davantage et fait même sur Gaufridy une tentative de corruption à laquelle M. de Sade félicite son régisseur de n’avoir point cédé, tout en l’assurant qu’il n’attendait pas moins de son honnêteté. Toutefois la disette d’argent où il se prétend réduit n’empêche pas le marquis d’acheter, pour quarante mille francs, une maison de la rue de Miromesnil, section du Roule, qu’il convoite depuis longtemps et qu’il faut payer au premier janvier. Cette opération ramène sur le tapis la question de la vente d’une partie du mas de Cabanes. Or les parents d’émigrés ne peuvent se défaire de leurs biens. Mais qu’à cela ne tienne ! M. de Sade a une fille qui, elle, est restée en France et il doit, par conséquent, être en droit d’aliéner le tiers qui représente sa part héréditaire ! Il n’y a donc qu’à pousser la négociation avec le concours de Lions puîné qui a repris la gérance du mas après la démission de son frère. Mais le jeune Lions vient d’être arrêté. L’avocat manque de l’être à son tour pendant le voyage qu’il fait à Arles et cette ville lui inspirera désormais une peur affreuse. La crise d’argent est terrible. Gaufridy est si excédé qu’il faut lui promettre de le libérer s’il veut bien tenir une année encore. Il a tous pouvoirs pour tirer le marquis de l’extrémité où il se trouve, mais, si la chose n’est point faite dans la huitaine, M. de Sade n’existe plus !

Quinquin, Lions puîné, qu’on relâche après quarante-six jours de détention, Gaufridy et Mayer (un notaire de l’Isle nouveau venu) sont sur les dents. M. de Sade les accable de lettres. Croit-il que les affaires vont comme sa pensée ? Tout lui paraît simple ! Gaufridy n’a qu’à vendre le château de Mazan ou celui de la Coste, s’il ne trouve pas d’acquéreur pour Arles, et à lui envoyer l’argent en assignats républicains, car un décret vient d’interdire ceux qui sont « à la face du ci-devant Louis XVI ». Le marquis ne veut conserver que Saumane, où il entend finir ses jours : ce diable d’homme ne bâtit pas un château en Espagne sans y marquer la place de son tombeau ! Parmi les demandes d’argent auxquelles il est en butte se trouve celle d’un sieur Bourdais, comédien, qui réclame, très malicieusement, les frais d’une représentation donnée à la Coste, en juillet 1772, avant que le marquis parte pour l’Italie avec mademoiselle de Launay. Cette affaire, qui risque de rappeler des souvenirs inopportuns, inquiète le citoyen Sade.

L’honnête Paulet, de la Coste, a fait neuf caisses des objets qui ont été sauvés du pillage et les a envoyées chez Gaufridy, où elles seront saisies et mises sous séquestre avant que l’avocat ait seulement songé à les changer de place. Mais c’est surtout la réparation du pillage lui-même que le marquis prétend obtenir. Le ministre a déjà reçu quelques papiers. Le malheur est qu’il fasse lui aussi figure d’accusé et ne sache au juste sur qui il pourra donner son recours au citoyen Sade, qui, maintenant, fait du volume et n’en démordra pas.

Il est devenu secrétaire de sa section et le hasard lui fournit ainsi l’occasion de vider une vieille querelle avec les Montreuil qui sont ses voisins. Voici comme il se venge. Il rencontre son beau-père à l’assemblée de la section. Ils s’entretiennent comme ils ne l’avaient plus fait depuis quinze ans. Le président vient même le voir ; il s’en faut de bien peu qu’il l’invite à déjeuner. Cependant Gaufridy sait-il de quel pouvoir dispose son ami et en quelles occasions il en use ? Il a été nommé (c’est ce qu’il appelle devenir sage) juré d’accusation ! Mais que l’avocat n’oublie pas d’envoyer de l’argent, ou le diable emporte M. le juge s’il ne le fait pas condamner à mort !

La fortune révolutionnaire du ci-devant marquis croît chaque jour. Il doit cela à la Bastille, car c’est un honneur d’y avoir été et la vieille geôle royale est si mal famée qu’on ne songe point à vous demander pourquoi. On le dit, on l’imprime et cela vous vaut une grande considération. Cependant une aventure qui lui fait honneur va arrêter l’ascension de M. de Sade et le compromettre. Il est devenu président de sa section. Le papa Montreuil se tient aux assemblées au pied de sa chaise et, pendant cette présidence, le marquis fait passer sa belle famille à une liste épuratoire, alors qu’il lui aurait suffi d’un mot pour la perdre. Mais une séance orageuse le jette à bas de son fauteuil. Il se refuse avec horreur à mettre aux voies une motion sanguinaire. Il laisse la sonnette à son vice-président et rentre chez lui rendu, crachant le sang. « Dieu merci, écrit-il, m’en voilà quitte ! » Ce trait, même s’il l’embellit un peu, mérite qu’on lui passe l’étripement de quelques milliers de ses semblables qu’il a consommé sur le papier !




Trois documents officiels sur l’exercice de l’autorité libérale pendant la Révolution :

1. – Extrait des registres de la municipalité de la Coste, district d’Apt, département des Bouches-du-Rhône.

Dénonciation contre le nommé Jean Gardiol, notable.

Ce jourd’hui, vingt-trois septembre mil sept cent quatre-vingt-douze, l’an quatrième de la liberté et de l’égalité le premier, le conseil général et permanent de la commune, assemblé au lieu ordinaire de ses séances, présents MM. Pierre Théophile Sambuc, maire, Daniel Mallan et Daniel Bas, officiers municipaux, Simon Appy, Daniel Appy, Jean Étienne Béridon, Daniel David, Charles Mille, Jean Gardiol, notables, et Jacques Appy, procureur de la commune.

Un membre a dit : « Vous savez, messieurs, qu’il y a dans votre sein et ici présent, un membre du conseil général qui a, par son exemple, coopéré aux horreurs qui se sont commises ces jours derniers au ci-devant château, en se livrant lui-même au pillage, et, pour ne vous rien taire, c’est Jean Gardiol que je vous dénonce comme auteur de cet attentat. »

Le conseil considérant que le bruit public accuse le dit Jean Gardiol de ce délit, la matière discutée en sa présence, ayant donné pour réponse qu’il n’était pas le seul, et qu’il n’avait fait que ce qu’il avait vu faire aux autres, le dit Gardiol convaincu, de son aveu, du crime à lui imputé, le conseil a arrêté de le dénoncer à l’administration du département et par l’intermédiaire du district à l’effet de demander sa destitution. Fait à la Coste en la maison commune les jours et an susdits……


2. – Proclamation de la municipalité de la Coste.

La municipalité, instruite que des gens mal intentionnés (que l’on ne peut appeler autrement que pillards) continuent à se porter au ci-devant château pour y commettre des dévastations, fait très expressément inhibitions et défenses à toute personne quelconque d’aller, sous quelque prétexte que ce soit, dans le dit ci-devant château, ordonne même à tous les pères et mères de défendre à leurs enfants d’y entrer. Déclare en outre que ceux qui s’y laisseront trouver seront saisis par la garde nationale, à laquelle la municipalité donnera ses ordres à ce sujet, et conduits aux maisons de détention.

Fait à la Coste, en la maison commune, le trente septembre 1792, l’an quatrième de la liberté et le premier de l’égalité.


3. – Rapport des citoyens Bas, officier municipal, et Béridon, notable, de la Coste.

Nous, soussignés, Daniel Bas et Jean-Étienne Béridon, sur le rapport qui nous fut fait hier trente septembre 1792, sur environ les trois heures du soir, qu’il se commettait de nouvelles dévastations dans le ci-devant château, nous y serions portés tout de suite pour les empêcher et nous aurions trouvé Charles Béridon, demeurant depuis quelque temps au terroir de Goult, qui avait arraché la grande porte d’entrée du dit ci-devant château et qui l’avait brisée pour en emporter toutes les pièces de fer ; nous lui avons ordonné de discontinuer tout de suite, et nous lui avons représenté combien il était criminel de se livrer à une telle action, et de porter atteinte à la propriété d’autrui, et dès ce moment (n’étant pas en force ni armés) le dit Béridon s’est enfui sans pouvoir l’arrêter. Ensuite nous avons fait mettre les ferrures qu’il avait arrachées en lieu de sûreté.

Et tel est notre rapport que nous avons fait et présenté au tribunal de police municipale à la Coste le premier octobre 1792, l’an quatrième de la liberté et le premier de l’égalité. Signé.


Le marquis demande des détails sur le pillage de la Coste. (10 octobre 1792).

……Je vous somme et vous conjure, mon cher avocat, de me donner, aussitôt ma lettre reçue et courrier par courrier, les plus grands détails sur cette affaire. D’abord, est-elle vraie ? Je vous avoue qu’il me paraît qu’il y a des circonstances inconcevables. On a, dans quelques pays, brûlé les châteaux, mais je n’ai vu dans aucun qu’on se contentât d’enlever simplement les meubles, des meubles placés surtout au château de la Coste et qu’on ne pourrait, pour ainsi dire, déplacer qu’avec une grue. Mais si cela est, quels sont les individus qui ont fait cela ? En vertu de quoi l’ont-ils fait ? Pourquoi personne ne s’est-il présenté pour haranguer ceux qui voulaient me dévaster, et ne leur a-t-il pas dit que ce n’était pas sur une victime du despotisme ministériel et, par conséquent, un ami chaud de la révolution qu’il fallait faire tomber de pareilles vexations ?

Pourquoi la municipalité de la Coste, qui m’a positivement écrit : « Nous prenons vos possessions sous notre sauvegarde », ne les a-t-elle pas défendues ? Tout cela, mon cher avocat, est extraordinairement louche, et je vous supplie de me l’éclaircir.

On dit qu’on a pris du blé au château. N’auriez-vous point malheureusement souffert que quelque accapareur établît ses magasins dans ce château et n’eût par ce moyen attiré l’orage qui l’a écrasé ? Je vous demande en un mot les plus grands détails. J’ai le poignard dans le cœur ; si cette nouvelle est vraie, la perte que je fais est immense……


Le marquis, dans l’excès de ses maux, ne distingue plus entre ceux qui le persécutent et ceux qui le servent et n’admet point d’excuse au silence de l’avocat. (14 octobre 1792).

En quittant la Provence, mon cher avocat, vous y avez laissé le trouble et la discorde ; tout le monde va profiter de votre absence pour me ruiner et, quoique mon voyage dans ce pays-là ne soit plus maintenant fort éloigné, je n’oserais pourtant pas répondre, au train dont tout y va depuis quelque temps, qu’il me restât en y arrivant un malheureux coin pour y mettre ma tête. Pépin, de Saumane, m’écrit la lettre la plus extraordinaire et la plus effrayante, et le malheureux accord qu’elle a avec celle de M. votre fils, que je vous ai dernièrement envoyée, ne sert qu’à redoubler et confirmer mes craintes.

Extrait de la lettre de Pépin :

Jusqu’à ce moment-ci lui seul a prévenu et empêché la démolition du château de Saumane ; il n’en est plus le maître et, sans dire positivement si ce sont les Saumanois ou le club des jacobins de l’Isle, « on veut (poursuit Pépin) absolument jeter votre château par terre, à moins que vous ne donniez sur le champ trois mille six cents francs pour le racheter… »

Après avoir été quinze ans victime du despotisme, est-il possible que ce soit à moi que l’on veuille faire une telle horreur ? Horreur déjà faite, à ce que l’on me dit, à la Coste, parce qu’on y a trouvé des blés accaparés ! Tout cela est-il vrai ? Je dis plus, tout cela (vous ayant pour ami et pour surveillant) peut-il être vrai ? Éclairez-moi, écrivez-moi, tirez-moi donc de peine, je vous en conjure. Qui sème donc tous ces troubles dans mes malheureuses possessions depuis quelque temps ? Quoi ! l’on ne veut pas me donner le temps d’arriver ! Mais je n’en puis douter, mon ami, il y a une bande de fripons, de scélérats déchaînés contre moi. Au nom de Dieu, éclaircissez-moi donc tout cela ! Pourquoi ne voulez-vous pas venir à Paris ? Si vous êtes obligé de vous cacher, venez à Paris, on n’y court plus aucun risque. Si vous n’y êtes pas obligé, retournez donc en Provence, car on m’y écrase pendant votre absence. Vous avez laissé sans réponse cinq ou six dernières lettres très essentielles, qui doivent vous être parvenues à Lyon, une, entre autres, à deux colonnes. Dans celle laissée en blanc, je vous suppliais de répondre aux objets de la dernière importance contenus dans la colonne que j’avais remplie……

J’oubliais de vous dire que Pépin joint encore dans sa lettre qu’il a fait ôter le peu qu’il y avait de meubles à Saumane, et qu’il l’a fait mettre en sûreté. De quel droit cet homme a-t-il fait cela ? Qui me répond de ces effets ?……


Le marquis supplie l’avocat de retourner en Provence ; il apprend l’étendue de son malheur et ne peut concevoir que la Révolution lui ait joué ce tour-là. (Sans date).

Voici, mon cher Gaufridy, la lettre la plus importante que je vous aie encore écrite. Ayez la complaisance, je vous en conjure, de la méditer avec attention et de m’y répondre phrase par phrase.

Il y a, mon bon et cher ami, plus de quarante ans que nous nous connaissons, nous avons pour ainsi dire été élevés ensemble ; je n’ai jamais cessé d’avoir de l’amitié pour vous, et vous savez que c’est le seul motif d’amitié qui, lors des mécontentements que je reçus de Fage, m’engagea à vous supplier de vous charger de mes affaires. Vous le fîtes, et j’ose dire et me croire convaincu que depuis cette époque ce fut ce même sentiment d’amitié qui vous les a fait conserver et régir avec soin. Cependant, au moment les plus intéressants, au moment où vous n’aviez plus que six mois à prendre patience, vous me faites le tour le plus sanglant qu’il soit possible de faire. Vous voilà parti ; voilà mes affaires abandonnées, et moi dans le plus cruel et le plus grand des embarras. Dans cette circonstance, je vous supplie de venir au moins jusqu’à moi, vous ne le voulez pas. Il résulte de tout cela pourtant que vous me plongez le poignard dans le cœur. Voulez-vous une légère esquisse de l’incendie que vous avez laissé, ou que votre départ a allumé dans mes biens ? Lisez, je n’amplifie rien, je ne fais qu’extraire, et jugez de mon état en recevant de telles nouvelles.

À Arles. — M. Lions remet sa procuration, les clefs du grenier, écrit une lettre des plus insolentes, en assurant qu’il ne me doit rien et qu’il n’a rien à m’envoyer.


À Saumane. — Pépin m’écrit que j’aie à lui fournir trois mille six cents francs sur le champ ou qu’on va détruire mes possessions.


À Mazan. — Ripert écrit qu’il ne sait où prendre le premier sol de mon quartier de janvier, que d’ailleurs tout est désordre à Mazan, et qu’il ne peut tenir ma ferme plus longtemps.


À la Coste. — M. Gaufridy père est loin. M. Gaufridy fils écrit que mon château est pillé, ravagé, etc., etc.


Dans cet état de cause, mon cher avocat, plus d’un individu se brûlerait la cervelle, et je ne vous cache pas que j’ai été deux ou trois fois tenté de le faire……

Mon ami, j’en reviens toujours à mon premier sentiment. C’est celui de mon cœur. Au nom de Dieu, jetez les procurations au feu, et retournez en Provence. Je vous le demande les larmes aux yeux ; ne laissez pas votre malheureux ami dans l’embarras. N’aurai-je donc retrouvé la liberté que pour mourir de faim ? Faudra-t-il donc que je regrette les cachots de la Bastille ? Non, vous ne le voudriez pas !… et je vous vois d’ici, pressé par mes prières, faire votre paquet et retourner ! Si ce n’est tout à fait dans vos foyers, au moins dans les environs. Songez encore une fois qu’Arles ou qu’Avignon peuvent vous cacher tout aussi bien que Lyon. Que diable, mon ami, vous n’avez pas fait de crimes ! Il ne s’agit donc que de se dérober un moment ; ces grandes haines sont l’histoire d’un jour……

Une lettre affreuse me parvient à l’instant… Je l’ouvre en frémissant. Hélas ! elle m’annonce mon malheur !.. Elle contient les horribles détails de ce qui s’est passé à la Coste !.. Plus de Coste pour moi !.. Quelle perte ! Elle est au-dessus de l’expression. Il y avait dans ce château de quoi en meubler six !.. Je suis au désespoir ! Si vous n’aviez pas mis tant de lenteur dans vos maudits envois, j’aurais tout sauvé en détail…… Les scélérats ont brisé, cassé ce qu’ils n’ont pu emporter. On dit que le département a ordonné que tout soit porté à Marseille. Et de quel droit ? Ne suis-je pas à mon poste ? N’avaient-ils pas vu mon certificat de résidence ? Avec de tels procédés, ces gueux-là feront bientôt haïr leur régime, quelque raison qu’on ait d’y être attaché. On dit qu’on a sauvé quelques effets. Écrivez, je vous en conjure, sur le champ, à quelqu’un de confiance pour mettre en sûreté et dans un lieu sain ce qu’on a pu sauver.

Il y a un dessous de cartes à tout cela, mais je le démêlerai. J’écris au département une lettre un peu vive, peut-être, mais placée[1], et je vais faire à l’assemblée toutes les démarches nécessaires pour être dédommagé. Mandez-moi tous les détails que vous aurez pu savoir et recommandez bien ce qui reste jusqu’à mon arrivée. On dit que la municipalité s’est bien conduite. Je lui écris une lettre de remerciement. Adieu, adieu ! J’ai la mort dans le cœur ! La lettre qui m’instruit est de Reinaud.


M. de Sade conte qu’il a été chargé par sa section de lever les scellés chez les Montreuil et déclare ne plus avoir de « prétention aristocrate ». (30 octobre).

……L’histoire de la cassette arrivée toute vide est très extraordinaire. Je me rappelle à ce sujet une ancienne lettre de mademoiselle de Rousset qui disait qu’elle avait vu un jour Gothon redescendre de la cache où était cette cassette, son tablier plein. Qu’a fait cette coquine de ce qui était dans cette cassette ? Par quel ordre a-t-elle agi ? Si c’est madame de Sade qui a fait faire ce coup, à la bonne heure, mais si ce n’est ni elle ni sa famille cela m’inquiète. Communiquez-moi vos idées sur cela, je vous en prie, car vraiment cela me tracasse. Ce qu’il y a de bien sûr, c’est qu’il a fallu faire faire une clé, car, en revenant avec l’exempt de police, je l’avais perdue exprès dans la route et la serrure, quand j’ai reçu ici la cassette, n’était nullement endommagée. Tout cela est extraordinaire ; je vois bien que ces gueux de Montreuil pourchassaient de certains papiers relatifs à la demoiselle de Launay qu’ils n’ont pourtant pas eus, et que vous m’avez vous-même fort soigneusement envoyés, sans vous en douter. Comme les Montreuil sont bêtes et coquins ! À ce propos, permettez-moi une petite incursion qui vous fera rire : on a, comme vous l’avez su, fait une visite générale à Paris dans toutes les maisons. À cette visite, les Montreuil ne s’y trouvant point, on a mis le scellé chez eux. Ils demandent maintenant qu’on le lève ; or, comme ils sont logés dans ma section, je suis au moment d’être nommé commissaire pour cette levée de scellé, et je vous réponds que si j’y trouve de l’aristocratie, comme cela n’est pas douteux, je ne les épargnerai pas. Avez-vous un peu ri, avocat ? Savez-vous que j’ai un grand crédit dans ma section maintenant ? Il n’y a pas de jours où l’on ne m’emploie. Le petit écrit que je joins ici, et qui a été fort goûté, en est la preuve. Je suis à présent également nommé par ma section pour assister en qualité de commissaire à l’assemblée administrative des hôpitaux. Nous sommes là quatre-vingt-seize ; il s’agit de tout refondre et je vous réponds que nous avons un travail très pénible. Il faut étudier, travailler, compiler ; à peine me reste-t-il une heure à moi…… Comme j’attends les réponses de Mayer, de Pépin et du district de Vaucluse, je n’écris point celle pour la municipalité de Saumane, mais vous pouvez en faire un petit mémoire en mon nom et l’envoyer pourvu que vous ne le finissiez point par ces mots : quand même on vous regarderait comme citoyen. Cette phrase aristocrate ferait mettre à la lanterne un homme qui la dirait ici. On voit bien, messieurs des départements, que vous n’êtes pas encore à la hauteur de la révolution…… Au reste, l’espoir que j’ai de votre prompt retour en Provence fait que je n’écrirai à personne jusqu’à vos premières nouvelles. Je conçois bien qu’on a dû tracasser les chargés d’affaire des seigneurs, mais je n’entendrai jamais qu’on ait pu vous tracasser vous, en raison des miennes puisque mon rôle n’a jamais été douteux, que mon patriotisme, établi sur dix ans de Bastille, ne saurait se révoquer en doute, qu’il est, en un mot, certain que je n’ai plus aucune prétention aristocrate et que je suis jusqu’au col, de cœur et d’esprit, dans la révolution. Pourquoi donc, d’après cela, d’abord me tracasser, moi, et puis vous, en raison de moi ? Voilà ce que je ne puis comprendre……


Le marquis a reçu de Paulet un récit détaillé du pillage de la Coste et promet à l’avocat, s’il veut bien venir reprendre le timon de ses affaires, de lui laisser le temps de se purger. (7 novembre).

Eh bien ! mon cher avocat, est-ce une chose assez singulière, assez surprenante que quelques efforts que je fasse tant auprès de vous qu’en Provence, je ne puisse absolument savoir le vrai sur les détails de la dévastation du château de la Coste ! Vous adoptez, dites-vous, l’édition de M. Reinaud, mais M. Reinaud dit que le château est ruiné et démoli de fond en comble, et voici une lettre de Paulet qui dit positivement que le château a été pillé, qu’on a détruit quelques cloisons intérieures, mais que la maison est entière et si bien, que la municipalité en a fait murer la porte. Je vous demanderai encore une fois lequel croire ? et pour Dieu mandez-moi mot à mot et sans tergiversation : « Votre château est encore entier », ou : « Il ne reste rien de votre château…… »

Vous m’avouerez qu’il est bien cruel pour moi que le chef de mes affaires, M. Gaufridy, et ses deux aides de camp, MM. Ripert et Lions, disparaissent tous les trois à la fois, et cela pendant que leur présence n’a jamais été si nécessaire……

L’injustice de tout ce qui vous concerne et que vous avez la complaisance de me détailler, cette injustice, dis-je, est horrible, mais, dès qu’elle est reconnue, vos dangers cessent, et je ne vois aucun risque pour vous de retourner. Les personnes acclimatées à la Provence soutiennent très difficilement l’air de Lyon, mais d’après ce que vous me marquez de votre état physique, il est constant que vous avez le plus grand besoin d’être purgé, et cela doit toujours être après une révolution d’humeur. Je vous conseillerai de procéder à cela, aussitôt votre arrivée au pays ; car il me semble qu’il ne faudrait pas voyager immédiatement après une médecine. Ne vous en allez pas par eau. Souvenez-vous que cette voiture est très dangereuse, surtout après les pluies qu’il vient de faire……


Copie de la lettre de Paulet établie par le marquis le 11 novembre.

Je certifie, sous le sceau de ma parole d’honneur, la présente copie mot pour mot conforme à l’original. Ce 11 novembre 1792.

De Sade.

Monsieur,

Il est bien vrai et il n’est que trop vrai que le château de la Coste a été pillé et dévasté à l’instar de presque tous les châteaux voisins. Je ne chercherai point à excuser ceux de mes concitoyens qui se sont livrés à ces excès, à l’exemple et à l’impulsion de quelques mauvais sujets de Lauris qui, après avoir commis les mêmes horreurs chez eux, sont venus les propager chez nous. J’étais ce malheureux jour à ma campagne, où je suis enterré depuis six mois ; j’en fus instruit vers une heure après-midi ; je courus tout de suite au village ; j’appris que cette scène d’horreur avait commencé vers les dix heures du matin et s’était consommée dans moins d’une heure. C’est dans ce court intervalle que tout fut enlevé, soit de l’intérieur, soit du dehors, car, pour faciliter l’enlèvement des meubles, on avait jeté la majeure partie par les fenêtres ; à mon arrivée tout avait disparu.

J’appris que la municipalité, du moment qu’elle eut connaissance de ce cruel événement, ramassa ce qu’elle put de forces et monta au château, mais cette garde fut trop faible pour résister à un attroupement de plus de quatre-vingts personnes devenues d’autant plus furieuses qu’elles s’étaient déjà enivrées de votre meilleur vin.

Le premier soin des honnêtes gens et de la commune (le maire était absent) fut d’abord de faire consigner les portes du village et ses avenues, et de faire faire des visites chez tous les habitants, soit du village, soit de la campagne, pour chercher les meubles enlevés. Cette recherche a duré cinq à six jours ; on a assemblé le peuple pendant deux fois dans l’église pour exhorter les pillards à la restitution. Il se retrouva beaucoup d’effets qui furent déposés à la maison curiale, et nous avons eu, monsieur, la douleur de voir arriver en suite trois ou quatre charrettes mandées, dit-on, par des commissaires de Marseille, qui furent chargées de ces mêmes effets portés d’abord à Apt, et je n’ai pu savoir si on les avait transportés ailleurs ; on disait que c’était pour l’armée du midi.

Il reste encore quelque chose à la cure, mais c’est sans doute la triaille[2]. Le restant est sous la clef du curé qui, le jour du pillage, était aussi dehors.

Je n’ai pas la force de vous décrire ici l’état de dévastation du château. Je vous ferai passer une copie du procès-verbal qui a été dressé ; je doute que vous ayez vous-même la force de le lire. On a démoli les cloisons ; la garde a évité la démolition des planchers et du couvert. On a enfermé à la cure toutes les portes et fenêtres de bois et la commune a fait murer les portes extérieures du château.

Je ne reçus votre lettre du vingt-cinq juillet dernier que vers le milieu d’août. Je fus tout de suite à Apt. Déjà M. Gaufridy et son fils aîné n’étaient plus chez eux. Je trouvai madame malade, et son fils cadet me dit que son père avait fait l’envoi des six cent trente francs. J’ai été moi-même malade du traitement horrible qui vous a été fait et que vous méritiez d’autant moins que personne à la Coste n’a pu douter de votre excellent patriotisme.

Je suis très cordialement, monsieur, votre très humble et très affectionné serviteur. Paulet.

La Coste, 21 octobre 1792.


Le marquis, partagé entre son désir et sa crainte d’aller en Provence, met une rubrique à la lettre où il demande à l’avocat un conseil et un engagement. (10 décembre 1792).


Lettre rouge.

Je donne un caractère particulier à cette lettre-ci afin de pouvoir plus facilement, et me la rappeler, et vous en faire souvenir au besoin. C’est l’importance, l’extrême importance du sujet qu’elle contient qui m’y force et je vous supplie de m’y répondre, non pas tout de suite, car il faut absolument réfléchir vos idées avant que de m’en faire part, mais avant un mois, et surtout avec une scrupuleuse exactitude et la probité, la vérité la plus entière.

Il est impossible de ne pas convenir que mon voyage en Provence ne soit d’une nécessité absolue ; vous voyez quel désordre il y a dans tout, vous voyez que je ne sais, ni comment je suis, ni comment je vis ; l’état de madame de Villeneuve dont je puis peut-être attendre quelque chose, qui me désire, qui me demande, elle l’écrit au moins… tout cela, vous en conviendrez, mon cher avocat, sont des motifs bien puissants pour me déterminer. Je ne vous parle pas du plaisir de vous voir, quoique je vous assure qu’il entre pour beaucoup dans les motifs qui me déterminent. Il faut donc que je parte ; certainement vous en êtes pénétré comme moi. Maintenant une infinité de considérations m’arrêtent. Ce voyage est-il sans danger pour moi ? Ripert, Reinaud, m’écrivent qu’il y en a. Les Provençaux d’ici m’assurent que non. Lesquels croire ? Au nom de Dieu, mon cher avocat, dites-moi, là, bien sincèrement et la main sur la conscience, votre façon de penser sur cela. Je ne vous cache pas que cette démolition, ce pillage de la Coste m’effraie (que ceci soit dit entre nous, je vous conjure). De tels procédés prouvent des ennemis, et des ennemis bien certains… bien mûrs… bien constatés. De deux choses l’une : je vais chicaner et poursuivre ces gens-là ici ; ils auront le dessus ou le dessous. Dans le premier cas, avec quelle insolence ces gens-là vont me voir, et quelles insultes n’en recevrai-je pas ? Dans le second, ils m’assassineront, cela est clair. Pesez tout cela, je vous en conjure, mon cher avocat ; puis répondez-moi, là, tout franchement, ce que vous feriez à ma place. Si vous ne voulez pas vous en rapporter à vous-même, assemblez deux amis, que Reinaud soit du nombre, et là, consultez, je vous en supplie, la chose à tête froide et reposée.

Quant à moi, je ne vous dissimule pas que mon opinion serait d’attendre encore un an. Il y aura longtemps de l’événement dans la Coste, les têtes seront peut-être plus rassises, les événements plus calmes, moi plus connu dans la révolution (chaque jour je travaille à l’être, et j’ai eu l’autre jour dix voix pour être officier municipal et, en vérité, je ne les avais pas mendiées), en un mot, alors, tout peut aller mieux. Mais je ne vous dissimule pas que, pour me déterminer après tout ce qui s’est passé cette année, les angoisses où j’ai été de me voir à la veille de manquer de tout, je ne vous cache pas, dis-je, que pour ma tranquillité, je désirerais que vous me signassiez et m’envoyassiez l’écrit ci-joint. L’ayant, je vivrai en paix, du moins, et j’attendrai avec moins d’inquiétude……

« Je, soussigné, m’engage et promets à M. de Sade, d’abord de faire tout ce qui dépendra de moi pour lui avoir le plus tôt possible les deux mille francs nécessaires à retirer son argenterie du mont-de-piété ; ensuite, vu l’impossibilité ou du moins les grandes difficultés qu’il y a qu’il fasse dans l’année où nous allons entrer le voyage qu’il doit faire en Provence, je lui promets : premièrement de ne point abandonner le soin de ses affaires jusqu’au printemps de 1794, et de lui faire passer, de mai 1793 inclusivement jusqu’en mai 1794 exclusivement, la somme de onze mille dix livres en trois paiements égaux de trois mille six cent dix livres chacun ; savoir le premier au premier mai 1793 ; le second au premier septembre de la même année, et le troisième et dernier le premier janvier 1794. En foi de quoi il peut encore se tranquilliser un an, et compter sur mes soins et les susdits envois, que je lui promets d’exécuter de quelque manière qu’il en puisse arriver et sous le sceau de ma parole d’honneur.

À Apt, le…

Signé. »

Allons, cher avocat, encore ce dernier effort, ou je pars, mais en vérité avec bien des regrets et bien des inquiétudes.

Je vous embrasse mille et mille fois, et du meilleur de mon cœur……


Le marquis veut qu’on lui envoie de l’argent et non pas qu’on lui parle de l’entretien de ses terres et du paiement de ses dettes.

Le jeune Lions, mon cher avocat, par un effort qui ne lui a pas valu de moi de grands éloges, vient de m’envoyer huit cent quatre-vingts francs en gros et en détail. Il avait reçu seize cents et tant du fermier, mais il avait payé cent francs de roubines, fossés, etc. J’avoue qu’il est difficile de se mettre dans une plus belle colère que celle où je me suis mise en recevant cette épître, et ma réponse s’en est ressentie. Eh ! que m’importe, lui ai-je dit, les créanciers d’Arles ! Me mettront-ils en prison ceux-là ? Et ceux de Paris, si je ne paie pas, n’obtiendront-ils pas la permission de m’y faire mettre tout de suite ? Et ignore-t-il, ce petit Lions dont vous m’avez pourtant dit tant de bien, que la prison ou la mort sont synonymes aujourd’hui ?… Vous irez, si Lions n’a pas payé, ouvrir tout doucettement la porte d’un certain coffre-fort qu’il me semble voir d’ici, vous ferez deux signes de croix, avocat, puis vous en tirerez la somme dite et tout en disant : « Ah ! mon dieu, qu’allai-je faire dans cette galère ! » vous les inclurez dans une lettre à cinq cachets et les ferez passer à l’adresse du citoyen Sade qui vous en remerciera de tout son cœur……

Si j’ai jamais fait une différence de vous à Ripert, assurément j’ai eu tort. On ne doit établir de différence que dans des choses analogues. Où l’existence de l’analogie est nulle, les rapprochements deviennent impossibles. Je n’ai donc jamais ni dû ni pu vous mettre en parallèle avec un imbécile comme Ripert……

Le roi a été, ce matin vingt-six, pour la seconde fois à la barre de la Convention. Je tâcherai de vous envoyer des détails. Ce 26.


Le marquis essaie de piquer l’avocat pour obtenir de lui qu’il envoie de l’argent ou réponde à ses lettres ; il a appris qu’on l’avait inscrit par erreur sur la liste d’émigrés des Bouches-du-Rhône. (Sans date).

……Vous savez, mon cher avocat, que je vous ai soupçonné toujours un peu d’une légère intelligence avec ces scélérats de Montreuil, mes plus mortels ennemis. Vous vous en êtes défendu, mais comment voulez-vous maintenant que je ne croie pas un peu à cette intelligence quand je vous vois tous marcher sur la même trace.

Les Montreuil avaient dit : « Il ne faut pas qu’il puisse retirer son argenterie, parce qu’alors, obligé de l’abandonner, elle nous reviendrait. » M. Gaufridy dit : « Il a besoin d’argent pour retirer son argenterie. Eh bien ! je ne lui en enverrai pas ! »

Où pourriez-vous trouver, je vous prie, une conformité plus entière ? Il ne tient qu’à vous de la détruire, mon cher avocat. Envoyez-moi mon argent ou écrivez, au moins, qu’on sache si vous êtes mort ou en vie ; et surtout ne me parlez pas d’arbre coupé, quand, faute de votre envoi, j’emprunte ici à un louis d’intérêt par jour !

Je vous supplie de me répondre et vous embrasse, le chagrin et la rancune bien avant dans le cœur.

Vous allez recevoir incessamment des nouveaux certificats de résidence. Comment se fait-il que ce soit par d’autres que j’apprenne que mon nom à Marseille a été imprimé et affiché sur une liste d’émigrés ? En attendant les certificats, si quelqu’un doutait de mon existence à Paris, montrez-leur cet imprimé ; ils verront que celui que sa section emploie comme secrétaire sert la chose publique et non pas l’émigration.


Le marquis conte à l’avocat sa rencontre avec le président de Montreuil. (6 avril).

……Vous n’imaginez pas comme on tracasse maintenant les ex-prêtres et les ex-nobles. On leur refuse même leur carte de sûreté (carte sans laquelle on peut être mis vingt fois en prison dans sa journée) s’ils ne justifient pas de leur naissance, de leur civisme, de leur imposition, etc., etc., etc…… Je vous remercie du tableau général des pensions ; c’est précisément ce que je demandais, mais, puisque tous les couvents et communautés sont abolis, pourquoi payé-je encore tant de pensions à des couvents ? Vous m’expliquerez cela, je vous prie, quand vous n’aurez rien de mieux à faire. Je ne conçois pas non plus pourquoi vous payez encore M. de Murs ; il y a bien longtemps que vous auriez dû me gagner cette pension-là. Tâchez au moins que j’en hérite car, s’il me prive de son héritage, au moins ne doit-il pas que je sois condamné à payer encore des rentes à ceux qui auront hérité à ma place. Mais comment cet homme vit-il encore ? Il a donc cent ans ? Éclaircissez-moi tout cela……

Une phrase m’effraie dans votre lettre : « Si Silvan manque, dites-vous, je serai très intrigué pour votre quartier de mai. » Ventre-saint-gris, avocat, vous me faites venir la fièvre en me disant une pareille chose !……

Mon argent, mon argent, je vous en conjure ; la crise où je suis dans la fin des mois qui précèdent les quartiers est affreuse, et je n’ai que les effets de votre amitié pour baume à ces cruelles plaies.

Je vous apprendrai pour nouvelle de famille que j’ai causé ce soir une heure avec le président de Montreuil. Il y avait près de quinze ans que cela ne nous était arrivé. Il est venu à notre assemblée de section dont je suis secrétaire, et cela s’est passé le plus joliment du monde ; j’ai vu le moment où il m’invitait d’aller chez lui.

Bonsoir, cher avocat, au nom du ciel ne m’abandonnez pas. Vous savez qu’il n’y a plus qu’un an. Ne me laissez pas manquer jusque là……

Mon argent, mon argent, mon argent, ou d’homme d’honneur je pars pour aller me mettre en garnison chez vous ! Je vous embrasse, en attendant, de tout mon cœur. Il n’y a sorte de bien que M. d’Auctoville ne m’ait dit de M. votre fils ; j’ai bien envie de le connaître.


Le marquis est juré d’accusation et a reçu la visite de son beau-père. (13 avril).

……Je veux vous apprendre deux choses qui vont vous surprendre. Le président de Montreuil est venu me voir.

Et devinez l’autre !.. Je vous le donne en cent !.. Je suis juge, oui, juge !.. Juré d’accusation ! Qui vous eût dit cela il y a quinze ans, avocat, qui vous eût dit cela ? Vous voyez bien que ma tête se mûrit et que je commence à devenir sage… Mais félicitez-moi donc, et surtout ne manquez pas d’envoyer de l’argent à monsieur le juge ou, le diable m’emporte, sans cela, si je ne vous condamne à mort ! Répandez un peu cela dans le pays pour qu’enfin ils me connaissent pour bon patriote, car je vous jure en vérité que je le suis de cœur et d’âme.

Adieu, cher avocat, mon argent, je vous en conjure, et croyez-moi pour la vie votre meilleur et plus sincère ami.


Le marquis n’a ni sol ni crédit et va se brûler la cervelle si on ne lui envoie de l’argent. (5 mai).

Il me semble que quand on a une procuration entière et illimitée comme celle que vous avez, que quand, en vertu de cette procuration, on s’est engagé à envoyer exactement tous les quatre mois une somme de trois mille six cent soixante-dix francs et, de plus, une de deux mille francs pour retirer des effets en gages, il me semble, dis-je alors, que de venir consulter sur les moyens n’est plus qu’un prétexte de retardement. Mais comme, malheureusement, ces retardements me mettent le poignard dans le cœur, comme, privé de lettre de crédit, d’effets à engager et d’aucune ressource d’emprunt, il faut, lorsque vous me laissez manquer, que je meure exactement de faim, alors, dis-je, je ne puis ni vous pardonner ni légitimer en quoi que ce puisse être ces exécrables retardements, lesquels me mettent à la mendicité… Oui, j’y suis !.. J’y suis exactement ! Il y a quatre jours que je n’ai plus de domestiques chez moi, n’ayant plus rien pour les nourrir et que je ne subsiste qu’en allant dîner à droite et à gauche. Dans huit jours, trois billets vont me tomber sur le corps : quatre cents de mon bail et deux cents de billets particuliers, et mes meubles saisis si je ne paie pas. Il est exact, mon ami, oui, il est exact, qu’à la réception de votre lettre, reçue le cinquième jour où je suis sans ressource, et où vous me consultez froidement sur les moyens de m’envoyer de l’argent, oui, croyez-moi, je vous en donne ma parole d’honneur, il est exact que j’ai sauté sur mes pistolets et que sans un ami, je me brûlais la cervelle !.. Et vous me demandez, vous qui êtes sur les lieux, vous qui avez tout pouvoir, vous me demandez comme il faut que vous fassiez ?.. Dispensez-moi de répondre à ce bavardage ; il m’a trop fait de mal hier pour que je le remette sous mes yeux. Je ne le peux plus d’ailleurs ; on a sur le champ brûlé votre lettre pour qu’en rejetant les yeux dessus je ne puisse pas retomber dans les accès de rage et de désespoir où elle m’avait mis.

Ce que je vous demande, c’est de l’argent, ce que je veux, c’est de l’argent, ce qu’il me faut, c’est de l’argent. J’ai pour cinq cent mille francs de biens au soleil ; vendez sur le champ un coin de terre des treize mille livres qu’il me faut jusqu’en mai prochain, pour éviter les cruelles angoisses dont vous me déchirez l’âme à chaque époque de quartier. Ma santé, altérée par de longs malheurs, n’est plus en état de soutenir de pareils coups ; à mesure que vous recevrez, vous boucherez ce trou-là, et au moins je ne languirai pas. Il me semble que, dans l’affreuse crise où vous me tenez, quand vous me feriez l’avance de mes trois mille six cent soixante-dix francs, vous ne risqueriez pas grand chose, et que vous seriez bien à même de vous rembourser à mesure. Mais ce service est celui d’un ami, et de la manière déchirante et cruelle dont vous vous conduisez avec moi, puis-je l’exiger ?

Eh ! faites !.. faites, au nom de Dieu, faites tout ce que vous voudrez, avec Saumane, avec Mazan, avec Arles, avec la Coste ! Taillez, rognez, engagez, vendez, faites l’enfer, faites le diable, mais envoyez-moi de l’argent, parce qu’il faut que j’en aie tout de suite, ou que je me porte aux dernières extrémités !……

Vous avez tort de dire que vous ne pouvez rien prendre sur vous ; votre procuration et ma confiance vous donnent droit de tout prendre sur vous…… excepté de me faire attendre……


Le marquis est devenu président de sa section et tient le papa Montreuil sous sa couleuvrine.

……Écrivez-moi donc, je vous en supplie, car ce silence, cette guerre qu’on fait chez vous, tout cela me tracasse et m’inquiète. Mandez m’en donc des nouvelles et apprenez, en attendant, que me voilà encore monté en grade, que je suis président de ma section, et qu’hier, le papa Montreuil étant à l’assemblée, je l’avais sous ma couleuvrine. Je vous embrasse. Ce 23.


Le marquis a fait passer sa belle-famille à une liste épuratoire au lieu de la perdre ; il s’est refusé à mettre aux voix une motion sanguinaire et a dû quitter la présidence de sa section. (3 août).

……Le ministre a reçu l’extrait de la procédure et des informations relativement à la Coste, et on travaille, mais tout cela va bien lentement. Le voilà lui-même inculpé, obligé de se justifier, à peine peut-on le voir…… Il est vrai que la Coste m’a écrit une lettre imbécile ; ce qui me fait plaisir c’est qu’elle l’est au point qu’il est impossible d’y répondre, et je la laisse-là. Je vous dirai à ce sujet que les informations envoyées au ministre les disculpent furieusement ; il n’y a pas une ligne qui ne soit en leur faveur ; cela mettra le ministre dans l’embarras de savoir sur qui maintenant il pourra me donner mon recours. Je vous remercie des peines que vous vous donnez pour tâcher de fouiller les titres qui peuvent me faire payer de ce qui m’est dû[3]. Je sens combien ce travail est ingrat, difficultueux, dangereux même, mais il est si important pour moi que je vous supplie de ne le point abandonner. Il me paraît que vous voyez mal en province sur la Bastille. Ici, c’est un grand honneur que d’y avoir été ; on s’en vante, on l’imprime, et cela vous vaut une sorte de considération. Adieu, je vous recommande mes trois mille vingt francs dont neuf cent vingt tout de suite, et le reste au quinze septembre. Je suis abîmé, rendu, je crache le sang ; je vous ai dit que j’étais président de ma section ; ma tenue a été si orageuse que je n’en puis plus ! Hier, entre autres, après avoir été obligé de me couvrir deux fois, je me suis vu contraint à laisser le fauteuil à mon vice-président. Ils voulaient me faire mettre aux voix une horreur, une inhumanité. Je n’ai jamais voulu. Dieu merci, m’en voilà quitte ! Adieu, pensez un peu à moi ; je vous recommande plus que jamais le soin de mes affaires et vous embrasse.

J’ai fait passer, pendant ma présidence, les Montreuil à une liste épuratoire. Si j’avais dit un mot, ils étaient malmenés. Je me suis tu ; voilà comme je me venge !




  1. Elle n’est pas partie ; le marquis, s’est avisé à temps que, « selon son usage », il y avait mis des choses trop fortes.
  2. Le rebut. Ce qui reste quand on a fait le tri.
  3. Les décrets des dix-huit juin, vingt et vingt-cinq août 1792 avaient supprimé, sans indemnité, les droits de mutation (lods et vente) et les droits annuels (cens, champart, rentes, tasques) dûs aux seigneurs, à moins qu’ils ne puissent présenter un titre ou justifier d’une concession primitive de fonds.