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Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/15/1787/Mars

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Texte établi par Maurice Tourneux, Garnier frères (Volume 15p. 3-31).

MARS.

Voici deux lettres[1] où la méchanceté a paru mise en honneur avec une imprudence assez piquante, assez originale pour mériter d’être conservées ; il est, en morale comme en physique, des bizarreries et des monstruosités que l’œil du sage ne dédaigne point d’observer. Ces deux lettres sont la première production échappée du portefeuille de M. de Champcenetz depuis son retour du château de Ham, où il vient de passer encore dix-huit mois : elles prouvent bien que cette longue retraite n’a point fatigué son heureux génie. Il s’occupe, dit-on, dans ce moment, à faire l’éloge du marquis de Louvois.


LETTRE DU MARQUIS DE LOUVOIS,
QUINZE JOURS AVANT SA MORT,
À M. DE CHAMPCENETZ, AU CHATEAU DE HAM.

Tout le monde dit que j’ai perdu la tête ; je crois, mon cher Champcenetz, que, par égard pour moi, tu déranges la tienne. Tu m’écris que tu t’ennuies en prison ; tu n’as donc plus d’ennemi ? J’ai trop bonne opinion de toi pour le croire, et tu as tout ce qu’il faut pour n’en jamais manquer.


L’inimitié des sots est le noble apanage
AvecDes mortels sans frein tels que nous ;
Avec notre talent, de l’encre et du courage,
AvecLes malheureux font des jaloux.

Tu as beau dire, ta situation vaut mieux que la mienne ; tu as quelques chaînes, et j’en ai mille ; tu ne jouis pas, et je jouis : ainsi console-toi, et attends notre première entrevue pour revivre ensemble ; nous nous entendons de trop loin pour qu’on nous sépare jamais, et l’on nous redoute trop pour cesser de nous redouter. Je mûris dans ma tête un plan de campagne pour ton retour ; je te mènerai dans une contrée où l’on pense, où l’on jouit sans blesser l’autorité et la sottise ; tu vois que c’est loin d’ici ; ainsi force foin dans tes bottes, force plumes dans ton cornet. La base de mon projet est de nous faire aimer un mois de suite sans accident ; je te séduirai tous les maris, et tu me repasseras toutes les femmes. Le triomphe est sûr si nous sommes inconnus ; dans le doute il faudra triple masque à notre cœur, triple masque à notre âme ; et, ma foi, si l’on nous découvre, nous serons moins attrapés qu’eux.


DisonVa, nous ne perdrons jamais rien
DisonÀ nous montrer ce que nous sommes ;
Disons beaucoup de mal, faisons un peu de bien,
DisonNous vaudrons mieux qu’un million d’hommes.

Je suis malade sans maladie, car je ne souffre qu’en réfléchissant. Ma femme me soigne pour irriter mon mal ; mais quand elle se ferait recevoir médecin comme Argant, je ne l’aime pas assez pour mourir bientôt. Tu évalues la dame ; tu sais ce que j’en voulais faire en l’épousant, et ce que j’en ai fait en l’enrichissant ; si tu l’ignorais, tu l’apprendras dans notre Encyclopédie, article Monstre : ce mot renferme tout ; moral, physique, tout y est[2]. Ce qu’il y a de plaisant, c’est que sa société me plaît assez, aux coups de poignard près ; elle est aimable ; elle tire de ses dents tout le parti qu’une femme de quarante ans en peut tirer, elle déchire tout ce qui m’entoure ; mais je lui pardonne, c’est de la besogne qu’elle m’évite. À l’égard de toi, elle t’exècre ; tu vois qu’elle te fait assez joliment sa cour, mais je l’en punis bien, car je t’aime plus que jamais. Les désordres de ta vie m’attachent naturellement à toi ; je suis cependant jaloux de tes disgrâces ; à vingt-cinq ans, je n’avais pas encore la plus petite lettre de cachet par devers moi. Aurais-tu plus d’énergie que moi ? Non ; je vois d’où cela vient : j’ai eu affaire à des bêtes, et toi à des sots ; j’ai corrigé, tu as irrité ; j’ai été plus redouté, et toi plus persécuté.


Aujourd’hui la sottise a dégradé l’espèce ;
DisonHonneurs, plaisirs, tout est honteux.
DisonÀ l’aspect de tant de bassesse,
Le satirique aspire à n’être pas heureux…
DisonIl y consacre son esprit ;
D’un peuple d’ignorants il devient le supplice ;
On l’attaque, il résiste ; on l’accable, il sourit,
DisonSon triomphe est dans l’injustice.

En voilà plus qu’il n’en faut pour te tranquilliser : ainsi j’espère que tes lamentations vont se changer en chants d’allégresse. Je ne te demande rien de nouveau, je n’ai pas la platitude d’être au courant de ce qui se passe ; les grands événements sont si petits, et les petits paraissent si grands, que j’ai pris le parti de les mépriser tous. Je ne vais plus aux pièces nouvelles depuis qu’on les siffle à la lecture ; il est plus commode d’en faire justice au coin de son feu qu’entouré de canailles qui méritent elles-mêmes plus de sifflets que de bons ouvrages. Figaro tapisse toujours le coin des rues ; son succès ne m’entraîne ni ne me surprend. Ce gueux de Beaumarchais a fait un calcul de charlatan qui lui a réussi ; il a insulté toutes les classes d’hommes, excepté celle qu’on ne respecte qu’en corps ; et, semblable à un filou, la foule l’a favorisé. Le peuple l’a cru le vengeur de sa misère, la cour le peintre de sa stupidité, et tous deux lui ont fait trop d’honneur. Il a étudié le vice dans quelques antichambres de Versailles, a vécu à Paris avec des femmes faciles et des hommes médiocres, a transcrit tout ce qu’il a écouté, y a ajouté de son cru un peu de grosse gaieté et beaucoup de mauvais goût, et du tout a fait une macédoine dramatique qui a sur nos comédies modernes l’avantage que le cabaret a sur le grand couvert. Mais je t’en parle trop pour quelqu’un qu’elle a ennuyé, et je finis ma lettre in-folio.

Je crois, malgré ma tranquillité, que je file une maladie sérieuse, mais je la méprise et la laisse faire ses progrès ou s’éteindre. J’ai renvoyé mes médecins ; c’est une chance de plus pour moi, et si j’en reviens, je ne devrai la vie à personne. Si je rends ce que tant de gens perdent sans mourir, regrette-moi sans t’affliger, imite-moi sans te perdre, et meurs sans changer de vie ; tu perdrais tout ton mérite, même aux yeux des sots.

Adieu, Champcenetz. Ne laisse faire mon épitaphe à personne ; je ne crains pas d’être loué, encore moins d’être déchiré, mais je ne veux être nommé que par toi.

Signé : Louvois.

RÉPONSE DE M. CHAMPCENETZ.

Tu as bien raison, mon cher Louvois, de t’attendre, après ta lettre, à mon changement d’humeur ; je m’assoupissais sur le mépris que tout m’inspire ; tu m’écris, ton esprit ranime le mien. Tu te trompes cependant sur la cause de mes ennuis, tu me soupçonnes d’oublier mes ennemis, c’est le contraire qui m’endort ; j’estime leur haine, mais leur souvenir me fatigue.


Berner les sots est un plaisir stérile ;
En être craint n’est pas fort glorieux ;
DisLes mépriser est bien facile,
DisLes oublier vaut encor mieux.

C’est le parti que j’ai pris en leur souhaitant le réciproque ; alors ma tranquillité sera digne de ton génie ; alors tu pourras comparer mes chaînes réelles avec tes chaînes idéales, et peut-être préférer ma position. Je brûle cependant d’aller perdre à tes côtés cet avantage, car je suis moins philosophe que toi sur notre séparation. Je sens bien toute la valeur de notre correspondance ; notre intelligence est un porte-voix dont nul mortel n’a l’embouchure, mais qu’est-ce que s’entendre quand on se sait par cœur ? C’est jouir du passé, c’est-à-dire d’une vieille maîtresse ; maintenant je suis le triste amant du futur. Ton plan de campagne me ravit, mais j’opine pour que nous combattions sans être plastronnés ; il est temps de nous faire aimer par tout ce qui nous faisait craindre. L’espèce est maintenant si dupe ! on séduit les hommes sans les tromper, et l’on a les femmes sans les séduire.


Les hommes, en s’abrutissant,
Deviennent méchants sans malice ;
Les femmes, en s’avilissant,
Perdent jusqu’au charme du vice.
Fuis-les, crois-moi, car autrement
À leurs ennuis tu participes.
Pour vivre avec nous dignement,
Il faut des hommes sans principes,
Des femmes à tempérament :
Les uns sont aimables sans crainte,
Les autres tendres sans pudeur :
On a de l’esprit sans contrainte,
On a du plaisir sans langueur.


Pardon si je renchéris sur tes idées, mais tu t’avoues malade imaginaire ; ainsi je puis, sans t’offenser, saisir ce qui t’échappe. Ce que tu me mandes de ta femme serait surnaturel pour tout autre que ton confident ; je la connais assez pour te plaindre. Tu ris de ses noirceurs ; c’est très-bien fait, mais quand on joue avec les lions, il faut être cuirassé, sans quoi les caresses sont meurtrières. Conviens, au surplus, que tu n’as que ce que tu mérites ; quelle extravagance à toi, après avoir eu le bon esprit de prendre tes maîtresses au b…el, d’avoir pris ta femme au couvent ! tu as fait comme Louis XI, qui tirait son chancelier et son cuisinier de la même école, mais au moins il les faisait pendre quand ils abusaient de leur pouvoir ; mais toi, tu encourages l’audace en la méprisant. Crois-moi, prends un milieu entre ta douceur et sa cruauté, et renvoie ta mégère. Ce n’est pas la vengeance qui m’inspire ce conseil, tu sais bien que sa haine resserre notre liaison ; c’est ton intérêt, peut-être le sien.

Tant que je lui déplairai, je ne lui voudrai jamais de mal ; il faut faire le bien pour le bien. Je désire trois choses pour ton retour : te trouver heureux, guéri et isolé. Je te compare à un gros diamant, tu es trop brillant pour être entouré. Si mes désordres t’attachent à moi, l’aversion que ton génie inspire m’enchaîne à ton existence. Tu es jaloux des disgrâces que j’essuie, je le suis de toutes celles que tu mérites. À l’égard de ma fermeté, tu me l’as rendue tout entière.


DisonPuis-je craindre mes ennemis
Quand je suis affranchi du malheur de leur plaire ?
Plus ils sont acharnés, plus ils me sont soumis ;
Ma plume est le ressort de leur faible colère ;
Je vois d’un œil content leurs complots ténébreux,
DisonMa tranquillité les irrite ;
DisonLeurs outrages font mon mérite,
DisonLeur bassesse me venge d’eux.


J’espère qu’en faveur de ce petit paquet de vers tu me pardonneras mes jérémiades ; mon apathie était naturelle, tu m’oubliais, et sans ta lettre je tombais dans le matérialisme ; ton style électrise le mien, et le disciple, éclairé par le feu du maître, fait rejaillir sur lui quelque étincelle.

Puisque tu immoles au coin de ton feu la valetaille littéraire, et que tu comptes autant de victimes que d’imprimés, je ne te demanderai rien, de peur de t’embarrasser, et ne te parlerai de rien, de peur de t’ennuyer ; seulement je te ferai remarquer que tu es bien généreux d’accorder à Beaumarchais les honneurs de l’analyse. Je crains que son monstre dramatique ne t’ait plu, et que tu ne t’en venges en l’écrasant ; alors le pinceau du dépit serait devenu dans tes mains celui du dieu du goût. Mais non, l’énergie et la justesse te sont naturelles ; et si tu as daigné examiner Figaro avec soin, c’est que tu l’as jugé comme ces grands criminels dont on fait traîner les procédures. J’ajouterai à ce que tu en as dit, que la comédie qui opère la plus petite réforme me semble bien au-dessus de celle qui obtient un grand succès ; il manque bien des choses à l’écrivain qui ne fait que plaire, voilà Beaumarchais ; il a frappé à toutes les portes et n’a réveillé personne.


Peindre le vice est un faible mérite,
DisQuelquefois c’est le faire aimer ;
Un plat fripon que le théâtre imite
DisSe reconnaît pour s’estimer…
Ainsi veut-on réussir parmi nous,
Pour chaque vice il faut de l’indulgence ;
DisBeaumarchais, en les flattant tous,
DisÀ rassemblé toute la France.

Je te dirais le plan d’une comédie moins attirante et peut-être plus vigoureuse que celle de Figaro, si ton esprit n’avait pas besoin d’inaction. Je t’avouerai que ta maladie m’alarme ; ton indifférence réfléchie sur ce qu’elle peut devenir augmente encore mes craintes. Crois-moi, mon cher Louvois, méprise la vie, mais ne fais rien pour la perdre : garde même un médecin, ne fais que la moitié de ses remèdes, tu auras pour toi le hasard et la nature ; surtout éloigne ta femme, je crains ses bouillons. Es-tu fou de me commander une épitaphe ? Est-ce que je sais comment cela se fait ? Je n’ai jamais regretté personne, et je n’apprendrai pas à en faire pour te regretter ; ainsi, pour te punir de ton impertinence, j’ai essayé de rimailler la tienne de ton vivant. Je te l’envoie.

Ci-gît qui possédait, dans ce siècle stérile,
Le cœur de Lovelace et l’esprit de Piron ;
En charmant la pudeur, il la rendit facile ;
En chansonnant le vice, il le rendit poltron.


Attrape. Adieu, Louvois ; daigne, par complaisance pour moi, t’occuper de ta santé ; réfléchis que tu es le seul être qui me connaisse, que je suis le seul qui t’évalue, et qu’absent l’un de l’autre nous sommes expatriés.

Signé : Champcenetz.

— Les Comédiens italiens ont donné, le jeudi 8 février, la première représentation du Comte Albert, comédie en deux actes, en prose, mêlée d’ariettes, avec la suite en un acte. Le poëme est de M. Sedaine, la musique est de M. Grétry[3].

Ce qui a fait naître à M. Sedaine l’idée du sujet de ce nouveau drame est un fait arrivé en 1721. Un comte Albert, seigneur flamand, fut condamné en France à perdre la tête pour s’être battu en duel ; il eut le bonheur de se sauver des prisons en faisant scier, pendant un bal qu’il eut la permission de donner dans son appartement, les barreaux de ses fenêtres, contre lesquelles on avait établi l’orchestre.

Cette composition, toute singulière qu’elle est, a eu du succès. Le style est toujours celui de M. Sedaine, plein de négligences, mais semé de ces traits de vérité, de ces mots heureux qu’il semble que lui seul sache trouver. Quant à la musique, c’est peut-être l’ouvrage le plus faible de M. Grétry ; le vaudeville du premier acte, deux duos entre les filles du comte, sont les seuls morceaux où l’on puisse reconnaître le faire heureux de son talent.

— On avait donné, le mardi 6 février, sur le même théâtre, la première représentation de Saint-Preux et Julie d’Étanges, drame en trois actes et en vers, de M. Aude, dont le nom se trouve déjà dans plusieurs recueils de nos pièces fugitives.

Ce drame, tiré du roman de J.-J. Rousseau, a excité, dès la fin du premier acte, des signes non équivoques de mécontentement, et ce n’est qu’avec peine que les acteurs ont obtenu d’en achever la représentation. L’auteur de cet ouvrage semble n’en avoir conçu et disposé le plan que pour mettre en dialogue, et, qui plus est, en vers, quelques morceaux de la prose la plus éloquente et la plus harmonieuse qui soit dans notre langue ; cette entreprise était peut-être au-dessus du talent de tous nos poëtes, et les vers de M. Aude ont trop prouvé que c’était une témérité dont il aurait dû s’interdire même la pensée. L’intérêt que fait éprouver la lecture de ce roman appartient plus aux développements d’une grande passion, à l’analyse profonde des sentiments, et surtout à l’énergie du style de l’auteur, qu’à la variété ou au mouvement dramatique des situations, rapport sous lequel cette production ne peut pas même être comparée à celles de Richardson et de Fielding. Un génie fort supérieur à celui de M. Aude eût peut-être également échoué dans un sujet de ce genre.

— Le mardi 27 février, on a donné sur le Théâtre-Italien la première représentation des Auteurs de qualité, comédie en un acte et en prose de M. Pompigny, connu par quelques pièces jouées sur nos théâtres forains.

Un baron d’Ostende qui avait promis sa fille au marquis de Saint-Far cherche à rompre parce qu’il a appris que ce jeune homme cultive les lettres. Le baron a jadis sacrifié lui-même aux Muses, mais depuis la chute d’une pièce de sa façon, il ne veut plus rien avoir de commun ni avec la littérature, ni avec les littérateurs. Saint-Far, pour vaincre ce préjugé, lit aux comédiens sous un titre nouveau la pièce sifflée et oubliée ; elle est reçue, jouée et a le plus grand succès. Un garçon de théâtre vient annoncer que le public en demande l’auteur à grands cris. Le baron, qui croyait que la pièce était de Saint-Far, apprend qu’elle lui appartient ; il découvre au même instant que c’est aux sollicitations de l’amant de sa fille qu’il doit encore le gain d’un procès dont dépendait presque toute sa fortune ; le baron s’empresse alors d’accorder la main de sa fille à celui qui lui a fait gagner le même jour deux procès si différents.

Ce petit ouvrage, écrit sans esprit et dénué de toute espèce d’intérêt, a excessivement ennuyé ; ce n’est qu’à travers beaucoup de murmures que les acteurs sont venus à bout d’en achever la première et dernière représentation.

— Il y a déjà quelque temps que les papiers publics nous ont annoncé la découverte d’un nouveau procédé pour frapper la monnaie, inventé par M. Droz, de Neufchâtel[4], cousin de celui à qui nous devons la construction ingénieuse de plusieurs automates que le génie des Vaucanson et des Kempelen n’eût pas désavoués. Voici quelques observations sur la nouvelle machine de M. Droz qui nous ont été communiquées par M. Bishof, jeune homme que S. A. Mgr le margrave d’Anspach fait voyager pour son instruction, et qui, par les dispositions distinguées qu’il annonce pour les hautes sciences et surtout pour la partie des mécaniques, nous a paru justifier à tous égards les bontés de son auguste protecteur.

« L’avantage de la machine de M. Droz consiste à frapper à la fois les deux côtés et le cordon d’une pièce de monnaie. La pièce frappée ainsi obtient à la vérité une forme plus régulière et plus arrondie, mais il en résulte aussi des inconvénients que cet avantage ne semble pas pouvoir compenser. La grande différence qu’il y a de l’effigie d’un écu ordinaire à celle de l’écu frappé par M. Droz tient essentiellement à ce que ses carrés sont gravés avec beaucoup plus de soin que ne le sont ceux que l’on emploie ordinairement pour la monnaie. Sa machine ne diffère de celles dont on se sert communément que dans quelques parties accessoires ; la vis de pression et le pressoir n’ont absolument rien qui les distingue. Ce qui est particulier à la machine de M. Droz, c’est une virole en acier brisée de six pièces et entourée d’une autre forte virole entière, à laquelle chacune des six pièces est adaptée par une charnière. Sur la tranche de la virole brisée sont sculptées les lettres de la légende. La capacité de cette virole contient les deux carrés et la pièce qui doit être frappée. La virole s’ouvre pour recevoir la pièce destinée à être empreinte, après quoi l’on procède comme à l’ordinaire. Mais ce qu’il paraît impossible de faire par ce moyen, c’est de donner au portrait et aux caractères tout le relief qu’il convient de leur donner. Quelle que soit la force qu’on puisse employer, on ne parviendra jamais à empreindre suffisamment d’un coup de balancier les deux côtés et le cordon de l’écu. Lorsque la vis du balancier commence sa pression, elle chasse la matière du milieu ou du centre de la circonférence ; cette matière étant pressée ainsi tout à la fois par les carrés et par la résistance de la virole, le tour de la pièce devient plus dur que le centre et oppose aux carrés une résistance qui empêche la vis d’achever une pression suffisante pour bien empreindre le milieu. C’est ce qui empêche M. Droz de donner plus de relief au portrait et aux caractères de ses écus ; ils en ont en effet si peu qu’en les touchant on le sent à peine, et pour peu qu’on les porte mêlés avec d’autres pièces, l’effigie et les caractères ne tardent pas à s’effacer.

« Le procédé de M. Droz d’ailleurs n’est pas nouveau ; il a été connu sous Henri IV ; c’est avec une machine semblable à la sienne qu’on frappa sous le règne de ce prince les pieds-forts qui avaient pour légende : Perennitati Principis Galliarum restitutoris ; et sous Louis XIII pour ceux dont la légende était Perennitati Justissimi Principis ; et aussi sous Louis XIV pour les pieds-forts qui portaient pour légende Exemplar probatæ moneta ou exemplum probati numismatis[5].

« Le procédé de M. Droz conviendrait mieux pour la fabrication des pieds-forts, parce que leur poids étant ordinairement quadruple de celui des monnaies ordinaires, leur épaisseur permettrait d’appliquer plusieurs coups de balancier avant que l’on eût à craindre que la matière ne fût encrouée. »

Proverbes dramatiques, brochure in-8o. C’est le titre modeste que M. le vicomte de Ségur a bien voulu donner à deux petites comédies en vers qui peignent nos mœurs et nos amours à la mode avec autant de finesse que de franchise et de gaieté. La première de ces pièces est intitulée le Parti le plus sage. Excédé des caprices et de l’exigence d’une présidente dont il s’était cru fort épris, le marquis s’avise, pour s’en débarrasser, de la réconcilier avec le président ; grâce au caractère sensible, facile et doux de ce modèle heureux des bons maris, il y réussit sans peine. La moralité de cet ingénieux sermon, c’est que mieux fait douceur que violence. On n’assurera point qu’un moraliste austère approuve beaucoup cette manière de corriger les mauvaises mœurs, mais on ne croit pas du moins qu’on puisse refuser au poëte le mérite d’avoir su les peindre quelquefois avec une vérité assez piquante. Voici les derniers traits du tableau de nos liaisons du jour dans un monologue du marquis :


Enfin se croire amant et n’être qu’un mari,
Ah ! quelle duperie ! et que nous sommes bêtes
De vouloir être aimés de ces femmes honnêtes !
DeCet avantage est peut-être flatteur,
Mais on nous fait payer bien cher un tel honneur.

Dans le second proverbe, intitulé le Parti le plus gai, ou À bon chat bon rat, c’est un mari qui désole l’amant de sa femme et trouve sans cesse le moyen de le brouiller avec elle ; tous les rendez-vous que la marquise donne au chevalier, il a l’adresse de les rompre, tantôt en l’entraînant avec lui dans une société où il lui gagne son argent, tantôt en le faisant courir tout Paris pour lui rendre service, tantôt en reparaissant lui-même au moment et dans les circonstances où on l’attendait le moins. Il a su que le chevalier faisait faire le portrait de la marquise, il envoie dire au peintre de l’apporter à l’instant où il se trouvera chez la marquise avec le chevalier. On le croyait bien loin à la campagne, on avait destiné cette soirée au pauvre chevalier qui, après toutes les courses faites pour obliger le mari, avait grand besoin de souper, mais le mari en sortant avait dit qu’on ne souperait point, le cuisinier en conséquence ne se trouve point ; au lieu du souper, le marquis propose au chevalier une partie d’échecs et le force à prendre le thé ; il se plaignait tout à l’heure de la migraine, il est gourmand, il doit être au régime. Cependant le peintre arrive et tire le portrait de sa poche ; le marquis le prend des mains du peintre avec empressement : « Quoi ! madame, et c’est votre portrait ? Quel moment pour mon âme !… » Le peintre veut lui en expliquer l’heureuse allégorie : « Vous voyez que l’Amour renversant son carquois… — Mais quel aimable tour ! dit le marquis au chevalier. Comment c’était pour moi, pour un époux qu’elle aime ?… — Eh quoi ! lui dit tout bas le peintre, c’est son mari ?… — Butor ! oui, c’est lui-même, répond le chevalier. — En ce cas, je m’enfuis ; » et il sort. Après les plus vifs transports que paraît lui inspirer une attention si tendre et si délicate, le marquis finit par demander avec une sorte d’impatience quelle heure il est :


Il est tard, chevalier, tu ferais prudemment
De ne pas trop veiller… D’ailleurs, confidemment
Je te dirai, mon cher… qu’une brûlante flamme
Vient de se rallumer en mon cœur pour ma femme,
Tiens, regarde-la bien, et conviens entre nous
Qu’un tiers pourrait le soir gêner un tendre époux.


Et il se retire avec la marquise en lui disant :


Adieu donc, chevalier, ménage-toi ; bonsoir.


Le pauvre chevalier seul reste un moment accablé de douleur. Nérine revient lui demander si demain dans la journée madame le verra ? — Je te jure que non :


Ruiné, persiflé, fatigué par un homme
Dont l’affreuse manie à chaque instant m’assomme,
Que le diable inventa pour me persécuter,
J’abandonne un bonheur qu’il faut trop acheter.


Si ce dernier proverbe n’offre pas des mœurs plus estimables que le premier, l’idée en est infiniment plus théâtrale et plus développée ; ce serait sans doute le sujet d’une excellente comédie. Quant au style de ces deux ouvrages, on ne saurait dissimuler qu’il a paru souvent tout à la fois pénible et négligé ; mais ce défaut est racheté, autant qu’il peut l’être, par une foule de traits pleins de grâce et de vivacité. C’est, je pense, la première fois qu’on s’est permis en France de divertir les maris aux dépens des amants ; ce n’est pas sans beaucoup d’esprit qu’on pouvait se tirer d’une entreprise si nouvelle, et, quelque sévèrement qu’on veuille juger les moyens employés par l’auteur, j’ose douter qu’il en existe d’autres plus sûrs de réussir.

Éloge de Frédéric II, roi de Prusse, Électeur de Brandebourg, par M. Laureau, écuyer, historiographe de Mgr le comte d’Artois. Brochure in-8o de soixante-cinq pages.

C’est une amplification de collège sur les événements les plus remarquables du règne de Frédéric II, mais il faut avouer que l’espèce d’exagération qui distingue le talent oratoire de M. Laureau ne pouvait s’appliquer à un sujet qui en fût plus heureusement susceptible. Il lui est arrivé assez souvent de s’arrêter comme malgré lui à l’expression la plus vraie, quoique l’on ne puisse douter qu’il ait toujours eu la prétention d’aller fort au delà. Pour donner à nos lecteurs une idée de la sublimité des efforts où se perd notre panégyriste en voulant s’élever à la hauteur de son héros, nous ne citerons que le morceau suivant :

« Ce mouvement, animé du beau feu de la gloire, entraîna les cœurs vers lui, et fit rouler tous les esprits dans un seul orbe dont il était le centre. Ce fut cette flamme attractive, principe de tous succès, qui fit périr sur le champ de bataille les généraux Schesverin et kleit (c’est-à-dire apparemment Schwerin et Kleist), qui fit tomber Maupertuis dans les mains des Impériaux, qui ramena sous ses drapeaux les soldats qui avaient défendu Schweidnitz… » Ce mouvement est expliqué dans le paragraphe qui précède ; c’est le mouvement d’impulsion donné par Frédéric qui, en recommandant à ses armées le courage, la sobriété, la subordination, joignit l’exemple au précepte ; mais cela suffit-il pour faire comprendre l’étrange galimatias d’un mouvement qui devient une flamme attractive, un principe de tous succès, qui fait tomber Maupertuis dans les mains des Impériaux ? etc.

M. Laureau n’est pas toujours aussi précieusement obscur ; voici comme il s’exprime sur les prodiges de la guerre de 1757 : « Cette guerre étonnante, dans le cours de laquelle le roi renversa pendant sept ans les forces des puissances les plus formidables, répara par les prodiges du génie et du courage les plus grands malheurs, soutint seul l’effort constant des plus grands potentats dans un pays ouvert, sans défense, sans autre rempart que ses armées, a rendu ce siècle muet d’étonnement et sera pour les suivants un prodige inconcevable, surtout quand, rapprochant cet incompréhensible événement de l’époque où il s’est passé, on le trouvera placé dans le siècle éclairé où l’honneur a partagé l’air avec l’aigle, en a fait son domaine, a forcé le feu à être son guide dans les plaines aériennes, a désarmé le ciel et bravé sa foudre, a exercé sa puissance et ses arts dans les profondeurs de la mer, où, s’élançant hors de sa sphère, il a découvert de nouveaux astres et connu le mécanisme des rouages célestes, dans ce siècle enfin où il a pris possession de tous les éléments, approfondi la nature et perfectionné les arts. »

Il y a sans doute encore dans ce morceau beaucoup d’idées vagues, de l’emphase, de l’incorrection, des rapprochements gauches ou forcés ; mais on y trouve du moins une sorte de chaleur, quelque sentiment du style propre au sujet.

La raison pour laquelle M. Laureau pense que le Poëme sur l’art de la guerre doit faire regarder l’auteur comme l’Homère de la Prusse est encore assez curieuse pour ne pas être oubliée ; c’est pour avoir su, comme ce poëte sublime, se tracer une route nouvelle en jetant un coup d’œil de dédain sur ces machines usées et ces moyens sans cesse répétés depuis le père de l’épopée. Cela est très-fin, il est l’Homère de la Prusse, parce qu’il a dédaigné tout ce qui caractérise ce poëte ; c’est parce qu’il ne lui ressemble en rien qu’il lui ressemble. Et quel rapport devait avoir un poëme didactique avec l’Iliade ou l’Odyssée ?

Voyage philosophique d’Angleterre, fait en 1783 et en 1784, en forme de lettres. Deux volumes in-8o.

Esquisses poétiques de l’aspect des campagnes ; notices détaillées des bâtiments les plus remarquables de Londres et des environs ; vues philosophiques sur le gouvernement, les mœurs et les usages du pays, ses manufactures, son commerce et ses finances ; observations critiques sur l’état actuel des lettres et des arts en Angleterre ; tableaux piquants des nuances du caractère national dans les différents états et dans les différentes situations de la vie ; contes moraux, anecdotes sentimentales à la manière de Sterne ; instructions minutieuses sur les grands chemins, les postes et les auberges, mais qui peuvent n’être pas sans quelque utilité pour les voyageurs, il n’est rien qu’on ne trouve dans ces deux volumes ; mais ce qu’on a sans doute été plus étonné d’y remarquer, c’est la réunion de deux choses qu’on avait cru jusqu’ici tout à fait incompatibles, beaucoup de manière dans le style, quelquefois même une affectation ridicule, avec un grand fonds de candeur et de vérité dans les idées et dans les sentiments. Il faut que l’auteur, que nous ne connaissons point personnellement, mais à qui l’on ne refusera point, après avoir lu son ouvrage, et beaucoup d’esprit et beaucoup de sensibilité, se soit laissé séduire à la fantaisie d’imiter un modèle qui ne convenait ni à la nature de son talent ni au génie de sa langue. En lui pardonnant ses néologismes, ses afféteries sentimentales, « la philanthropie qui taille ses plumes, l’équilibre des humeurs qui monte ses affections morales au ton de l’expansive bienveillance, la multitude des êtres environnants qui sont les doigts rapides du facteur qui inventa l’instrument homme, le langage grossier, mais français, des matelots qui vibre doucement ses fibres, etc., » vous trouverez, dans sa manière d’observer et les hommes et les choses, de la finesse, de l’intérêt, très-souvent même une vérité simple et naïve.

Tout ce que nous avons pu apprendre de l’auteur, c’est qu’il se nomme M. de Lacoste, et qu’il a fait le voyage d’Angleterre à la suite de M. le duc de Chaulnes, dont il a sans doute eu fort à se plaindre ; car il y a plus d’un endroit de son livre où ce seigneur français est infiniment maltraité ; voici les derniers traits sous lesquels il s’est plu à le montrer à ses lecteurs :

« …Dans le même hôtel (à Douvres) logeait aussi un grand seigneur de nom et armes. Cet homme, trop connu, avait amené de Londres une fille enlevée aux porteurs de chaise de Covent-Garden ; les caprices entre deux amants de cette trempe ne sauraient être de ces aimables bouderies qui sont autant d’anneaux ajoutés à une chaîne de fleurs… À la suite d’un de ces passe-temps, un coup de pied dans le ventre ayant jeté à croix-pile la fugitive amante ; cette fière beauté se relève, saisit un balai, et d’un bras exercé sous les portiques et dans les bagnes de bière de son quartier elle charge son auguste amant. Un homme de qualité, un pair de France pirouetter sous un manche à balai, cela n’est pas soutenable ; celui-ci court à ses pistolets, la princesse s’effraye, se sauve, saute les escaliers et gagne la rue en criant à l’aide ; son amant, l’œil égaré, bouche ouverte et écumante, langue paralysée, la poursuit un pistolet à la main, et parvient sans opposition jusqu’à la porte ; mais, ô revers ! quelques matelots rassemblés et causant devant l’hôtel s’indignent de voir un homme poursuivre un être faible et sans défense ; l’un d’eux se détache, croise l’étranger, et, un coude en arrière, l’autre élevé à la hauteur des yeux, lui offre le combat ; celui-ci le fixe, l’évalue, ne juge pas la partie avantageuse et lui présente le pistolet. Cette détermination était un peu ducale ; l’Anglais, qui n’apercevait en lui qu’un homme, se croit dégagé des lois du combat seul à seul, écarte l’arme à feu d’un revers du bras qu’il tenait élevé pour la défense, et d’un coup de pied dans le ventre envoie dans le ruisseau la lourde masse de son adversaire. La jeune fille avait eu le temps de disparaître ; le vainqueur la recherche des yeux, ne la voit plus, jette un froid regard sur le vaincu, qui se débat dans la boue, et rentre à pas lents dans le cercle d’où il s’était détaché. Le grand seigneur n’ayant plus à craindre que les huées des spectateurs, qui cependant ne daignèrent pas en accompagner sa retraite, le grand seigneur se releva, ramassa son pistolet, son faux toupet et ses dents postiches, rentra, et remonta dans son appartement, en passant devant plusieurs groupes d’Anglais qui souriaient avec dédain, et de Français qui baissaient les yeux, humiliés de l’opprobre dont se couvrait un de leurs compatriotes. »

Au lieu de recueillir ici quelques observations du nouveau voyageur, qui perdraient infiniment de leur prix détachées de l’espèce de tableau qui sert à les faire valoir, qui leur prête du moins le plus grand intérêt, nous préférons de rappeler à nos lecteurs un précis des réflexions de M. le baron d’Holbach sur l’Angleterre, tel que nous l’avons trouvé dans la lettre d’un de ses meilleurs amis[6].

« Ne croyez pas, dit cet ami, que le partage de la richesse ne soit inégal qu’en France. Il y a deux cents seigneurs anglais qui ont chacun six, sept, huit, neuf, jusqu’à dix-huit cent mille livres de rente ; un clergé nombreux qui possède, comme le nôtre, un quart des biens de l’État, mais fournit proportionnellement aux charges publiques, ce que le nôtre ne fait pas ; des commerçants d’une opulence exorbitante : jugez du peu qui reste aux autres citoyens. Le monarque paraît avoir les mains libres pour le bien, et liées pour le mal ; mais il est autant et plus maître de tout qu’aucun autre souverain. Ailleurs la cour commande et se fait obéir. Là elle corrompt et fait ce qui lui plaît, et la corruption des sujets est peut-être pire à la longue que la tyrannie. Il n’y a point d’éducation publique. Les collèges, somptueux bâtiments, palais comparables à notre château des Tuileries, sont occupés par de riches fainéants qui dorment et s’ennuient une partie du jour, dont ils emploient l’autre à façonner grossièrement quelques maussades apprentis ministres. L’or, qui afflue dans la capitale et des provinces et de toutes les contrées de la terre, porte la main-d’œuvre à un prix exorbitant, encourage la contrebande et fait tomber les manufactures. Soit effet du climat, soit effet de l’usage de la bière et des liqueurs fortes, des grosses viandes, des brouillards continuels, de la fumée du charbon de terre qui les enveloppe sans cesse, le peuple est triste et mélancolique. Ses jardins sont coupés d’allées tortueuses et étroites ; partout on y reconnaît un hôte qui se dérobe et qui veut être seul. Là vous rencontrez un temple gothique ; ailleurs une grotte, une cabane chinoise, des ruines, des obélisques, des tombeaux. Un particulier opulent fait planter un grand espace de cyprès ; il a disposé entre ces arbres des bustes de philosophes, des urnes sépulcrales, des marbres antiques sur lesquels on lit : Diis Manibus : aux Mânes. Ce que le Baron appelle un cimetière romain, ce particulier l’appelle l’Élysée. Mais ce qui achève de caractériser la mélancolie nationale, c’est leur manière d’être dans ces édifices immenses et somptueux qu’ils ont élevés au plaisir. On y entendrait trotter une souris. Cent femmes droites et silencieuses s’y promènent autour d’un orchestre construit au milieu, où l’on exécute la musique la plus délicieuse. Le Baron compare ces tournées aux sept processions des Égyptiens autour du mausolée d’Osiris. Ils ont des jardins publics qui sont peu fréquentés ; en revanche, le peuple n’est pas moins serré dans les rues qu’à Westminster, célèbre abbaye décorée des monuments funèbres de toutes les personnes illustres de la nation. Un mot charmant de notre ami Garrick, c’est que Londres est bon pour les Anglais, mais Paris est bon pour tout le monde. Lorsque le Baron rendit visite à ce comédien célèbre, celui-ci le conduisit par un souterrain à la pointe d’une terrasse arrosée par la Tamise ; là il trouva une coupole élevée sur des colonnes de marbre noir, et sous cette coupole, en marbre blanc, la statue de Shakespeare : « Voilà, lui dit-il, le tribut de reconnaissance que je dois à l’homme qui a fait ma considération, ma fortune et mon talent. »

« L’Anglais est joueur, il joue des sommes effroyables. Il joue sans parler, il perd sans se plaindre, il use en un moment toutes les ressources de la vie ; rien n’est plus commun que de trouver un homme de trente ans devenu insensible à la richesse, à la table, aux femmes, à l’étude, même à la bienfaisance. L’ennui les saisit au milieu des délices, et les conduit dans la Tamise, à moins qu’ils ne préfèrent de prendre le bout d’un pistolet entre leurs dents, etc.

« Après cela, voyez combien un voyageur et un voyageur se ressemblent peu. Helvétius est revenu de Londres fou à lier des Anglais ; le Baron en est revenu bien désabusé. »

Il ne faut pas dissimuler que le Baron ne passa que fort peu de temps à Londres, et que c’est en 1765 qu’il y fut, époque où il était difficile à un Français de parler de l’Angleterre sans humeur.

Lettre d’un avocat à un de ses confrères, brochure petit format. L’auteur de cette brochure attaque la défense faite par M. le garde des sceaux, et sollicitée par l’ordre des avocats, de vendre des mémoires imprimés. Il commence par observer que l’usage de vendre les mémoires est le moyen le plus sûr d’exciter parmi nos jeunes orateurs une émulation qui leur manque, de mettre promptement chacun à sa véritable place, et de les forcer tous à une réforme dont leur style, leur logique et leurs principes ont également besoin. Il répond ensuite aux objections. « On craint, dit-on, le bruit, mais ce bruit est la seule arme qui reste à la faiblesse opprimée. Voudrait-on ôter à la douleur le cri que la nature lui a donné pour réveiller la pitié, sous prétexte qu’il importune une oreille sensible, et qu’il peut faire lâcher prise au tigre qui s’abreuve de mon sang ? Mais, ajoute-t-on, l’influence de l’opinion publique peut gêner la liberté de celle des juges. Non : les juges éclairés savent trop bien, s’ils veulent être justes, qu’ils n’ont rien à redouter de l’opinion, pas même une injustice passagère… « Il est tout simple, remarque encore l’auteur[7] de la Lettre avec le caractère de malignité qui lui est propre, il est tout simple que des magistrats qui ont souvent refusé d’envoyer au roi les motifs de leurs arrêts trouvent mauvais qu’on ose leur en demander compte dans un souper, qu’ils soient un peu embarrassés pour défendre devant de jolies femmes ou de jeunes militaires, aussi doux que braves, la sévérité de nos procédures et la cruauté de nos supplices. Comment ne regretteraient-ils pas le temps où les Parisiens n’exigeaient pas qu’ils fussent humains, pourvu qu’ils fussent jansénistes, et leur auraient volontiers laissé envoyer sur la roue tous les paysans de Champagne, pourvu qu’on administrât quelquefois les sacrements, la baïonnette au bout du fusil, et que les femmes de Messieurs ne vissent jamais jouer le rôle de Tartuffe sur le théâtre ?… Mon attachement pour les magistrats souffre de les voir exposés à ces plaisanteries et à ces reproches. »

Une autre objection en faveur de la défense de vendre des mémoires imprimés, c’est la crainte que les diffamations ne deviennent plus fréquentes et plus dangereuses. L’auteur nous paraît y avoir répondu de la manière du monde la plus simple et la plus juste. « Un homme honnête, dit-il, ne doit être ni audacieux, ni pusillanime ; il doit se dire : Je n’empêcherai jamais mon adverse partie de me calomnier, d’essayer de me rendre ridicule ; il suffit d’un mémoire bien court, et de le distribuer à quelques portes bien choisies. Quel est donc mon intérêt ? c’est que la diffamation et ma réponse aient également la plus grande publicité possible ; j’en serai plus sûr que l’une et l’autre auront frappé les mêmes regards… On croit le public méchant ; il n’est que malin ; chacun, par intérêt autant que par équité, plaint l’homme calomnié, méprise et hait le calomniateur, etc. »

— Quelques personnes ont assuré avoir vu, ces jours passés, une gravure représentant un gros fermier au milieu de sa basse-cour, entouré de poules, de coqs, de dindons, etc., avec ce petit dialogue au bas :


LE FERMIER.
Mes bons amis, je vous ai rassemblés tous pour savoir à quelle sauce vous voulez que je vous mange.
UN COQ, dressant sa crête.

Mais nous ne voulons pas qu’on nous mange.

LE FERMIER.

Vous vous écartez de la question.

Nous n’avons point vu cette gravure ; mais qu’elle ait jamais existé ou non, le bruit qui en a pu donner l’idée est entièrement tombé ; il n’est plus permis de douter aujourd’hui que l’intention du seigneur bienfaisant ne soit que ses notables délibèrent également et sur le fond et sur la forme des projets confiés à leur examen.

— On a donné, le mercredi 28 février, la première représentation de la reprise de Térée, tragédie en cinq actes de M. Lemierre, de l’Académie française. Cette pièce fut si mal accueillie en 1761[8], qu’elle n’avait point reparu depuis. L’auteur y a fait d’assez grands changements pour se flatter qu’elle pourrait mériter un sort plus favorable, et il ne s’est pas absolument trompé. Quelque tumultueux qu’ait été le parterre, la pièce a bravé l’orage et s’est soutenue jusqu’à la fin ; à la troisième représentation, elle a même paru triompher de la cabale ; on a demandé l’auteur à plusieurs reprises, et l’on a crié beaucoup plus fort encore : À bas l’abbé Aubert ! c’est le rédacteur des Petites Affiches, une feuille qui paraît tous les jours, et où l’on s’était permis de traiter l’auteur et la pièce avec une malignité tout à fait révoltante. Malgré le succès obtenu ce jour-là, il y a peu d’apparence que l’ouvrage puisse rester au théâtre, le fond de cette fable est trop odieux ; après avoir épuisé tout son talent à en adoucir l’atrocité, comment le poëte en trouvera-t-il encore assez pour produire l’effet que l’on doit naturellement attendre d’un pareil caractère, d’une situation si violente, d’une passion si effrénée ?

Tout l’art du poëte a été employé à suspendre jusqu’au dernier moment la connaissance du crime de Térée, mais ce n’est souvent que par des moyens forcés qu’il y réussit, comme à la fin du quatrième acte. Comment se figurer, en effet, que la reine a pu délivrer elle-même sa sœur, et ignorer encore le supplice que lui a fait subir la fureur de Térée ? Quelque violente et terrible que soit la situation des principaux personnages, il n’en est aucun auquel on s’intéresse ; à force de reculer des yeux du spectateur l’horreur et l’atrocité des forfaits de Térée, on en a pour ainsi dire éteint tout le mouvement et tout l’effet. Il est des sujets où le plus grand talent ne peut qu’échouer. La seule inquiétude que donne peut-être la représentation de cette tragédie est de savoir comment le poëte pourra se tirer enfin de l’extrême embarras où il a eu la témérité de s’engager ; cette inquiétude est plus pénible qu’elle n’est touchante, et ce ne sont pas là les émotions que l’on vient chercher au théâtre.


ÉPIGRAMME

DISTRIBUÉE AU FOYER DE LA COMÉDIE-FRANÇAISE,
APRÈS LA PREMIÈRE REPRÉSENTATION DE LA TRAGÉDIE DE Térée

Cet auteur s’était fait, par des pièces sans nombre,
CeUn patrimoine à nul autre pareil ;
CeMais il avait trop de biens au soleil#1,
Cet En voilà qu’il se fait à l’ombre.

Voyage en Syrie et en Égypte pendant les années 1783, 1784 et 1785, avec deux cartes géographiques et deux planches gravées, représentant les ruines du temple du Soleil à Balbek et celles de la ville de Palmyre dans le désert de Syrie. Deux volumes in-8o, avec cette épigraphe : J’ai pensé que le genre des voyages appartenait à l’histoire et non aux romans. Par C.-F. Volney, c’est-à-dire Chassebœuf-Volney, de Craon en Anjou.

Lorsque nous avons eu l’honneur de vous rendre compte des Lettres sur l’Égypte, de M. Savary, nous ne comptions guère avoir à vous annoncer sitôt, sur ces mêmes contrées, un ouvrage qui, à plusieurs égards, semble mériter la préférence. Ce nouveau voyage ne pouvait paraître dans des circonstances plus intéressantes ; l’espèce de crise où se trouve aujourd’hui l’empire ottoman attire l’attention de toute l’Europe sur les différentes parties qui composent encore le vaste et faible colosse de [9] cette antique puissance. C’est à l’âge de vingt-six ou vingt-sept ans que M. Volney, après avoir fait jusqu’alors d’excellentes études, s’est déterminé à employer l’argent dont une petite succession l’avait rendu maître à parcourir l’Égypte et la Syrie. Voici comment il expose lui-même les motifs de sa curiosité : « C’est en ces contrées que sont nées la plupart des opinions qui nous gouvernent ; c’est de là que sont sorties ces idées religieuses qui ont influé si puissamment sur notre morale publique et particulière, sur nos lois, sur tout notre état social. Il est donc intéressant de connaître les lieux où ces idées ont pris naissance, les usages, les mœurs dont elles se composent, l’esprit et le caractère des nations qui les ont consacrées. Il est intéressant d’examiner jusqu’à quel point cet esprit, ces mœurs, ces usages se sont conservés ou altérés ; de rechercher quelles ont pu être les influences du climat, celles du gouvernement, les causes des habitudes ; en un mot, de juger par l’état présent quel fut l’état des temps passés. » Telles sont les vues véritablement philosophiques qui ont conduit notre jeune voyageur, qui ont dirigé ses observations et présidé au compte qu’il en rend au public. Il partit de France à la fin de 1782, et, après un séjour de sept mois au Caire, trouvant trop d’obstacles à parcourir l’intérieur du pays sans en connaître la langue, et dans cette ville trop peu de secours pour l’apprendre, il résolut de passer en Syrie. Huit mois de résidence chez les Druses, dans un couvent arabe, lui rendirent cette langue familière, et il retira de cette étude les plus grands avantages. La partie de l’ouvrage de M. Volney qui concerne la Syrie offre un tableau absolument neuf ; ce qu’en ont dit autrefois quelques voyageurs a vieilli et ne saurait donner une juste idée ni de l’histoire naturelle, ni de la situation politique de ce pays, qui, pour avoir été le berceau de la religion que professe toute l’Europe, ne lui est pas moins resté presque inconnu depuis le temps des croisades.

L’ouvrage de M. Volney commence par l’Égypte. C’est moins l’histoire de son voyage, le récit de ce qu’il a vu, qu’une suite d’observations politiques et physiques sur l’état présent de ces contrées. La plupart des voyageurs ne se sont occupés que de recherches d’antiquités. Les premières observations de M. Volney portent sur le sol de l’Égypte, sur le fleuve qui a créé ces contrées, sur les causes de l’exhaussement du Delta ; sur les vents qui règnent dans ces pays, et particulièrement sur celui du désert, toujours si dangereux ; enfin sur l’air et le climat. En traitant ces différents objets, l’auteur s’est vu forcé de combattre quelquefois les opinions de M. Savary ; il ne pense pas, comme lui, par exemple, que l’état du Nil ait changé depuis Hérodote ; si ce fleuve a paru varier depuis l’an 1473 et passer subitement de 15 degrés à 22, c’est que les conquérants turcs ont changé par politique la dimension du nilomètre, de cette antique colonne placée par les rois de l’Égypte au milieu du Nil, et dont la division par 24 degrés, en marquant la hauteur des crues du fleuve, présageait à l’Égypte quel devait être, chaque année, le plus ou moins de fertilité de ses terres. Le kalife Omar s’étant aperçu que lorsque les eaux du Nil n’atteignaient pas le terme qui présageait l’abondance, chacun s’empressait de faire sa provision de blé pour l’année, et que cette précaution, toujours prise d’avance, troublait incontinent l’ordre public, il imagina, pour prévenir ces alarmes, d’altérer les degrés du nilomètre. Dès la plus haute antiquité, l’on faisait annoncer par des crieurs publics à quel point le fleuve s’était élevé. Toujours et partout trompé par des mots, le peuple s’en laissa imposer, mais cette altération n’a pu échapper aux historiens arabes ; ce n’est donc point le Nil qui a changé, c’est la colonne, ce sont ses dimensions. Au reste, le voile mystérieux dont les Turcs enveloppent cette opération, la façon dont, à l’exemple des anciens prêtres de Memphis, ils dérobent à la vue du public cette colonne, ce thermomètre de la fertilité de l’Égypte, a dû empêcher la plupart de nos voyageurs de pénétrer ce secret politique. Pocoke, qui obtint, en 1739, la permission d’examiner un monument si curieux, trouva l’échelle des degrés du nilomètre fort défectueuse et fort embrouillée ; mais une observation faite par ce voyageur sur les murs de l’ancienne ville de Djizé lui prouva, par la trace que laissait le Nil en se retirant, que cette année l’abondance extraordinaire dont avait joui l’Égypte se rapportait encore, comme au temps d’Hérodote, à la même hauteur du fleuve qu’avait indiquée cet historien, les eaux s’étant réellement élevées à vingt-quatre coudées. M. le baron de Tott a voulu vérifier aussi la prétendue diminution du Nil ; il essaya de séduire les gardiens du nilomètre, mais en vain donna-t-il et promit-il beaucoup de sequins aux crieurs pour en obtenir une suite des vraies hauteurs du Nil, leurs rapports contradictoires lui prouvèrent leur mauvaise foi ou leur ignorance. Au reste, il est difficile aux Francs de satisfaire actuellement leur curiosité sur tant d’objets si dignes de l’intéresser ; la superstition vient encore à l’appui de la répugnance naturelle que les Turcs lui opposent ; cette curiosité les inquiète, ils pensent que toutes ces recherches sont dirigées contre leur sûreté, et ce que leur fait craindre la puissance de Catherine II, joint à leurs vieux préjugés contre les Francs, augmente chaque jour leur défiance. M. Volney nous apprend que c’est un bruit généralement répandu dans l’Empire que les temps prédits sont arrivés, que la puissance et la religion des musulmans vont être détruites, et que le roi jaune va venir et établir un empire nouveau.

Ce que dit M. Volney sur les diverses races des habitants de l’Égypte nous a paru d’une grande sagacité. Cet écrivain pense avec raison qu’il n’est point de nations, lorsqu’elles ont éprouvé de grandes révolutions, qui aient conservé purs et sans mélange leurs habitants naturels et primitifs. Tel est le cas de l’Égypte. Enlevée depuis vingt-trois siècles aux premiers colons qui, des montagnes de l’Éthiopie, vinrent peu à peu peupler ces rivages que les eaux du Nil créèrent et agrandirent successivement, l’Égypte fut conquise tour à tour par les Assyriens, les Perses, les Macédoniens, les Grecs, les Arabes, enfin par cette race de Tartares connus sous le nom de Turcs-Ottomans. Il a dû résulter du mélange de tant de peuples divers une confusion qui a graduellement altéré les formes qui distinguaient les premiers habitants de l’Égypte. M. Volney croit cependant avoir retrouvé la trace de ces premiers habitants chez les Cophtes ; il les regarde avec raison comme les seuls descendants des anciens Égyptiens. En considérant le visage de beaucoup d’individus de cette race qui habite principalement l’intérieur de l’Égypte, il leur a trouvé un caractère particulier qui a fixé son attention. Les Cophtes ont tous un ton de peau jaunâtre et fumeux que n’ont pas les autres habitants de l’Égypte ; tous ont le visage bouffi, les yeux gonflés, le nez écrasé, la lèvre grosse, en un mot une vraie figure de mulâtre, et par cela même semblable à celles que devaient avoir les premiers habitants de l’Égypte descendus des hauteurs de l’Éthiopie. Le Sphinx, ce monument si antique, que le temps et les Turcs ont oublié de détruire, semble appuyer encore cette conjecture ; en voyant cette tête caractérisée nègre, M. Volney s’est rappelé ce passage si remarquable d’Hérodote : J’estime que les Cophtes sont une colonie d’Égyptiens, parce que, comme eux, ils ont la peau noire et les cheveux crépus. Le caractère de la physionomie est dans beaucoup de cas une sorte de témoignage infiniment propre à constater ou à éclaircir l’histoire de l’origine des peuples, c’est une espèce de tradition naturelle. Ne voit-on pas parmi nous, comme l’observe M. Volney, un laps de neuf cents ans n’avoir pu effacer la nuance qui distinguait les habitants des Gaules de ces hommes du Nord qui, sous Charles le Grand, vinrent occuper la plus riche de nos provinces ? Les voyageurs qui vont par mer de Normandie en Danemark parlent avec surprise de l’air de famille que conservent encore les habitants de ces deux contrées, malgré les distances des temps et des lieux. M. Volney confirme son opinion par une remarque qui ne nous paraît pas moins frappante que la citation d’Hérodote. La langue des Cophtes a cinq lettres de plus que celle dont on se sert actuellement en Égypte. Le dictionnaire de cette langue antique offre un grand nombre de mots qui, n’ayant aucune analogie avec le grec, l’arabe et le turc, sont comme les débris et les restes de l’ancienne langue égyptienne. Mais ce n’est que dans la liturgie cophte et dans le peu de livres qui leur restent que l’on peut trouver ces signes presque caractéristiques de l’antiquité du langage de ces descendants des premiers Égyptiens. Depuis plus de treize siècles, ce langage est tombé dans une désuétude qu’ont provoquée les conquérants en dédaignant l’idiome des vaincus, et en ordonnant, ainsi que le fit Oualed Ier, l’usage de l’arabe dans tout son empire. Telle est la cause qui a relégué la langue cophte dans des livres que leurs prêtres même ne lisent guère et cesseront bientôt d’entendre.

À la suite de ces observations, aussi justes qu’intéressantes, M. Volney nous donne un précis de l’histoire des mameluks, de cette milice d’esclaves qui, depuis plusieurs siècles, gouverne despotiquement l’Égypte. C’est la révolution opérée par DjenkisKan (que nous appelons Gengis-Kan) qui fut la cause première de l’introduction de cette singulière milice en Égypte. Cette grande calamité qui, après avoir dévasté presque toute l’Asie, désola une partie considérable de l’Europe vers l’an 1218, fut occasionnée par une insulte faite à des marchands qui étaient sous la protection de ce kan. Elle attira ses armes des bords de la mer Caspienne jusque dans la Russie et le Cuban. Les Tartares, las d’égorger, ramenèrent de ces contrées une foule de jeunes esclaves dont ils remplirent les marchés de l’Asie. Un chef de ces Turcomans qui, des bords de la mer Caspienne, était venu s’emparer de l’Égypte, menacé par les croisés, qui lui avaient imposé un tribut, de se voir enlever un pouvoir dont il avait cessé de se rendre digne, conçut le projet de former de cette foule d’esclaves une milice sur laquelle il pût compter. Il en fit acheter à bon marché jusqu’à douze mille ; ils étaient la plupart Tcherkâsses, Mingréliens et Abazans. Il les fit élever dans les exercices militaires, et en peu de temps il eut une légion des plus beaux et des meilleurs soldats de l’Asie. Mais bientôt cette milice étrangère, semblable aux gardes prétoriennes, fit la loi à son maître. En 1250, dans le même temps du désastre arrivé en Égypte à saint Louis, ces soldats tuèrent le dernier prince turcoman et lui substituèrent un de leurs chefs avec le titre de Sultan, en conservant celui de Mameluk, qui signifie un esclave militaire. Depuis ce temps, sans autre contrat, sans autre droit que l’intérêt du moment, au milieu d’une nation à laquelle ils sont continuellement étrangers, n’ayant jamais eu d’autre règle de conduite et de gouvernement que les habitudes d’une soldatesque effrénée et guerrière, les mameluks, malgré les efforts et la politique de la Porte, sont restés les maîtres de l’Égypte. Mais si l’établissement de cette milice est par lui-même singulier, la manière dont il s’est perpétué en Égypte n’est pas moins étonnante. Depuis 550 ans, nul mameluk n’a donné une lignée subsistante à la seconde génération ; tous leurs enfants périssent dans le premier et le second âge. C’est un grand problème que celui qu’offre à résoudre une observation si singulière et si constante. Pourquoi des hommes bien constitués, mariés à des femmes saines, n’ont-ils jamais pu naturaliser sur les bords du Nil un sang formé au pied du Caucase ? Ce phénomène ne tiendrait-il pas aux mêmes causes qui empêchent les plantes d’Europe de fertiliser et de propager leur espèce dans ces mêmes climats ? Quand un pays imprime un caractère particulier à tout ce qui lui appartient, il semble que le seul moyen d’y naturaliser les animaux et les plantes est de se ménager une affinité avec le climat en les alliant aux espèces indigènes, et c’est à quoi les mameluks se sont toujours refusés. Ces esclaves militaires n’ont jamais voulu et ne veulent encore épouser que des femmes nées comme eux sur les bords du Cuban et du Phase, et le moyen qui les perpétue et les multiplie en Égypte est, de nos jours, le même qui les y a établis.

L’histoire des mameluks est suivie de l’histoire d’Ali-Beck. Elle diffère en quelques points de celle que nous avait donnée M. Savary, qui pour l’embellir s’est permis d’adopter plusieurs contes romanesques sur l’origine et les principales actions de son héros. M. Volney n’accuse point l’auteur des Lettres sur l’Egypte d’avoir imaginé lui-même ces faits, mais il lui reproche de s’être approprié avec une confiance trop aveugle un ouvrage anonyme imprimé à Londres, en 1783, sous le titre de Précis de la révolte d’Ali-Beck. M. Volney était au Caire lorsque les papiers publics rendirent compte des Lettres sur l’Égypte, et il se rappelle que lorsque les négociants qui habitent cette échelle du Levant entendirent parler d’une Marie, femme d’Ali-Beck, d’un Grec Daoud, père de ce conquérant, d’une reconnaissance si semblable à celle de Joseph, tous se regardèrent avec étonnement et finirent par rire des contes que l’on nous fait en Europe. C’est de ces mêmes négociants et surtout d’un Vénitien nommé Rosetti, qui fut l’un des conseillers intimes d’Ali-Beck, le premier auteur de ses liaisons avec les Russes ainsi que de ses projets sur le commerce de l’Inde, que M. Volney annonce tenir tout ce qu’il dit de ce fameux chef des mameluks. Leurs témoignages réunis lui ont assuré qu’Ali-Beck naquit parmi les Abazans, l’un des peuples qui habitent le Caucase et dont les esclaves sont les plus recherchés ; que, transporté au Caire, il fut acheté par Isaac et Yousef, juifs douaniers qui en firent présent à Ibrahim Kiaya ; que c’est cet Ibrahim qui fit la fortune d’Ali et le plaça au rang des vingt-quatre Becks. La mort de son patron, arrivée en 1757, ouvrit une libre carrière à ses projets en le faisant succéder à son rang et à ses richesses. Le fond des événements que raconte ensuite M. Volney est, hors le merveilleux qu’il en éloigne toujours, à peu près le même que dans le récit de M. Savary. La seule différence qui mérite d’être observée, c’est que, selon M. Volney, c’est l’impatience d’Ali-Beck, stimulée par les prédictions de son Kiaya, qui ne lui permit pas d’attendre les secours que M. Rosetti lui avait fait promettre par les Russes, et ce ne sont pas les Russes qui, ainsi que l’avait dit M. Savary, lui manquèrent de parole. Des lettres du Caire, signées par ses amis, que son compétiteur avait gagnés, lui annonçaient que l’on y était las de sa domination. Sur-le-champ et sans attendre les Russes qui lui demandaient quelque temps pour rassembler le secours qu’ils lui avaient promis, Ali-Beck partit à la tête de huit cents mameluks qui l’avaient suivi en Syrie. Engagé dans les déserts qui séparent Gaza de l’Égypte, il rencontra un corps de mille mameluks d’élite qui l’attendaient ; ce corps était conduit par le jeune Beck Mourad qui, épris de la femme d’Ali-Beck, l’avait obtenue de Mohammad au cas où il lui livrerait la tête de son compétiteur. À peine Mourad eut-il aperçu la poussière qu’élevait l’approche des ennemis, que, fondant sur eux avec sa troupe, il les mit en désordre et, pour comble de bonheur, il rencontra dans la mêlée Ali-Beck, le blessa au front d’un coup de sabre, le prit et le conduisit à Mohammad. M. Volney convient, comme M. Savary, qu’il fut reçu par son vainqueur avec ce respect exagéré si familier aux Turcs, et cette sensibilité que sait si bien feindre leur perfidie, et qu’au bout de trois jours, ses blessures ou le poison terminèrent une destinée qui pendant quelque temps avait fixé l’attention de l’Europe et donné même à beaucoup de politiques l’espérance d’une grande révolution.

M. Volney veut bien qu’Ali-Beck ait été un homme extraordinaire, « mais on s’en fait, dit-il, une idée exagérée quand on le met dans la classe des grands hommes. Ce que racontent de lui les témoins dignes de foi prouve que s’il eut le germe des grandes qualités, le défaut de culture les empêcha de prendre ce développement qui en fait de grandes vertus. On a droit de lui reprocher trois grandes fautes : 1° cette imprudente passion de conquêtes qui épuisa sans fruit ses revenus et ses forces et lui fit négliger l’administration intérieure de son propre pays ; 2° le repos précoce auquel il se livra, ne faisant plus rien que par ses lieutenants, ce qui diminua parmi les mameluks le respect qu’on avait pour lui et enhardit les esprits à la révolte ; 3° enfin les richesses excessives qu’il entassa sur la tête de Mohammad, son favori, qui lui procurèrent le crédit dont il abusa. Cependant il faut admirer dans Ali-Beck une qualité qui le distingue de la foule des tyrans qui ont gouverné l’Égypte ; si les vices de son éducation l’empêchèrent de connaître la vraie gloire, il est du moins constant qu’il en eut le désir, et ce désir ne fut jamais celui des âmes vulgaires, »

Le précis des événements qui ont continué d’agiter l’Égypte depuis la mort d’Ali-Beck jusqu’à la fin de 1785 ne présente aucun fait vraiment intéressant. On peut conclure seulement de cet amas d’intrigues, de trahisons, de meurtres et d’horreurs que la possession du Caire n’assure pas à celui qui en est le maître celle de toute l’Égypte ; le parti vaincu se retire toujours avec succès au Saïd, dans la haute Égypte, et c’est de ces postes voisins des cataractes du Nil, où il est presque impossible de les forcer, que l’on voit presque toujours les vaincus, appuyés des Arabes, se rapprocher de la capitale de l’Égypte et en chasser à leur tour les vainqueurs. C’est ce que justifient les diverses révolutions arrivées sous les gouvernements d’Ibrahim-Kiaya, d’Ali-Beck, de Mohammad-Beck, et la résistance actuelle de Mourad-Beck et d’Ibrahim-Beck qui bravent de même aujourd’hui dans ces terribles retraites toutes les forces ottomanes commandées par le capitan-pacha.

Almanach de la Samaritaine[10], avec ses prédictions pour l’année 1787, à Messieurs les Parisiens. Au château de la Samaritaine. Un volume petit format.

Ce sont douze petites dissertations complètement frivoles sur ce qui se passe ordinairement à Paris, pendant chaque mois, soit au moral, soit au physique. Ces discours sont suivis de prédictions que l’auteur a pu hasarder sans se compromettre. Cette brochure est suivie de quelques jolis contes, de quelques traits de critique assez plaisants, mais le goût le moins sévère en aurait dû proscrire sans doute une foule de gentillesses qui n’ont ni sel ni gaieté, comme d’appeler le mois de mai un petit coquin et de dire que le mois qui le suit est un mois au bain-marie, etc. On a observé, pour justifier l’auteur, qu’il avait peut-être pensé que la Samaritaine ne devait pas avoir un meilleur ton, attendu que la compagnie qu’elle voit depuis longtemps est très-mêlée.



  1. Elles ont été publiées toutes deux dans le tome V (1820) des Mélanges de la Société des bibliophiles français, par M. S. Bérard, d’après le manuscrit autographe de Champcenetz appartenant au marquis de Châteaugiron. Cet autographe n’a pas figuré dans la vente de son cabinet (P. Jannet, 1852, in-8o).
  2. On ne se pardonnerait point de copier des imputations si odieuses si l’on n’avait pas le droit d’ajouter que toute la conduite de Mme de Louvois les a si bien démenties, qu’il est peu de femmes qui jouissent d’une plus grande considération et qui la méritent à plus de titres. (Meister.)
  3. Cette pièce avait d’abord été représentée sur le théâtre de la cour à Fontainebleau, le 13 novembre 1786. Voir tome XIV, p. 487.
  4. Le procédé de la virole brisée a été adopté, après quelques perfectionnements, par la Direction des Monnaies en 1831, et il est encore aujourd’hui en usage.
  5. Le pied-fort est une monnaie d’or ou d’argent, quadruple de la valeur réelle de la pièce qu’on émettait on en faisait hommage aux grands personnages de la province ou de la ville où la monnaie était frappée. À partir de la jeunesse de Louis XIV, ces sortes de jetons furent remplacés par des redevances. Le musée de l’Hôtel des Monnaies de Paris renferme quelques beaux exemplaires de divers pieds-forts.
  6. Diderot. Cette lettre, adressée à Mlle Volland, est du 6 octobre 1765.
  7. On a de fortes raisons pour croire que c’est M. le marquis de Condorcet. (Meister.)
  8. Voir tome IV, p. 412 et suivantes.
  9. Expression familière à l’auteur de Térée, lorsqu’il veut se distinguer des gens de lettres qui n’ont eu que des succès de société ; c’est ainsi qu’il disait de M. de Rulhière, son nouveau confrère : « Je le crois très-académique, assurément ; mais pour ce qui s’appelle des biens au soleil, vous conviendrez qu’il n’en a guère. » (Meister.)
  10. C’est, comme l’on sait, le nom d’une fontaine, sur le Pont-Neuf, où il y avait autrefois une horloge à carillon. (Meister.)